Tiré d’Orient XXI.
Auteur d’Une journée dans la vie d’Abed Salama, l’Américain Nathan Thrall a obtenu, le 13 mai 2024, le Prix Pulitzer — le plus prestigieux prix des États-Unis pour l’écriture, divisé entre littérature et journalisme. Dans le premier cas, il couronne la fiction, le récit historique, la poésie, etc. ; dans le second, l’investigation, l’analyse, l’éditorial, etc. Thrall l’a emporté dans la catégorie littéraire dite de la « non-fiction ». Son livre est d’une puissante humanité, volontairement écrit avec des mots simples, des phrases sans artifices, où perce une volonté de partager des émotions et de comprendre les faits qui les génèrent.
Étonnamment, aucun journal français n’a publié d’articles sur cet ouvrage, pourtant paru il y a plusieurs mois chez Gallimard, une maison d’édition dont on peut imaginer qu’elle dispose de quelques entrées dans la sphère des médias. Serait-ce parce que ce livre a pour thème l’occupation à laquelle sont soumis les Palestiniens depuis trois quarts de siècle ? Un thème jugé hier « dépassé », « usé », et depuis le 7 octobre 2023, sommé de s’effacer derrière les crimes commis par le Hamas ? Est-ce le cas de la traduction française de l’ouvrage de Thrall sorti moins de trois mois après ? Toujours est-il que ce livre remarquable — et remarqué aux États-Unis — est passé quasiment inaperçu en France.
Il décrit le drame vécu par la famille d’Abed Salama, qui fut un militant marxisant du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), une des composantes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le 16 février 2012, son fils de cinq ans, Milad, part en excursion avec sa classe. La famille habite Anata, un village-quartier de Jérusalem, divisé en deux par le « mur de protection » érigé par Israël pour encercler la Cisjordanie, renforcer sa « cantonisation » et séparer ses colons juifs de la population autochtone. À deux pas (moins d’un kilomètre et demi) s’est installée, en Territoire palestinien occupé, la colonie israélienne d’Anatot, un nom biblique. On ne voit pas immédiatement le rapport avec l’excursion. On va tristement découvrir que c’est essentiel.
« La Bible est notre mandat »
Le temps, ce jour-là, est exécrable. Pourtant, Milad, le fils d’Abed, est pour une fois enthousiaste à l’idée de faire autre chose que de s’asseoir sur le banc d’école. Il monte dans l’autobus, mais n’arrivera jamais à destination. Sur cette route cabossée de Cisjordanie, il pleut à verse. Sous l’orage, l’autobus est percuté par un camion conduit par un Palestinien. Renversé, il prend feu à l’avant. Deux personnages de cette tragédie vont alors se révéler héroïques. L’enseignante, Ula Joulani, se précipite au milieu des flammes et sauvera plusieurs enfants. Avant elle, Salem, un autre Palestinien habitant du coin, a été le premier à entrer dans le feu. Durant 34 minutes, personne d’autre ne s’approchera du bus en flammes : ni policier, ni soldat, ni pompier. Une adulte et six enfants, dont Milad Salama, vont périr. Parmi les rescapés, on comptera de grands brûlés, enfants inclus.
Le livre raconte ce drame qui n’est pas sans lien avec la situation géographique et politique du village-quartier d’Anata, la manière dont il impacte la famille d’Abed Salama et de sa femme Haïfa. Mais il raconte aussi les bouleversements de la vie dans le bourg palestinien et les courants politiques et culturels qui le traversent, ainsi que leurs conséquences dues à l’omniprésence des colons, des services spéciaux israéliens et des militaires, leur façon d’être, de penser, parfois surprenante. Qui sait, note Thrall, que Ben Gourion, juif complètement laïque et qui, comme on dit, mangeait du porc à Yom Kippour, déclarait aussi : « Je dis, au nom des Juifs, que la Bible est notre mandat » ? (1)
Thrall mélange ainsi le portrait des protagonistes, la famille Salama et ses proches, ses amis et ses voisins, leur vie de Palestiniens soumis aux méthodes utilisées par l’occupant israélien pour démanteler leur société, la scinder en groupes différents et si possible aux intérêts antagonistes, sinon hostiles. Ainsi en va-t-il des cartes d’identité à couleurs multiples destinées à octroyer aux uns et aux autres un statut différent qui augure lui-même d’une vie différente, selon que l’on dispose d’une carte jaune ou verte, ou autre. À 500 mètres près parfois, la différence de statut est telle qu’on ne sait plus à quelle règle on est soumis. Lorsqu’Israël construisit son « mur de protection », note Thrall, l’enclave qui incluait les quartiers d’Anata, Shuafat et Kufr Aqab passèrent d’un coup de l’autre côté de la barrière. Du jour au lendemain, 100 000 Palestiniens se virent privés des services fournis par la municipalité de Jérusalem : plus de pompiers, plus de police, plus d’ambulanciers. Seule l’armée y entrait.
Thrall met aussi en exergue le poids du passé, sans lequel on ne peut rien comprendre. La Nakba et le nettoyage ethnique, en 1948, de la ville de Haïfa, d’où les Salama sont issus, et d’autres événements moins connus, tels le massacre au Liban de 2 000 Palestiniens du camp de réfugiés de Tal Al-Zaatar, perpétré en août 1976 par les phalangistes chrétiens sous la protection… du président syrien Hafez Al-Assad. On est six ans avant Sabra et Chatila. Il rappelle aussi Oslo — l’accord devant permettre une « paix israélo-palestinienne » — dont nombre des militants palestiniens décrits par Thrall comprennent, avant leurs dirigeants, que, sous couvert de paix, les Israéliens n’entendent négocier que « la sécurité » et rien d’autre.
« Les routes stériles »
Pendant ce temps, l’occupation se renforce. Huda, femme médecin qui travaille pour l’UNRWA, l’organisme onusien de gestion des réfugiés palestiniens, voit son fils de seize ans, Hadi, arrêté. Il reconnaîtra avoir jeté des pierres sur des soldats. Lui et sa mère seront torturés. Finalement, l’avocat de l’armée proposera au médecin de réduire de moitié la peine de son fils, si elle renonce à porter plainte pour tortures. Huda acceptera… Une journée comme une autre sous occupation.
Thrall décrit également ces voies qui permettent aux colons de se déplacer sans risques. Dans son jargon, l’armée les appelle les « routes stériles », comprendre « non infectées » par les indigènes palestiniens. Certains les qualifieront de « routes de l’apartheid ». En effet, dans les années 1990, émergera tout autour un gigantesque système de « checkpoints, barrages routiers, déviations et, surtout, de clôtures et de murs ».
Lorsqu’en 2012, l’autobus des enfants est percuté par le camion, les accords d’Oslo sont déjà lointains. La Cisjordanie est devenue un labyrinthe faisant de la vie des Palestiniens un enfer quotidien. Le jour du drame, avec sa carte d’identité verte, Abed n’est pas autorisé à se rendre seul à l’hôpital de Ramallah, où on lui a dit que son fils a été transporté… Haya, une mère palestinienne avec deux enfants dans le bus, devra attendre deux heures aux check-points pour faire les 14 kilomètres lui permettant de se rendre à l’hôpital.
- Comment se fait-il que les pompiers palestiniens soient les premiers à être arrivés sur les lieux de l’accident, après avoir eux-mêmes été retenus à un check-point ? interroge Thrall.
Tout le monde savait avec quelle rapidité les forces israéliennes intervenaient sur un axe routier cisjordanien dès qu’un gamin se mettait à lancer des pierres. Pourtant, les soldats qui stationnaient au check-point, les troupes de la base militaire de Rama, les pompiers des colonies situées à proximité n’ont pris aucune initiative, laissant le bus brûler plus d’une demi-heure.
D’où ils étaient, ils n’ont pas pu ne pas voir les flammes. Mais cette route-là n’était pas stérile…
Notes
1- NDLR. Déclaration de Ben Gourion, le 7 janvier 1937, devant la Commission Peel, dont le nom formel est Commission royale pour la Palestine, mise en place en 1936 afin de proposer des modifications au mandat britannique en Palestine.
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