Dans l’article ci-dessous, il met en relief les traits saillants du thème qu’il traite dans son ouvrage. François Chesnais donne une série de formations et de conférences publiques en Belgique ces 29 et 30 septembre (voir le programme complet : http://www.lcr-lagauche.be/cm/pdf/2011/dette_R_V.pdf).
Au printemps de 2010, les grandes banques européennes, au premier chef les banques françaises et allemandes ont convaincu l’Union européenne et la BCE, que le risque de défaut de paiement de la dette publique de la Grèce mettait leur bilan en danger. Elles ont demandé d’être mises à l’abri des conséquences de leur gestion. Les grandes banques européennes ont été fortement aidées à l’automne 2008 au moment où la faillite de la banque Lehman Brothers à New York a porté la crise financière à son paroxysme. Depuis leur sauvetage, elles n’ont pas épuré tous les actifs toxiques de leurs comptes. Elles ont pourtant continué à faire des placements à haut risque.
Chez certaines le moindre défaut de paiement signifierait la faillite. En mai 2010, un plan de sauvetage a été monté, avec un volet financier et un volet d’austérité budgétaire drastique et de privatisation accélérée : fortes baisses des dépenses sociales ; diminution de traitements des fonctionnaires et réduction de leur nombre ; nouvelles atteintes aux systèmes des retraites, que ceux-ci soient par capitalisation ou par répartition.
Les premiers pays, tels la Grèce et le Portugal, à les avoir appliquées ont été pris dans une spirale infernale dont les couches populaires et les jeunes sont les victimes immédiates. Elle concerne de mois en mois un nombre plus important de pays en Europe occidentale et méditerranéenne, après avoir ravagé les pays baltiques et balkaniques. C’est aux travailleurs, à la jeunesse et aux couches populaires les plus vulnérables qu’on impose le coût du sauvetage du système financier européen et partant du système mondial.
A-t-on besoin des banques dans leur forme actuelle ? Faut-il continuer à les sauver ?
L’injonction « d’honorer la dette » comme celle d’aider les banques repose sur l’idée que des sommes représentant le fruit d’une épargne patiemment amassée par un dur labeur, auraient été prêtées. « La plupart des économistes, écrit un spécialiste du crédit travaillant aux Etats-Unis, pensent que les banques sont de simples intermédiaires entre les déposants et les emprunteurs. Une autre façon d’exprimer cette croyance largement partagée est de dire que les banques collectent l’épargne et financent l’investissement. De là, il n’y a qu’un petit pas pour conclure qu’un montant donné d’épargne doit s’être constitué avant qu’un investissement puisse se faire » [1].
La réalité est toute autre. Les banques prêtent sans commune mesure avec le montant des dépôts et de la petite épargne qui leur est confiée. Elles n’ont jamais été de simples intermédiaires. Depuis leur transformation en groupes financiers diversifiés aux opérations transnationales, elles le sont moins que jamais. Les profits bancaires proviennent de leurs opérations de création de crédit. Leur source se trouve dans le flux de richesse (valeur et plus value) venant des activités de production. Le chemin emprunté différera selon l’emprunteur.
Dans le cas d’un Etat, il passe par l’impôt et le service des intérêts de la dette publique. Dans celui d’une entreprise, il s’agit d’une fraction du profit. Dans le cas de particuliers et de ménages, c’est une partie de leur salaire ou de leur retraite qui est absorbée par les intérêts qu’ils paient sur leurs crédits hypothécaires ou leurs cartes de crédit. Plus une banque prête, plus ses profits sont élevés. Au cours des deux dernières décennies, elles ont conçu les moyens qui ont semblé leur permettre de le faire. Les « innovations financières » ont donné naissance à un réseau très dense de transactions interbancaires.
C’est à partir de ces « innovations » que les banques ont pu actionner ce qui est nommé « l’effet de levier », c’est-à-dire un ratio de prêts à leurs capitaux propres et encaisses disponibles, dont la hauteur (jusqu’à plus de 30%) les met en permanence en situation de grande fragilité. Elles le savent, mais elles comptent sur les gouvernements pour leur assurer en toutes circonstances et quel qu’en soit le coût social un filet de sécurité et en cas extrême la socialisation de leurs pertes.
En janvier 2011, FMI estimait déjà que l’une des grandes incertitudes de la situation économique mondiale tenait à ce qu’en Europe « l’interaction entre les risques souverain et bancaire s’intensifie » [2]. Et de souligner pour ce qui est des banques européennes : « Certaines banques ont toujours un ratio d’effet de levier trop important, ont des capitaux propres insuffisants, compte tenu de l’incertitude sur la qualité de leurs actifs. Ces faibles niveaux de fonds propres rendent certaines banques allemandes, ainsi que les caisses d’épargne italiennes, portugaises et espagnoles en difficulté, vulnérables à de nouveaux chocs. » [4]
Le rôle des banques est de fournir du crédit commercial (l’escompte des effets commerciaux à très court terme) et des prêts à plus long terme aux entreprises pour leurs investissements. Ce rôle est indispensable au fonctionnement du capitalisme. Il le serait aussi pour toute forme d’organisation économique fondée sur des modalités décentralisées de propriété sociale des moyens de production supposant le recours à l’échange. Le bilan de trois décennies de libéralisation financière et de quatre années de crise pose, en tout état de cause, la question de l’utilité économique et sociale des banques dans leur forme actuelle.
Devenues des conglomérats financiers, les banques ont-elles droit au soutien des gouvernements et des contribuables chaque fois que leurs bilans sont menacés du fait de leurs propres décisions de gestion ? Beaucoup de gens commencent à en douter. Non pas détruire les banques, mais les saisir afin qu’elles puissent remplir les fonctions essentielles qui sont en principe les leurs, est la réponse que je donne avec d’autres dont Frédéric Lordon [5].
Vers une définition de l’illégitimité des dettes publiques
La notion de dette odieuse a été appliquée depuis les années 1980 à la dette des pays du Tiers-monde. Son application possible au cas de la dette de la Grèce a été discutée. Les dettes odieuses sont « celles qui ont été contractées contre les intérêts des populations d’un État, sans leur consentement et en toute connaissance de cause du côté des créanciers » [7]. Cette définition s’applique parfaitement à la dette spécifique qui pèse en France même sur des municipalités, des conseils régionaux et même certains hôpitaux, dont les élus ou les directeurs viennent de se constituer en association pour mener des actions judiciaires collectives contre les banques [8].
Ils ont été incités par celles-ci à acheter des « produits structurés », censés faciliter par leur rendement élevé le financement de projets d’investissement lourds dans un contexte de transfert de dépenses par l’Etat vers les régions. Ces titres financiers opaques, devenus des « actifs toxiques » avec la crise de l’automne 2008, grèvent les budgets. Le fait qu’ils aient été achetés, illustre bien entendu le fait que le fétichisme de l’argent n’est pas le propre des seuls traders, puisqu’il emporte le jugement des élus et des administrateurs locaux. Mais les banques savaient parfaitement les risques qu’elles leur faisaient prendre, le jeu de casino dans lequel elles les faisaient entrer. Le supplément d’endettement contracté par les municipalités du fait de l’achat de titres pourris, relève des « dettes odieuses ».
La notion plus large de dette illégitime me paraît correspondre de plus près à la dette des pays capitalistes avancés, notamment ceux d’Europe. C’est la position aussi des militants du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) [9]. Les facteurs qui sont mis en avant le plus fréquemment, concernent les conditions qui ont conduit un pays à accumuler une dette élevée et à se mettre dans les mains des marchés financiers.
Ici l’illégitimité trouve sa source dans trois mécanismes : des dépenses élevées ayant le caractère de cadeaux faits au capital ; un niveau bas de la fiscalité directe (impôts sur le revenu, le capital et le profit des entreprises) et sa très faible progressivité ; une évasion fiscale importante. On retrouve ces trois facteurs aussi bien dans le cas de la Grèce que de la France, de même bien entendu de tous les pays attaqués aujourd’hui par les fonds spéculatifs et les banques.
Mais l’illégitimité repose aussi sur la nature des opérations des « prêts » qu’il faut « honorer », pour lesquels il faut payer des intérêts élevés et assurer le remboursement. L’injonction de payer la dette repose, il faut le répéter, implicitement sur cette idée que des sommes, fruit d’une épargne patiemment amassée par un dur labeur, auraient été prêtées. Cela est peut-être le cas de l’épargne des ménages ou des fonds des systèmes de retraite par capitalisation.
Ce n’est pas celui des banques ou des Hedge Funds. Lorsque ceux-ci « prêtent aux Etats » en achetant les bons du Trésor mis en adjudication par les ministères des Finances, il s’agit de sommes fictives dont la mise à disposition repose sur le réseau de relations et de transactions interbancaires. Le transfert de richesse, celle qui naît du travail, a lieu dans l’autre sens.
L’audit de la dette publique et son annulation
Le CADTM défend depuis toujours la nécessité de l’audit de la dette comme étape vers son annulation. L’audit a pour but d’identifier les facteurs qui permettent de caractériser la dette comme illégitime, ainsi que ceux qui justifient ou même qui exigent néanmoins le remboursement d’une fraction de la dette à certains créanciers.
Il y a un seul pays où un comité national a été créé permettant à des comités locaux de se former : il s’agit de la Grèce où s’est mis en place le Comité grec contre la dette. Voici comment il définit ses objectifs [10] : « Le premier objectif d’un audit est de clarifier le passé (…).Un audit de la dette publique n’a rien à voir avec sa caricature qui le réduit à une simple vérification de chiffres faite par des comptables routiniers. (…) Ce besoin permanent de transparence dans les affaires publiques acquiert à l’époque du néolibéralisme le plus sauvage et de la corruption débridée – sans précédent dans l’histoire mondiale – une énorme importance supplémentaire. Il se transforme en un besoin social et politique tout à fait vital.
L’audit de la dette publique acquiert une dynamique socialement salutaire et politiquement presque subversive. (Son) utilité d’un audit ne peut pas se résumer uniquement à la défense de la transparence et de la démocratisation de la société. Elle va beaucoup plus loin, puisqu’elle ouvre la voie à des processus qui pourraient s’avérer extrêmement dangereux pour le pouvoir établi et potentiellement libérateur pour l’écrasante majorité des citoyens !
En effet, en exigeant d’ouvrir et d’auditer les livres de la dette publique, et encore mieux en ouvrant et en auditant ces livres, le mouvement de l’audit citoyen ose « l’impensable » : il pénètre dans la zone interdite, dans le saint des saints du système capitaliste, là où, par définition, n’est toléré aucun intrus ! »
Ainsi comprise, la revendication de l’audit de la dette et surtout son début de mise en œuvre par la création de comités, en tant qu’instances populaires où les preuves de l’illégitimité seraient réunies et débattues, constitueraient un formidable outil de « re-démocratisation » [11].
L’annulation des dettes publiques ne peut évidemment pas être une mesure isolée. Ici, on portera d’abord l’accent, très brièvement, sur deux aspects. Le premier est l’appropriation sociale des banques et leur reconfiguration de façon à restaurer leurs fonctions essentielles de création des formes déterminées et limitées de crédit et à les mettre au seul service de l’économie.
Le second est la reconfiguration de la fiscalité, qui doit cesser de peser lourdement sur les salariés et les couches populaires. Tout aussi important est l’utilisation qui est faite de l’impôt, qu’il soit perçu nationalement ou localement. Le contrôle démocratique de l’usage de l’impôt est devenu purement formel.
En France mais aussi dans toute l’Europe, les salariés sont confrontés aux questions cruciales de l’emploi et de la précarité. Leur solution passe par le contrôle social de l’investissement. Il ne peut pas continuer à dépendre des stratégies de maximisation des profits des grandes entreprises. La satisfaction de besoins sociaux pressants a pour contexte la crise écologique dans toutes ses dimensions. Il est indispensable qu’elle repose sur de profondes transformations dans les modes techniques de production dans l’industrie comme dans l’agriculture.
Le financement en serait assuré par l’impôt et le crédit bancaire contrôlé. La « sobriété énergétique » et la dé-marchandisation en seraient les compléments. La libéralisation des échanges, dont le coût écologique est immense, est un socle du capitalisme financiarisé. Le contrôle social de l’investissement permettrait la relocalisation de nombreuses activités et un raccourcissement des chaînes de d’approvisionnement, de production et de commercialisation. L’annulation des dettes dans les pays où les peuples se mobiliseraient pour l’imposer, créerait ainsi les conditions d’une vraie « sortie de crise ».
L’un des grands arguments des partisans de la sortie de l’euro, est que ceux qui misent sur un mouvement social européen poursuivent une chimère. L’enjeu est de saisir l’occasion pour le faire naître. La solution progressiste n’est pas la sortie de l’euro. Elle est d’aider à la convergence des luttes sociales et politiques menées aujourd’hui de façon dispersée vers un objectif de contrôle social démocratique commun de leurs moyens de production et d’échange, donc aussi de l’euro. « Saisir les banques » ! Oui, dans tous les pays où le mouvement social en aura la force ; oui en incluant la BCE dans leur nombre.
La campagne pour l’annulation des dettes publiques européennes doit s’accompagner, bien entendu, de l’annulation de la dette de pays du Sud détenue par les banques et les fonds de placement européens. Pour les peuples des pays européens cette campagne est un passage obligé et aussi un tremplin. Passage obligé, parce qu’aucune politique tant soit peu progressiste au plan social comme au plan écologique ne peut être menée ni aucun grand investissement fait tant que la saignée du service des intérêts continue.
Tremplin, parce que toute victoire arrachée sur ce terrain constituerait un véritable séisme pour le capitalisme mondial. L’annulation des dettes modifierait profondément les rapports de force politiques entre le travail et le capital. Elle libérerait les esprits sur « l’ampleur du possible ». Lorsqu’une occasion comme celle-ci se présente, ne faut-il pas s’en saisir.
Notes
[1] Robert Guttmann, How Credit-Money Shapes the Economy, M.E. Sharpe, Armonk, New York, 1994, page 33.
[2] FMI, Rapport sur la stabilité financière dans le monde, Note intérimaire, Actualité des marchés, janvier 2011. (www.imf.org/external/french/...)
[3] FMI, Global Financial Stability Report, avril 2011, chapitre 1, tableau 1.1.
[4] Propos de José Vinals cités par Martine Orange, Mediapart, 15 avril 2011.
[5] Frédéric Lordon, « Pas détruire les banques, les saisir ! », La pompe à Phynance, blog.mondediplo.net/2010-12-02.
[6] http://www.cadtm.org/Dette-odieuse/
[7] Voir Global Economic Growth Report, Toronto, July, 2003.
[8] “Prêts toxiques : les élus s’allient pour attaquer les banques”, Le Monde, 9 mars 2011.
[9] Voir Eric Toussaint, « Face à la dette du Nord, quelques pistes alternatives », http://www.cadtm.org/Face-a-la-dett...
[10] Yorgos Mitralias, « Menons l’enquête sur la Dette ! L’appétit vient en auditant : le combat pour les audits vu de Grèce » 12 avril 2010, ESSF (article 21770). L’auteur est le principal animateur du Comité grec contre la dette.
[11] Par opposition à la dé-démocratisation née du néolibéralisme, Voir Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, trad. de Christine Vivier, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, ainsi que Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009, pages 457-468.