Édition du 17 décembre 2024

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Éducation

Printemps érable : la plus cool des révoltes

Le magazine français Les InRock publiait récemment un reportage sur le Printemps québécois et les mobilisations étudiantes. Nous reproduisons ici ce texte.

Gabriel Nadeau-Dubois, 21 ans, étudiant en histoire, star du mouvement étudiant québécois, a presque les mêmes lunettes de soleil que Ryan Gosling dans Drive. Il nous reçoit dans l’arrière-cour d’un café du quartier Latin de Montréal, et lorsque notre photographe l’emmène quelques instants dans la rue pour le photographier, l’un des porte-parole de la Classe (Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante) fait son petit effet. “Gabriel, Gabriel !” Des filles l’interpellent gentiment et se pincent de l’avoir vu – comme dans un teen movie. Quelques heures avant notre rencontre, une Montréalaise d’un âge respectable nous a confié : “Il est tellement hot.”

Celui que l’on surnomme GND essaie pourtant de ne pas tout prendre sur ses jeunes épaules : à notre rendez-vous – fixé avec son attaché de presse Ludvic, coiffé à la semi-iroquoise et fan de Sonic Youth (difficile de faire plus hype) -, il vient en compagnie de Camille Robert, jolie rousse aux yeux translucides. A la Classe, pas de hiérarchie, pas de personnification de la lutte et la parité surtout, nous dit-on. Dans toutes les interviews qu’il a données à la presse – un paquet depuis le 13 février, date du début du printemps érable -, l’ange Gabriel affirme qu’il ne poursuivra pas la politique. Pas de plan de carrière. En revanche, l’engagement, lui, semble durable. Une bonne partie du Québec se montre prête à poursuivre l’aventure, ou du moins à continuer à la dessiner, collectivement.

Un modèle de révolte cool et connecté

Au parc Emilie-Gamelin, où se retrouvent chaque soir les Montréalais mobilisés, on est certes de moins en moins nombreux, et les casseroles sur lesquelles on tape dur font un peu moins de bruit. Mais la colère reste profonde, s’enracine. Surtout, les kids qui ont lancé le mouvement impressionnent encore.

Cinq mois après le début des manifestations contre la hausse des frais de scolarité dans les universités (d’abord annoncée à 75% sur cinq ans puis à 82 % sur sept ans), de nombreux Québécois admirent toujours la jeunesse révoltée. Une jeunesse qui, au-delà du bordel joyeusement organisé qu’elle colle au gouvernement de l’ectoplasme libéral Jean Charest, semble construire à petits pas un modèle de révolte cool et connecté, idéal pour des sociétés occidentales au bord de la crise de nerfs.

“Personne ne croyait que les jeunes allaient se comporter comme ça”

C’est cela qui fascine surtout à Montréal, où l’on commence à prendre du recul sur les événements : la maîtrise et la coolitude avec lesquelles ces jeunes gens ont réussi à emmener un peuple derrière eux, réunissant près de 250 000 personnes le 22 mars 2012, la plus grosse manifestation de l’histoire du Québec. Francine Pelletier, documentariste et journaliste, la quarantaine, suit les mobilisations quasiment depuis le début.

“Personne ne pensait que ces jeunes allaient se comporter comme ça. On les croyait nonchalants, je-m’en-foutistes, dépolitisés. On pensait qu’ils étaient en train de sombrer, une manette de PlayStation à la main, et ils ont démontré tout le contraire. Et leurs leaders, quel calme, quelle intelligence ! Ils ont impressionné tout le monde.”

Depuis plusieurs semaines, Xavier Dolan, réalisateur de Laurence Anyways, qui a popularisé le carré rouge, symbole de la révolte, lors de son passage à Cannes, prend la parole dans les médias. Gabriel Nadeau-Dubois affirme aussi qu’il a reçu le soutien du chanteur d’Arcade Fire, Win Butler, croisé l’autre jour dans la rue. Bien sûr, les kids ont leurs détracteurs : sur le net, on les voit caricaturés en Jésus, Lénine ou Ben Laden ; dans la presse (les quotidiens La Presse et Le Journal de Montréal en tête), ils se font assaisonner à grands coups d’éditos vengeurs. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi ces jeunes s’opposent à des frais de scolarité certes en hausse, mais inférieurs à ce qui se pratique dans le reste du Canada.

“Modèle de société”, répondent les jeunes. Gabriel Nadeau-Dubois, derrière ses lunettes : “L’enjeu de cette révolte, c’est le transfert d’un modèle de société social-démocrate, à l’européenne, qui est le nôtre, même si on est en Amérique, vers un modèle de société anglo-saxon, libéral : on veut transformer une université humaniste en université de la performance. Ce qui s’est passé autour de l’éducation est caractéristique de ce qui arrive dans toutes les strates de la société. C’est pour ça que beaucoup de gens nous ont suivis. Pour une fois, au Québec, les antagonismes ne se sont pas centrés autour de la question nationale, mais sur un rapport droite/gauche.”

“Ça change des photos de chats sur le net”

Jérôme Lussier et Ianik Marcil, blogueurs, la trentaine, qui ne sont pas d’accord sur tout, trouvent pourtant là un terrain d’entente. Nous les avons retrouvés dans un café du centre de Montréal, non loin de la place des Arts, en pleine Francofolies. “Je crois que ce qui s’est passé va diviser profondément les Québécois. J’ai vu des familles se déchirer après des débats très virulents. Ces événements récents ont permis de repolitiser certaines franges de la société, pas forcément autour de thèmes récurrents comme l’indépendance”, explique Jérôme Lussier.

“C’est fou l’intérêt que les Québécois ont porté aux événements ! Certains de mes billets ont fait des scores dix fois supérieurs à d’habitude. J’ai vu des gens débattre sur Facebook des heures durant, de façon parfois très virulente”, explique Ianik Marcil, avant de reprendre avec un large sourire : “Ça change des photos de chats sur le net.”

S’ils ne sont pas des journalistes professionnels – Lussier a fait des études de droit, Marcil a reçu une formation d’économiste -, tous deux symbolisent, via leurs blogs, l’implication nouvelle de la société civile dans un débat jusqu’ici souvent confisqué par les médias traditionnels.

Le débat s’est largement déroulé sur le net, à la fois catalyseur et récepteur. Les manifestants ont à leur disposition une appli iPhone qui permet de connaître les lieux de mobilisation. Les autres réseaux sociaux ont été des armes redoutables. Et pour CUTV, la chaîne de télévision de l’université anglophone de Concordia diffusée sur le net, “The revolution will be televised”, contrairement à ce que chantait Gil Scott-Heron.

Les manifestations en direct

A sa tête, Laura Kneale, 28 ans, a été l’une des figures du printemps érable. Avec CUTV, elle a fourni aux étudiants montréalais ce qui avait fait défaut aux indignés ou au crew d’Occupy Wall Street : un canal de diffusion exclusif capable de rivaliser avec les grandes chaînes. CUTV a diffusé quasiment l’intégralité des manifestations, souvent en direct, via son site. Ses images ont été reprises par les chaînes classiques.

Tout un symbole pour Laura Kneale, qui nous reçoit dans les bureaux de CUTV, au quatrième étage d’un petit bâtiment de l’université : “Nous avons créé un média communautaire, c’est l’expression que l’on emploie ici, qui filme ce que les autres médias ne filment pas.” Grâce à une caméra elle-même devenue une vedette des manifestations, CUTV a pu témoigner des violences policières.

“Le printemps érable est une sorte de laboratoire des mobilisations à venir et je crois que CUTV a inventé une forme de mobilisation télévisuelle, explique la jeune femme. De plus en plus de gens nous rejoignent, pas forcément des personnes qui avaient prévu de travailler pour un média quelconque.”

A l’autre bout de la ville, l’Ecole de la montagne rouge a installé ses locaux rue Sanguinet, au coeur du quartier Latin. Cette “école” – un collectif d’étudiants en design graphique de l’UQAM, une autre grande université de la ville, francophone cette fois – a donné son identité graphique au printemps érable. Ses slogans attirent immédiatement l’oeil : “Mouvement historique, victoire historique”, “Le combat est l’avenir”. Grâce à la très situ Ecole de la montagne rouge, la lutte a du style, de la tenue. Les jeunes designers ont récemment été invités par l’un des groupes phare du Québec, les rappeurs de Loco Locass, à venir partager la scène des Francofolies.

Anarchopanda et bananarchiste

Le printemps érable a ses codes et pourrait bien être une valise à idées pour les révolutions à venir. On pense à cet “anarchopanda” qui sillonne les manifestations. Il s’agit d’un prof de philo qui se demandait comment aider ses étudiants : “J’étais sur eBay China – il ne faut pas que ce soit trop cher, une paie de prof, ce n’est pas si gros, surtout en période de grève. Je regardais les différents costumes d’animaux et je suis tombé sur ce panda. Je l’ai commandé le 1er mai, je l’ai reçu le 7, et le 8 j’étais avec dans les manifs”, nous explique-t-il dans un café de la rue Saint-Denis.

Depuis, l’anarchopanda fait des câlins aux étudiants et se tient à leurs côtés quand la brigade anti-émeute se montre un peu trop virulente. Le panda a plus de 15 000 fans sur Facebook et représente avec la “bananarchiste” l’un des symboles joyeux du printemps érable.

“Je les aime, mes étudiants. Si on m’avait dit qu’ils allaient faire collectivement quelque chose d’aussi créatif, avec des arguments aussi puissants, je ne sais pas si je l’aurais cru”, avoue le panda star en posant sa bière.

Pierre Siankowski

Les InRock (France)

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