Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

La fragmentation du monde

Le conflit russo-ukrainien constitue un révélateur de l’état géopolitique du monde, et ce à plusieurs égards. Celui-ci traverse une période de transition entre l’hégémonie américaine et une dispersion d’alliances.

Cette période est brouillée par plusieurs acteurs émergents (en particulier la Chine) et la perte de puissance des États-Unis.

Au vu des événements en Ukraine, on serait tenté de parler d’une résurgence de la guerre froide (1947-1991) qui opposait pour l’essentiel l’URSS, son alliée la Chine, alors puissance modeste en pleine montée d’une part, et d’autre part la République américaine et ses alliés d’Europe occidentale.
Une forme autoritaire, voire dictatoriale régissait à cette époque les sociétés russe et chinoise, en dépit de certaines différences et de conflits occasionnels entre les deux. Ce type de socialisme s’opposait au capitalisme triomphant défendu par les États-Unis.

On a qualifié de blocs les regroupements d’États d’Europe centrale et de l’Est qui se trouvaient sous la férule soviétique, et ceux de l’Ouest qui gravitaient plus ou moins autour des États-Unis. Ces pays défendaient le libéralisme politique et économique, alors que les "alliés" de l’URSS, suivant en cela le modèle soviétique, prétendaient soutenir le prolétariat et s’opposer à l’impérialisme américain.

Ces deux blocs s’opposaient globalement l’un à l’autre. Toutefois, la panoplie nucléaire dont disposaient les principales puissances empêcha leur antagonisme de dériver vers un conflit militaire général.

Mais la guerre froide perdit à la longue de son intensité, surtout durant la décennie 1970 jusqu’à ce que les républicains reaganiens ne la ressuscitent assez artificiellement à partir de 1980. En effet, à la suite de divers revers américains (défaite vietnamienne, crise du pétrole, crise des otages en Iran, etc.), l’anticommunisme primaire a resurgi et une bonne partie de la classe politique de ce pays appuyée par certains secteurs de l’opinion publique a décidé de venir à bout de la puissance soviétique. Une vague de néoconservatisme a alors déferlé sur les États-Unis.

Croyaient-ils vraiment gagner ? Difficile à dire, mais cet article ne prétend pas répondre à cette interrogation. Cependant, on connaît la suite : dans la foulée des mesures américaines de réarmement accéléré qui visaient à forcer le concurrent soviétique à des mesures militaires ruineuses entre autres initiatives agressives, le régime soviétique s’est effondré en octobre 1991. En plus de problèmes sociaux et économiques internes sérieux, l’URSS s’était révélée incapable de relever le défi de la rivalité commerciale et économique des États-Unis et de leurs alliés européens et japonais. Divine surprise pour les Américains !

Les pays de l’ancien bloc de l’Est en ont profité pour rejoindre l’OTAN et l’Allemagne s’est réunifiée pour la première fois depuis 1945.
Mais en même temps, l’Europe devint toujours plus autonome à l’endroit des États-Unis et plus cohérente sur le plan des échanges commerciaux internes, au point d’être en mesure de ne plus dépendre autant qu’avant des investissements américains. Avec l’autonomie économique et commerciale suivit tout naturellement celle sur les plans politique et diplomatique.
La Chine a monté en puissance, utilisant à son profit les règles du régime commercial capitaliste international (par exemple, la nouvelle "route de la soie") au détriment du capitalisme occidental, américain en particulier. Elle a remplacé dans une forte mesure la Russie en tant que grande menace pour les pays occidentaux. Beijing a pu se rapprocher de Moscou sur un pied d’égalité cette fois.

La Russie, elle, a subi un important recul : son glacis de protection en Europe de l’Est et centrale s’est effondré et de graves difficultés économiques et sociales l’ont accablée sous le règne de Boris Eltsine. En plus de quelques mesures sociales, son successeur Vladimir Poutine a tenté de redonner une force militaire significative à la Russie, ce qui ne put toutefois compenser pour l’amoindrissement de l’influence russe dans le monde. Surtout, l’indépendance de l’Ukraine, intégrée à l’URSS de 1920 à 1991, représentait une frustration permanente aux convoitises du Kremlin qui rêvait de récupérer ce qui lui apparaissait comme un gros morceau constituant un patrimoine territorial russe important, d’où le conflit actuel.

Depuis la chute des régimes se réclamant du communisme en Russie, Europe de l’Est et centrale, la mise sur pied de l’Union européenne et la concurrence commerciale chinoise montante, le monde s’est divisé en plusieurs regroupements d’États dont les intérêts économiques sont souvent plus ou moins convergents. La pertinence de maintenir l’OTAN suscitait même un certaine scepticisme en Europe avant l’agression russe contre l’Ukraine.
Les États-Unis, le Japon, l’Union européenne d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre, et toute une ribambelle d’États (l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, les pays arabes) poussent leurs intérêts chacun de son côté, ce qui se répercute sur les flux financiers internationaux, le commerce et les rapprochements ou au contraire les rivalités politiques. L’hégémonie américaine quasi absolue est chose du passé.

On croirait assister à un spectacle d’acrobates qui se lancent en l’air dans plusieurs directions d’un trapèze à l’autre.

Est-ce que l’offensive russe contre l’Ukraine va y changer grand chose ? Sans doute pas. Elle occasionne un rapprochement de circonstance entre Washington et ses alliés européens mais la guerre finira bien à un moment donné, d’autant plus que Poutine semble avoir revu à la baisse ses ambitions initiales d’annexer toute l’Ukraine. Il concentre ses efforts sur le Donbass et le sud. De plus, le conflit se révèle très coûteux, sinon ruineux pour la Russie. Le Kremlin n’a plus les moyens de supporter une nouvelle guerre froide contre l’Occident, lui-même divisé entre Américains et Européens.
Les tendances lourdes internationales vont donc dans le sens d’une relative accentuation de la division du monde en blocs rivaux plutôt que d’un regroupement d’États sous égide américaine ou chinoise. Au mieux, Washington va réussir à contenir quelque peu l’expansion commerciale et politique de la Chine.

L’impérialisme américain ne possède plus la force de ses prétentions. Par ailleurs, l’alliance russo-chinoise se trouve quelque peu ébranlée à cause de la bourde majeure commise par Poutine en Ukraine. À mesure que la Chine va continuer son ascension (si celle-ci se maintient), elle va pouvoir s’éloigner de la Russie. On peut donc prévoir là aussi un antagonisme larvé entre les deux partenaires.

Le monde ressemble toujours davantage à une bombe à fragmentation.

Jean-François Delisle

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