Au Chili, il y a eu bien sûr l’étincelle qui a enflammé le tout : une augmentation de 30 pesos du prix du passage (de 800 à 830 pesos), mais annoncée avec une telle suffisance et dans un contexte d’exaspération sociale diffus, qu’il n’en fallu pas plus aux jeunes du secondaire pour collectivement occuper le métro de Santiago et refuser de le payer en sautant allégrement par dessus ses tourniquets. Et il faut le noter, avec la sympathie bienveillante de larges secteurs de la population : écho des difficultés grandissantes des classes moyennes et populaires, exaspérées d’un côté par la hausse généralisée du coût de la vie ajoutée à des coupures dans l’éducation et la santé, et de l’autre par la croissance sans frein des inégalités. D’après les chiffres de la CEPAL, en 2017 les 50% des ménages les plus pauvres ont accédé a 2,1% de la richesse nette du Chili, tandis que le 1% plus riche est resté avec le 26,5% de la richesse.
La spirale de la répression
Et puis il y a la spirale de la répression policière qui démarre d’abord contre de très jeunes étudiants, poussant la population à descendre spontanément dans la rue et à se lancer dans les premiers concerts de casseroles résonnant à l’échelle du pays entier.
Et c’est devant ces réactions populaires massives et inattendues, que le président Pinera —montant en épingle des actes de vandalisme perpétrés dans le métro de Santiago et des supermarchés de la capitale— va jouer la carte du « défenseur de la loi et l’ordre », accentuant soudainement toutes les tensions existantes. Il déclare pour 15 jours l’État d’urgence pour la région métropolitaine de Santiago et plusieurs grandes villes du Chili. Il décrète ensuite, puis reconduit le couvre-feu entre 10 heures et 7 heures du matin à Santiago et d’autres villes du pays. Et surtout il va faire descendre, en soutien à la police, l’armée dans la rue, responsable désormais du maintien de l’ordre, le tout sous la gouverne du général Iturriaga del Campo, un homme réputé pour sa fermeté et sa fidélité à l’époque au régime du général Pinochet. Et déjà le bilan est lourd : alors qu’il y a plus de 10 000 militaires dans les rues, on compterait ce 22 octobre, 15 morts (dont 7 dans des incendies allumés dans des supermarché, et plusieurs tués par les forces de l’ordre) et l’on dénombrait déjà 2643 personnes arrêtées.
Un véritable bras de fer
Rien d’étonnant alors que tout de la situation semble dangereusement se tendre, d’autant que le président Piñera souffle le chaud et le froid, n’ayant pris que tardivement conscience de l’ampleur de la contestation à laquelle il doit maintenant faire face. Aussi après avoir d’abord justifié son cours répressif ("Le pays est en guerre contre un ennemi puissant et implacable qui ne respecte rien ni personne, et qui est disposé à user de violence sans aucune limite."), le voilà maintenant qui appelle à la négociation avec les principaux représentants des forces politiques (« Le Front ample » et « Le Parti communiste ayant refusé d’y participer » tant que persisteront l’État d’urgence et la présence de militaires dans les rues ). Mais sans que cela n’ait empêché les grands mouvements sociaux et syndicaux du Chili de paralyser avec succès tout le pays le 21 octobre, puis de lancer, au nom de la coordination « Unidad social » de nouveaux appels à la grève générale pour les 23 et 24 octobre. Et cela malgré l’État d’urgence, le couvre-feu et la présence de l’armée dans les rues.
Il se joue donc un véritable bras de fer dont, à l’heure actuelle, il est bien difficile de prédire le résultat.
Sauf que cette fois-ci, ce bras de fer prend des dimensions insoupçonnées, peut-être beaucoup plus redoutables qu’il n’y parait. Comme si, dans la mémoire du peuple chilien, se refractaient soudain 46 ans de vie sociale et politique et qu’on se retrouvait d’un seul coup en... 1973 face aux formidables aspirations de justice sociale de l’Unité populaire de Salvador Allende, étranglées dans le sang par le régime militaire du général Pinochet. À voir se ré-ouvrir toutes les blessures du passées, toutes les pesanteurs, mais aussi les indéracinables espoirs d’une histoire qui n’en finit pas de se rappeler à la mémoire des vivants d’aujourd’hui.
Le 22 octobre, Québec
Pierre Mouterde
Sociologue, spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine
Co-auteur (avec Patrick Guillaudat) de : Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), Paris, L’Harmattan, 1995
PS :
1) Les derniers compte-rendus qui peuvent nous parvenir du Chili, soit depuis les réseaux sociaux, soit depuis des sources indépendantes, tendent à valider la thèse d’une stratégie gouvernementale répressive extrêmement préoccupante : agressions violentes et répétées à l’encontre de manifestants pacifiques y compris avec des armes à feu, mais aussi participation –dûment vérifiées— de forces policières ou para-policières à des actes de vandalisme ou de pillages (incendies d’autobus, de banques, etc.). Faisant imaginer que non seulement le nombre de morts ou de blessés est sans doute beaucoup plus élevé que celui officiellement reconnu, mais aussi que s’est mise en place, du côté des forces de l’ordre, une stratégie de tension, visant à exacerber tous les enjeux et à légitimer des solutions politiques de type autoritaire et anti-démocratique.
2) Au Chili, le coût mensuel du transport en commun pour une personne (l’équivalent de 110$) correspond à 20% du salaire minimum (d’un montant de 554,10 dollars). Les pensions des vieillesse des personnes âgées (plus de la moitié des aînés disposent de ce seul revenu) correspondent au tiers du salaire minimum, c’est-à-dire à l’équivalent de 184 ,7 dollars canadiens... pendant que le loyer le plus bas d’un appartement de base qu’on peut trouver à Santiago correspond au montant du salaire minimum. Ces quelques données laissent bien voir ce qu’il en est des conditions d’existence matérielle d’une grande majorité de la population, et cela dans un pays dont tout le monde admirait, il n’y a pas si longtemps encore et à l’aune des paramètres néolibéraux, la soit-disante richesse et stabilité économique.
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