Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 9 novembre 2021
Pour la première fois dans l’Histoire de l’Humanité, dans beaucoup de pays mais pas dans tous, étaient placées en priorité la prévention et la santé des êtres humains, avant l’activité économique, tout en cherchant à préserver la satisfaction des « besoins essentiels ». Ainsi, nous étions confrontés à un fait social total qui touchait tout le monde et tous les secteurs de l’activité humaine. La planète risquait de sombrer dans deux trous noirs à la fois : celui de la pandémie qu’on ne sait pas, au début et pendant plusieurs mois, réellement traiter (absence de médicament efficace et de vaccin) en dehors des mesures de prévention drastiques mais qui ralentissent toute activité ; et le trou noir de la crise économique qui touche à la fois l’offre et la demande, et un grand nombre de secteurs. La croissance française par exemple a chuté de 13,6% au deuxième trimestre 2020 après une baisse de 5,9% au premier trimestre.
Progressivement, les citoyen·nes pris·es dans leurs rôles différents de parent·es, producteur·trices, intellectuel·les, militant·es etc. ont appris à vivre dans les contraintes et ont fait des apprentissages. Beaucoup d’entre eux ont été douloureux, chômage, appauvrissement, famine dans une grande partie du monde et difficultés de satisfaire les besoins premiers pour certains groupes sociaux, crainte pour son entreprise et son devenir, enfermement dans de petits appartements, violences sexuelles et sexistes exacerbées, isolement, difficultés pour suivre des études, privation de pratiques culturelles essentielles etc.
Ont été brutalement révélés (comme pour une photo avant le numérique) :
– L’insuffisance des investissements publics et des services publics, le sous-équipement et le sous-effectif des hôpitaux en France par exemple et la gestion catastrophique des établissements pour personnes âgées et dépendantes.
– En même temps nous saluions tous les soirs à nos fenêtres par des applaudissements l’extrême mobilisation de l’ensemble du personnel médical, de tous niveaux, malgré le mépris avec lequel elles et ils sont traité·es depuis des années alors que régulièrement le recours à des manifestations, à des grèves, à des alertes sur la pénurie de personnel liée au niveau des salaires et aux conditions de travail, indiquent leur malaise et les risques sanitaires pris. L’après crise nous montre que la leçon n’est pas entendue.
– La grande dépendance du marché mondial et des chaînes de valeurs éparpillées pour une recherche de profitabilité toujours plus importante, le manque de matériel médical, les concurrences dans l’accès à certains produits (curare, masques). Cette observation de dépendance se poursuit dans la reprise.
– Les grandes inégalités de niveau et de conditions de vie :
– L’inégale exposition au danger de la contamination au détriment de celles et ceux qui ne pouvaient télétravailler et étaient obligé·es de prendre les transports en commun et souvent les plus mal payé·es et les plus précaires.
– La visibilisation de la place des femmes dans les professions du « care », dans les travaux indispensables mais les plus précaires et mal payés.
– La visibilisation des discriminations et du racisme généralisés dans les pays multiethniques par les assignations aux travaux essentiels et précarisés, par le nombre de victimes du COVID au Brésil et aux Etats-Unis par exemple où 90% des victimes sont pour 60% afro-américaines et pour 30% latino-américaines.
Ce fut une période d’explosion des inégalités de classes, genre et générations1. Et la pauvreté, en France par exemple, malgré les mesures prises, s’enkyste.
Des apprentissages semblant plus positifs ont eu lieu aussi tant au niveau de la gestion politique de la crise que des pratiques de solidarité, d’attention à l’autre, mises en œuvre par les citoyen·nes.
Mais si on regarde de plus près, beaucoup d’apprentissages ont accéléré des évolutions qui étaient à l’œuvre avant la crise : développement du numérique appliqué partout, prise en compte de l’écologie et questionnements politiques sur l’organisation de la vie économique et sociale mondiales par exemple.
Si cette situation de crise a révélé ou éclairé les faiblesses et l’injustice de notre système social et économique et ce, partout, puisque mondialisé, est-ce que ces prises de conscience vont permettre de faire mieux après la crise ? Les réflexions que la crise a engendrées, les mesures expérimentées, peuvent-elles aider à dessiner des possibles dans les enjeux colossaux auxquels nous sommes confronté·es pour la survie de l’humanité tant dans sa dimension matérielle que relationnelle ?
J’ai tenté dans ma communication2 d’apporter des éléments de réponse : d’abord l’étude des aspects de la vie des gens et ses changements durables ; ensuite j’ai étudié le rôle de l’Europe dans la crise et la nécessaire reconstruction d’une Europe solidaire et proposant un autre modèle ; enfin j’ai réfléchi aux conditions du changement liant l’évolution du capitalisme, la démocratie et les rapports sociaux et les relations internationales et ce dans l’urgence des urgences, celle de la transition écologique.
Ici je ne reprends pas tout et j’apporte davantage de questionnements que de réponses.
D’abord de la vie des gens pendant les confinements, je retiendrai l’usage des nouvelles technologies sans aborder dans ce résumé le télétravail qui est une question mieux connue par ailleurs, ensuite je tenterai de donner la dimension des évolutions nécessaires pour l’UE et des enjeux majeurs pour elle dans la donne internationale.
I – Comment communiquer, comment travailler, comment faire société, si on ne peut plus se déplacer ou se rencontrer ? Les confinements imposés ont activé les réponses rendues possibles par l’existence des technologies de la communication, la numérisation et l’intelligence artificielle.
Même les plus rétif·ves ont réalisé des achats de matériel et des apprentissages rapides. Les besoins relationnels, affectifs ont poussé les individu·es et les familles à s’organiser autour de la tablette, de l’ordinateur et ou du téléphone pour des apéritifs à distance et des échanges avec les petits enfants. Tant mieux qu’à ce moment difficile et anxiogène, le progrès technologique nous ait permis de « sauver » nos liens. Mais quelques leçons plus négatives sont à tirer de la période.
– Une partie des plus agé·es et des territoires ont été exclus de cette possibilité, ce qui a été particulièrement observé lorsqu’il a fallu passer par l’ordinateur pour avoir des rendez-vous vaccinaux.
– L’éloignement et la communication par écran sur de longs mois ont révélé le besoin taraudant de vrais contacts en présentiel non seulement pour les artistes qui avaient besoin de leur public mais pour tout le monde. Nous étions sevré·es de ces moments d’échanges que sont les partages de repas, de cette nécessité de se voir « en vrai », de sentir la présence de l’autre, de saisir les signaux infra détectables de la communication humaine, de ressentir les vibrations de l’existence de l’autre, de tout ce qui fait que nos échanges dépassent de loin en épaisseur, sens et sensations les seuls mots ou raisonnements échangés.
La leçon est qu’il faudrait définitivement comprendre que nous sommes avant tout des êtres sociaux et prendre soin de la vie ensemble.
De cette période d’usage massif de ces moyens miraculeux de communication mais qui ont un coût brut pour l’environnement très élevé (l’empreinte carbone d’un courriel stocké sur un serveur est infiniment plus lourde que celle d’une feuille de papier), je soulignerai une problématique :
– celle de nos addictions à certaines informations ou stimuli audiovisuels et la place qu’elles tiennent dans l’activité de notre cerveau : Les progrès scientifiques et technologiques, les progrès sociaux et l’allongement de la durée de vie ont libéré un temps très important d’utilisation de notre cerveau. Qu’en faisons-nous ? Questionne le sociologue Gérard Bronner3. Le mettons-nous au profit, de la nécessité de surmonter le « destin évolutionnaire de l’humanité », à savoir sa disparition ou celle de la civilisation qu’elle a créée, celle de l’anthropocène destructeur ? La libération du temps de notre cerveau qui peut ouvrir à la créativité artistique et scientifique, à la contemplation intellectuelle, à une disponibilité nécessaire aux processus de prises de décisions démocratiques, est la condition du progrès humain. Le problème est que ce temps est en partie volé, « siphonné » par les écrans. La concurrence sur le marché cognitif surdéveloppé par internet permet de dévoiler certaines de nos aspirations profondes et les effets délétères de la concurrence entre croyances et pensée méthodique, souligne le sociologue. Les premières, les croyances, sont favorisées. Par ailleurs des études sur les vidéos et films vus, sur les sites fréquentés, montrent aussi que trois domaines sont particulièrement cherchés : la pornographie (un tiers des vidéos regardées chaque jour dans le monde), le danger et le conflit. Le sexe est massivement vu et vécu à partir de vidéos la plupart extrêmement violentes vis-à-vis des femmes. Les produits de la peur, les alertes, nous attirent particulièrement, et nous l’avons vécu avec la pandémie en particulier à propos de la vaccination ; ces réactions n’ayant rien à voir avec le traitement rationnel des risques. De plus notre goût pour les situations agonistiques entretient la colère, un bon support émotionnel pour générer de l’indignation qui est parfois utile mais parfois et même souvent aussi la base de comportements agressifs, d’insultes voire d’appels au meurtre. Peur et colère entretenues, sans recul et sans analyses créent un sentiment de rage et de vivre dans un monde épouvantable. Ceci va entrainer la construction de « récits pour rendre compte de ce sentiment », complotisme, attribution des maux de l’humanité à une catégorie de la population, obsession sécuritaire, nostalgie du passé, légitimation de l’autoritarisme. Les conséquences sont connues. Cette embolisation de nos cerveaux laisse la voie libre aux manipulations politiques.
II – Au début de la crise, l’Union Européenne à peine sortie de la crise du Brexit a été particulièrement absente et a fait montre de désordre et de grandes différences dans les décisions prises, dans les politiques mises en place et les représentations de l’épidémie elle-même.
La question en ce printemps 2020 était : quel sera le comportement et le rôle de l’Europe divisée dans ce nouveau monde alors que l’obligation d’humanité avait eu raison dans beaucoup de pays des dogmes libéraux ? Retour de l’Etat providence, remise en question de la marchandisation du monde et reconnaissance de l’importance des services publics, explosion du dogme de l’équilibre budgétaire et des politiques récessionnistes. Ces bouleversements et remises en question sous la pression du danger et du défi sanitaires ont diffusé de façon inattendue dans les rouages européens, Banque Centrale Européenne comprise.
Je ne reviens pas sur le plan de relance dont vous avez suivi l’élaboration et le début de son application ni sur le bras de fer que jouent certains pays qui remettent en question l’Etat de droit et qui mettent en danger l’Europe.
Ces ruptures avec le dogme néo-libéral, ce plan de relance novateur vont-ils faire école durable ? Ces nouveaux horizons de politique économique et sociale vont-ils persister ? Vont-ils être partagés par suffisamment de pays pour ressouder l’Europe ? La solidarité en Europe devrait améliorer le sort des populations durement touchées par la crise et renforcer l’économie de chaque pays. Sera-t-elle suffisante pour éloigner les tentations totalitaires et fascisantes et ainsi permettre, si les forces citoyennes sont suffisamment mobilisées, la construction d’une Europe sociale, démocratique et émancipatrice ?
Sont à retenir les difficultés d’approvisionnement en vaccins produits par l’industrie pharmaceutique largement aidée pour la recherche par des fonds publics mais s’appropriant les brevets et les profits énormes générés par la crise. Cela montre la nécessité de construire une politique commune de prévention étayée sur des progrès dans la gestion et la qualité des systèmes de santé nationaux. La santé publique ne peut être que collective et elle fait partie des biens communs à préserver hors de la logique du marché et de la concurrence.
Il s’agit par exemple dans cette crise de mettre l’industrie pharmaceutique sous contrôle social et d’organiser un système mondial de vaccination public, universel et gratuit. L’universalisme des droits humains n’est pas une religion ou une idée imposée par les dominant·es, c’est la réalisation concrète de l’égalité pour chacun·e et pour tous·tes.
L’échec du respect des droits humains est patent, même en Europe, mais faut-il les abandonner pour autant alors que les replis identitaires manipulés par des oppresseurs constituent une menace pour la paix et le terreau de violences destructrices ? Dans un sondage récent4, la définition de l’UE qui recueille le plus d’opinions favorables est celle d’une Union « phare de la démocratie et des droits humains, qui fait de l’Etat de droit et du respect des règles démocratiques sa priorité ». Voilà qui peut rendre optimiste !
L’Union européenne peut-elle avoir la volonté, donc l’unité, et le poids nécessaire dans le monde pour transformer cette mondialisation, réduire le productivisme, imposer des priorités dans les domaines de l’écologie et de la justice sociale et faire contrepoids aux deux pays dominants qui structurent de fait la politique mondiale et les échanges ?
Les débats sur les institutions de l’Union européenne ne manquent pas. Ils portent tant sur la complexité du système institutionnel qu’il est difficile de faire appréhender par les citoyen·nes, que sur son efficacité ou encore son caractère démocratique. Ni une fédération, ni un seul pays, ni seulement accord de libre-échange ou « marché commun », l’Union européenne défie les règles connues et pratiquées jusqu’alors pour l’efficacité et la puissance. Ainsi le consensus et les décisions sont difficiles à engendrer. L’UE est certes une utopie concrète mais qui, hélas, a constitutionnalisé le néo-libéralisme.
Bien avant la pandémie, l’Union européenne traversait une crise de défiance, mesurée par les sondages, par l’abstention aux élections du Parlement européen et surtout par la montée des partis europhobes lors des scrutins nationaux. Bien qu’une majorité de citoyen·nes se disent toujours favorables à l’Union européenne, son fonctionnement actuel ne satisfait pas nombre d’entre elles·eux.
Michael Walzer, philosophe politique, propose « un nouveau constitutionnalisme économique » capable de délimiter les biens communs (santé, éducation, environnement, justice sociale) qui doivent être exclus de la sphère marchande. Michel Aglietta déclare : « La vraie richesse des nations est leur capital public ». Thomas Piketty5 met en garde sur les dynamiques socio-inégalitaires qui ouvrent l’espace des conflits identitaires.
Mais la question est alors : Faut-il en finir (ou peut-on en finir) avec le système capitaliste ? ou faut-il essayer de le transformer en rompant avec l’idéologie néo-libérale sans forcément remettre en question la liberté d’entreprendre et le marché ? et dans les deux cas pour quel projet concret et avec quelles forces sociales ?
Le capitalisme est malléable, il chemine avec et nourrit différents systèmes politiques, comme il s’est déployé sur le patriarcat tout en transformant certaines de ses caractéristiques. Est-ce que sa dynamique d’exploitation et de creusement des inégalités pourrait être limitée. On voit à l’œuvre des changements importants dans le modèle américain avec l’influence d’économistes favorables à la nouvelle théorie monétaire et à la dépense publique6, on le voit aussi timidement dans l’accord passé entre 136 pays pour une taxation minimale des profits des multinationales. Ces changements ne remettent pas en question le capitalisme. D’autres tendances sont là. Il est à remarquer la poursuite pendant la crise actuelle de projet de délocalisation d’activités (Michelin en France par exemple), de distributions aux actionnaires de profits très élevés avec pour résultat que les riches ont continué à s’enrichir alors que les pauvres s’appauvrissaient davantage. Il est à remarquer aussi les transformations profondes du travail et son intensification tant dans le salariat que par des formes d’externalisation aux entreprises et d’utilisation de travailleurs indépendants. Le capitalisme de plateforme7 qui piétine les droits fondamentaux des travailleurs, représente un nouveau stade de la rationalisation et de l’exploitation du travail. Le développement du télétravail pourrait accroître cette exploitation en isolant les travailleurs et en réduisant le nombre de salarié·es et donc la responsabilité des employeurs à l’égard de celles et ceux qui font leurs profits.
Il faut surveiller aussi la mise en œuvre d’un capitalisme libertarien8 par une fraction du capital, ou une fraction de la bourgeoisie, celle formée par la deuxième financiarisation de l’économie à partir de 1990 (hedge founds, fonds de capital-investissement, fonds d’actif immobiliers) et qui s’enrichit sur la spéculation immobilière, le dépeçage d’entreprises et les contrats hors bourse. Cette fraction de la finance contrairement à la City de Londres (première financiarisation), a apporté son soutien et ses dons aux tenants du Brexit au Royaume-Uni. On la retrouve derrière Trump qui en est lui-même, et Bolsonaro au Brésil. Leur volonté est la dérégulation totale de l’économie, la dérèglementation de la finance donc, le primat à la liberté économique quelles que soient les conséquences sociales, la disparition de l’intervention de l’Etat hormis pour la protection de la propriété privée. Les tenants de ce libertarisme veulent un monde d’individu·es libres d’accumuler et où il n’y a plus d’articulation entre actions individuelles et bien commun. Ce qui aboutira à un régime autoritaire ; seule la répression peut faire tenir ensemble des intérêts et des places aussi éloignées et antagoniques. Des groupes de réflexion s’organisent autour de ces orientations qui promeuvent l’euro-scepticisme et le climato-négationnisme.
Nous voyons donc que rendre le capitalisme plus vivable (si c’est possible ?) – c’est la voie réformiste – et capable de faire face aux exigences radicales pour la réparation et la préservation du monde vivant demande des démocraties fortes et des changements politiques nationaux et internationaux.
Il n’y aura pas de transition écologique sans changements sociaux et culturels profonds, sans implication massive et militante des citoyen·nes. Il faut surveiller dans ce domaine la croyance en la « croissance verte » basée sur une écologie marchande et le remodelage de la nature par des techniques de plus en plus puissantes et envahissant les recoins les plus intimes des processus vitaux9. Mais il faut aussi éviter le retour fantasmé à la préhistoire.
Dans cet avenir largement indéterminé sont en jeu la réalité de la démocratie, la force des institutions qui la garantissent, la mobilisation des citoyen·nes, la nature et le dynamisme des luttes sociales partout dans le monde.
L’après COVID ne sera pas forcément très différent de l’avant avec de multiples dangers accrus au contraire : choc des civilisations, colonialisme chinois, renforcement du souverainisme identitaire, coexistence du protectionnisme et de l’acharnement concurrentiel, et formes de luttes sociales qui émiettent et cloisonnent au lieu de rassembler les forces.
La pandémie a montré l’augmentation des tendances conspirationnistes et illibérales.
Coexistent la défiance croissante à l’égard des représentants démocratiquement élus et d’innombrables mouvements de protestation populaire. Le politique n’est pas mort. Cela montre l’existence de la révolte et de mobilisations souvent durables. Cela montre qu’il y a une demande explicite pour une autre dynamique démocratique que la seule forme représentative qui construit des élites désincarnées et non représentatives.
Mais en même temps nous assistons à des clivages de plus en plus importants, des fragmentations, des séparations de « causes », des replis identitaires d’où naissent non pas le débat et la délibération nécessaires à toute vie démocratique mais de la violence, de la volonté de la mort de l’autre, de la haine, quand ce n’est pas l’excès d’un politiquement correct de la « cancel culture »10.
Cette situation a largement été construite par une désintermédiation de la vie sociale et politique voulue par les gouvernements de toute sorte, du centre droit aux gouvernements populistes, qui laminent les institutions comme les syndicats et ne sont plus à l’écoute des associations.
De l’utopie est à l’œuvre partout et dans de multiples groupes11 pour produire différemment, travailler différemment, partager, défier les règles de rentabilité et de la mondialisation libérale, animer un territoire local. Mais ces initiatives éparpillées suffiront-elles à montrer et à construire une voie de vie ensemble différente alors que la profusion des libres accès aux images, aux échanges, aux vérités auto-déclarées et l’hystérie de la mise en scène de soi dans les réseaux sociaux absorbent une partie importante de notre temps et donc de nos possibilités de réflexion, de prise de distance et de construction d’autres possibles ? Lorsque des erreurs sont diffusées les démentis occupent une place très faible dans les media par rapport à celle occupée par l’émission de bêtises et contre-vérités. « La démagogie cognitive est le processus intellectuel idéal pour conduire un individu de la frustration au populisme »12.
Au lieu de laisser faire ou de trop mollement défendre une régulation multilatérale et une solidarité internationale vis à vis des plus pauvres, l’Europe doit agir. Elle ne peut prendre sa place et contrecarrer son déclin que si elle agit à la fois au niveau interne et au niveau mondial. Il lui faut construire l’unité en son sein en réduisant à la marginalité les mouvements d’extrême droite et fascisants. Elle a pour cela le potentiel économique pour développer la protection sociale et la richesse d’un terreau de cultures différentes pour la créativité. Au niveau mondial, elle se doit de définir et montrer la voie vers la démocratie et l’égalité réelles qui sont au cœur des combats contre le racisme, comme des combats contre la domination masculine et contre l’exploitation. « Cette perspective démocratique radicale est la seule à même de donner un contenu concret à l’universalisme »13 .
L’Union européenne doit arracher de ses projets son embourbement dans la « consanguinité identitaire », accueillir les immigré·es en préservant leur dignité et renforcer ses propres potentiels par la variété des apports. Elle doit aussi faire en sorte de réduire les violences, les guerres, les atteintes à l’environnement et la pauvreté qui augmentent les trafics, la traite des êtres humains et les trajets meurtriers de l’exil. Les personnes immigrées ont besoin de protection pas de fil de fer barbelé !
Il s’agit, en fait, de réinventer le progressisme.
Il s’agit de le faire mais sans se laisser leurrer par une « anthropologie naïve », celle de penser que les êtres humains ont une nature « bonne », orientée vers l’autre, généreuse et préférant l’action collective aux plaisirs individuels et addictifs. Les systèmes oppressifs, les manipulations publicitaires ou politiques ne se construisent pas seuls. Goût pour la violence, le pouvoir, et l’égocentrisme font partie de nos caractéristiques humaines profondes, il serait vain de l’ignorer ou d’en faire le seul résultat d’un système à changer.
Enfin l’Europe peut faire mieux que se laisser narguer par les autocrates de Turquie et de Russie, qu’être le faire-valoir des Etats-Unis et la colonie prochaine de la Chine. C’est à ses citoyen·nes de décider des objectifs et des formes de son devenir, de soutenir les stratégies adaptées à cette ambition et d’exiger pour le faire une réelle participation démocratique.
Geneviève Duché
Résumé (dit en plénière) de ma communication (24 pages) au 27ème conférence ERECO-PGV. Universidade Europeia IPAM, Porto, Portugal, octobre 2021 : Les apprentissages issus de la pandémie de la covid-19. Quels futurs se dessinent pour les territoires, les citoyens et les entreprises en Europe ?
1 Cayouette-Remblière Joanie, Lambert Anne (Dir.), 2021, L’explosion de inégalités, Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, Préfacé par Dominique Méda, Ed. L’aube, 446 pages.
2 En cours de publication.
3 In « Apocalypse cognitive, Ed. PUF, 2021.
4 Sondage mené en avril 2021 par les instituts Yougov et Datapraxis. 17200 personnes dans 12 pays des 27 pays de l’UE (Allemagne, Autriche, Bulgarie, Danemark, Espagne, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Suède) ont été interrogées.
5 « Capital et Idéologie », Seuil, 2019.
6 Voir l’ouvrage de Stéphanie Kelton, « le mythe du déficit. La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple » Le mythe du déficit : La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple. Les Liens qui libèrent, 2021.
7 Conférence de Dominique Méda et Sarah Abdelmour, « Nouveaux travailleurs des appli. 18 mai 2021.
8 Marlène Benquet, Théo Bourgeron, « La finance autoritaire vers la fin du néo-libéralisme ». Raisons d’agir, 2021.
9 Hélène Trodjman, « La croissance verte contre nature, critique de l’écologie marchande ». La Découverte, 2021.
10 Pour ma part je distingue ce mouvement qui se répand dans les universités américaines et qui arrive en France, de la juste révolte et résistance des victimes de violences et de discriminations et des mouvements collectifs qui les dénoncent et veulent les abolir.
11 Voir Jean-Louis Laville et Michèle Riot-Sarcey, « Le réveil de l’utopie ». Ed. Atelier, 2020.
12 Gérard Bronner.
13 Alain Accaro in « Le petit bourgeois gentilhomme ; Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes. Agone, 2020.
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