Pourquoi pensez-vous que cette lutte a atteint une telle ampleur en comparaison à d’anciennes luttes étudiantes ?
G. Vézina : Je crois que le contexte international permet d’expliquer pourquoi la lutte est si ample. Après la grande grève de 2005, le gouvernement est revenu à l’attaque en 2007. Ils ont mis en œuvre une augmentation de 100 dollars [93 CHF] chaque année sur cinq ans. La mobilisation s’est essoufflée et rien ne s’est passé. Le printemps arabe nous a inspirés en 2011.
G. Legault : Le mouvement Occupy aux Etats-Unis a, en outre, montré aux gens qu’il était possible de bouger et de contester. Il y a également des raisons spécifiques, propres au Québec. Je pense que l’une des principales différences cette année tient à l’ampleur de la CLASSE et à la place que l’ASSÉ a dans la lutte d’ensemble.
Nous avons mis sur pied une grande équipe de militant·e·s à l’échelle nationale, organisé les campus, jeté les bases d’un travail à la source et organisé des assemblées générales dans le but de préparer à la grève. Nombre d’entre nous ont tiré les leçons des erreurs et des échecs de 2007. Nous avons appris beaucoup de cela.
Lors des activités de préparation à la grève, beaucoup nous ont taquinés en disant que nous étions bien romantiques de penser que nous pourrions faire quelque chose d’aussi grand, ample, durable et dynamique que la grève étudiante de 2005, laquelle était la plus importante de toute l’histoire du Québec. Avec cette lutte, toutefois, je crois que nous avons vraiment dépassé tous les records historiques de l’activisme étudiant.
Comme la CLASSE est-elle organisée et comme diffère-t-elle des deux autres syndicats étudiants, la FEUQ [Fédération étudiante universitaire du Québec] et la FECQ [Fédération étudiante collégiale du Québec] ?
G. Legault : Je crois que la principale différence est la démocratie directe. Dans notre organisation, nous ne disons jamais aux gens ce qu’ils doivent faire, nous voulons que les gens nous disent ce que nous devons faire. Nous n’organisons pas l’ensemble d’un campus dans un seul syndicat. Nous organisons nos sections syndicales par faculté, de telle sorte que nous plongeons nos racines aussi profondément que possible, impliquant autant d’étudiant·e·s que possible.
Deux autres différences principales entre les organisations nationales tiennent certainement aux principes et aux actions, ASSÉ et la CLASSE s’affirment comme faisant partie d’un syndicalisme combatif. Ce principe central de notre organisation détermine les actions que nous entreprenons pour nous faire entendre.
Ce type de syndicalisme étudiant fait que nous construisons notre mouvement comme étant complètement indépendant des partis politiques. Une autre idée clé pour nous est que nous avons besoin d’un syndicat combatif fondé sur un rejet complet de la collaboration. Nous sommes également des féministes par principe. Ces principes ont structuré notre lutte. La CLASSE est véritablement un mouvement de base.
Je ne pourrais pas dire cela de la FEUQ ou de la FECQ. Ces deux fédérations tentent d’avoir un contrôle serré sur ce qui se passe. Avec la croissance de la CLASSE, toutefois, nous avons été à même d’exercer une influence importante sur les autres syndicats étudiants, les poussant à gauche et les insistant à prendre des positions plus combatives. Il s’agit là d’un réel changement comparé au passé.
Comment parvenez-vous à coordonner ce syndicalisme démocratique de base à travers tout le Québec ?
G. Legault : Nous avons un comité de grève de 12 à 20 personnes qui est élu. En plus de celui-ci, nous avons environ 55 militant·e·s qui participent à divers comités organisant différentes activités à travers le Québec. Ces militant·e·s sont très engagé·e·s, risquant leur emploi, prenant du temps sur leur vie familiale et affective. Ils/elles se déplacent à travers tout le Québec afin de faire en sorte de maintenir le dynamisme de la grève et pour aider les gens à organiser des actions.
La CLASSE a-t-elle vu son influence s’accroître et s’amplifier comme un résultat de cette grève ?
G. Legault : ASSÉ a augmenté en nombre de membres : nous avons passé d’environ 42’500 membres au début de la grève à actuellement 55’000. La CLASSE a crû d’environ 100’000 membres. Cette croissance est due au fait que la CLASSE est le fer de lance de la grève.
En fait, la CLASSE a débuté la grève. Beaucoup de gens se sont tournés vers nous en pensant : « Ok, ils sont en train de se battre. Ils mènent la grève, ils mènent la lutte, pourquoi ne les rejoindrai-je pas ? » Je crois que c’est à peu près cela qui est à l’origine de cette grande croissance de l’ASSÉ. Nous avons complètement pris la tête du mouvement.
Comment collaborez-vous avec les autres syndicats étudiants ?
G. Vézina : Au commencement de la lutte, il y avait de grandes tensions entre les différentes organisations. Les deux autres syndicats étaient intimidés par Charest et n’étaient pas très aimables avec la CLASSE et notre principe de syndicalisme combatif. Nous n’avons donc pas beaucoup collaboré.
Par contre, nous avons travaillé ensemble dans la préparation d’une série de manifestation contre les hausses des taxes. Nous avons ensuite formé un comité de négociation commun qui a décidé de rester ferme sur les points sur lesquels nous sommes parvenus à un accord, comme, par exemple, l’arrêt des hausses.
G. Legault : Nous avons bâti une solidarité sans précédent entre les syndicats étudiants. Celle-ci a été mise à l’épreuve par le gouvernement. Il a tenté d’exclure la CLASSE à trois reprises des négociations. Nous avons toutefois maintenu une forte unité jusqu’à aujourd’hui.
Les autres syndicats n’ont pas été absorbés par des négociations séparées. Nos différences restent toutefois fortes. Il y a une histoire avec les autres organisations nationales. Nous en avons fait l’expérience lors de la grève de 2005 lorsque les autres syndicats ont réalisé des accords séparés. Nous devons prendre en considération cela dans la façon dont nous envisageons et mettons en œuvre notre stratégie politique.
Une division traditionnelle dans le mouvement étudiant au Québec existe entre les campus anglophones et les campus francophone. Etes-vous parvenu à surmonter cette division ?
G. Legault : Nous avons réussi à la surmonter, et cela vraiment pour la première fois. Nous avons deux personnes de notre équipe nationale dont la priorité était d’aller à McGill et à Concordia, les deux principaux campus anglophones au Québec, afin de les organiser pour la grève. Cela a merveilleusement marché à Concordia, mais pas à McGill.
Il y a un grand écart culturel entre les syndicats des campus francophones et ceux des campus anglophones. Ils sont organisés d’une façon complètement différente. Ces campus ont de grands syndicats organisés à travers l’ensemble du campus. Dans la plupart des cas, la CLASSE est organisée faculté par faculté. Nous avons beaucoup travaillé pour mettre leurs facultés en grève afin qu’elles rejoignent la CLASSE ou participent à des actions.
Les campus anglophones ont des assemblées générales de l’ensemble du campus, et la plupart utilisent les Robert’s Rules [du titre d’un ouvrage rédigé à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis pour régler l’organisation des débats et des discussions d’assemblées de tout type ; cet ouvrage, révisé et republié à de nombreuses reprises, est toujours en usage en Amérique du Nord pour la réglementation des réunions] pour organiser leur fonctionnement.
Ce type d’assemblée n’est pas efficace pour organiser une grève, parce que seule une minorité du campus tend à y participer. Le problème est donc : comment faire en sorte que la grève fonctionne lorsque seule une minorité participant à l’assemblée la vote ?
C’est la raison pour laquelle des organisations plus petites implantées dans les facultés sont plus efficaces. Si vous avez, par exemple, une faculté comptant 2000 étudiant·e·s et que, disons, 1200 votent pour la grève, les grévistes seront plus à même de mobiliser et organiser des piquets de grève plus forts et plus importants.
D’un autre côté, si vous avez une assemblée générale d’un campus de 40’000 étudiant·e·s et que 5000 participent et votent la grève – ce qui est en soi assez impressionnant – il reste 35’000 personnes qui ne l’ont pas votée, qui ne pensent rien à son sujet et qui ne savent pas comment elle va être mise en œuvre.
Une autre différence tient sans doute au fait qu’historiquement les campus anglophones réunissaient des populations de milieux plus riches que les campus francophones. L’Université du Québec à Montréal a toujours été l’université des pauvres, le lieu où iraient les premières personnes de chaque famille faisant des études. Cela fait une véritable différence.
Cela a été une bataille d’essayer de surmonter ces différences. Nous sommes toutefois parvenus à ce qu’une solidarité sans précédent se manifeste entre les campus francophone et anglophone, et nous avons la volonté de poursuivre dans cette voie.
Quelle a été la relation entre la grève au Québec et les autres campus du Canada ?
G. Vézina : L’éducation est au Canada de la responsabilité de chaque province. Une décision prise dans une province n’a ainsi pas de grandes conséquences sur d’autres provinces. La solidarité est toutefois toujours la bienvenue. Nous faisons de notre mieux pour la cultiver. Cela ne fait cependant que commencer. Nous commençons à voir des appels pour des casseroles à travers de nombreuses villes du Canada.
La grève étudiante a-t-elle obtenu de la solidarité de la part du mouvement syndical ?
G. Legault : Nous avons obtenu un soutien massif. La plupart des syndicats ont voté des résolutions de soutien à notre lutte. Ils ont fait des dons importants. Des militant·e·s des syndicats viennent à chacune de nos manifestations. Nous avons même des syndicats qui financent les bus pour déplacer des personnes d’un endroit à un autre pour tenir des piquets de grève.
G. Vézina : De nombreux enseignant·e·s ainsi que d’autres travailleurs des services publics nous ont rejoints sur nos piquets. L’ensemble du secteur enseignant est en colère contre le gouvernement et véritablement opposé les hausses de taxes ainsi que contre la Loi 78. Ils participent vraiment à la lutte.
Quelle a été la réponse à l’appel émis par la CLASSE pour une grève sociale, une grève générale contre la politique gouvernementale ?
G. Vézina : Nous n’avons pas reçu beaucoup de réponses à cet appel parce que les syndicats traditionnels n’ont légalement pas le droit de mener des grèves politiques. S’ils le font, le gouvernement les réprimera et tentera de les détruire. Et les syndicats ont beaucoup à perdre : de l’argent, des bâtiments et bien d’autres choses. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas répondu à notre appel pour une grève sociale.
G. Legault : Pas pour l’instant, mais il y a des dynamiques qui peuvent changer cette situation. En 2010, en raison des attaques brutales de Charest contre les services publics, de nombreux syndicats ont pris formellement position en faveur d’une grève sociale. L’un des trois grands syndicats du Québec, la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN), a pris position en faveur d’une grève politique et sociale. Mais ils ne se sont pas engagés pour la réaliser.
L’idée d’une grève sociale est venue de certaines de nos sections syndicales. Mais une grève sociale doit être organisée de façon sérieuse. Nous devons l’élaborer, informer les gens et nous concentrer sur une préparation visant une participation massive.
Nous participons à la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics. Cette coalition va être un acteur majeur dans les discussions relatives à l’organisation d’une grève sociale. Elle peut être capable dans les prochains mois de construire un élan vers une véritable grève sociale contre le gouvernement Charest.
Comment percevez-vous la lutte au Québec par rapport aux luttes qui se déroulent dans le monde contre l’austérité ?
G. Legault : Je suis fier de dire que nous sommes l’un des mouvements majeurs en Amérique du Nord en ce moment. Nous n’avions jamais pensé qu’une telle chose puisse arriver ici. Les gens voient cependant ce qui se passe dans le monde, ce qui se passe au Moyen-Orient, ce qui se passe dans le mouvement Occupy. Toutes ces actions ouvrent les esprits de chacun·e en ce qui concerne les problèmes de nos économies, toute cette spéculation financière absurde ; et comment nous vivons dans un monde faux, avec des choses fausses et de faux débats. Dans ce système, notre avenir est pris dans un broyeur.
Nous pouvons nous considérer comme partie d’une même lutte mondiale, même si nous ne sommes pas touchés autant ici qu’ailleurs et que le combat n’est pas non plus à une même échelle. Il y a une révolution sociale en Grèce. Ici, nous sommes encore en train de taper sur des casseroles et des poêles. Nous envisageons cependant avec plaisir notre mobilisation actuelle comme le début de quelque chose qui pourrait en quelque sorte grandir.
Vers où la lutte se dirige-t-elle ?
G. Legault : A la suite des discussions que nous avons eues lors du Congrès, nous avons décidé de ne pas négocier séparément avec les administrations de chaque campus. Tout le monde était très déterminé à poursuivre la lutte.
Nous pourrions toutefois rencontrer des problèmes à recommencer la lutte en août. Le gouvernement fait le pari qu’il y aura une forte réaction contre nous à l’automne. Mais le gouvernement s’est aussi discrédité avec la répression qu’il a conduite, toutes les arrestations ainsi qu’avec sa stupide loi.
Ils dépensent en réalité bien plus d’argent en suspendant le semestre et avec toute cette activité sécuritaire qu’ils n’auraient gagné avec les hausses des taxes aux études. C’est complètement fou.
Nous devons donc continuer à nous organiser au cours de l’été. Il y a entre 200 000 et 300 000 personnes chaque nuit dans les rues à Montréal au cours de l’été en raison des festivals. C’est une immense opportunité pour nous de diffuser des informations, de distribuer notre journal et de gagner plus encore de personnes notre lutte. L’été sera chaud.
G. Vézina : Nous devons poursuivre la lutte pour arrêter les hausses. Nous devons gagner. Nous n’avons pas le choix. Si nous gagnons, les choses iront mieux dans l’ensemble du Canada et en Amérique du Nord. Si le mouvement étudiant québécois est défait, cela sera pire pour tout le monde. Nous n’avons pas d’autre choix que de vaincre. Dans ce processus, nous donnons naissance à une nouvelle gauche à même de se battre contre le gouvernement sur de nombreuses autres questions. (Traduction par le Cercle La brèche)
Cet entretien a été réalisé le 4 juin 2012 par Ashley Smith pour le site SocialistWorkers.org.