Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Donald Trump et Elon Musk prônent un antihumanisme

Donald Trump et Elon Musk prônent un antihumanisme décomplexé, géré par l’intelligence artificielle et « vidé de ses corps », explique le philosophe Éric Sadin. Une idéologie déjà à l’œuvre en France.

Éric Sadin est philosophe spécialiste de la critique du numérique et de son monde. Ses nombreux ouvrages, dont La Siliconisation du monde (2016), L’Ère de l’individu Tyran (2020) ou La Vie spectrale (2023), abordent les conséquences de l’avènement des nouvelles technologies, notamment de l’intelligence artificielle (IA), sur l’organisation de nos sociétés.

27 novembre 2024 | tiré de reporterre.net | Photo : Le président élu Donald Trump et Elon Musk assistent au lancement du sixième vol d’essai de la fusée Starship, de SpaceX, au Texas, le 19 novembre 2024. - © Brandon Bell / Getty Images North America / Getty Images via AFP
https://reporterre.net/Trump-et-Musk-nous-menent-vers-un-monde-glacial-domine-par-l-IA

Reporterre — Le milliardaire Elon Musk a été nommé par Donald Trump au ministère de « l’efficacité gouvernementale ». Que cela révèle-t-il ?

Éric Sadin — Elon Musk incarne le mythe de l’entrepreneur visionnaire qui a tout saisi de la vérité de l’époque. Sa figure fait penser à celle de John Galt, le héros de La Grève, le fameux roman d’Ayn Rand publié en 1957, devenu depuis la référence majeure du courant libertarien. John Galt est un ingénieur, caractérisé par sa puissance inventive, qui décide d’organiser une fronde de grands entrepreneurs contre l’inertie de l’État. Ensemble, ils brandissent la menace de cesser leur activité, affirmant que le pays finira alors exsangue. C’est exactement ce à quoi nous avons affaire avec Elon Musk : l’image d’un génie semblant dorénavant indispensable à la bonne santé économique de la nation. Donald Trump a récemment déclaré à son propos : « C’est un super génie, il faut qu’on les protège, nous n’en avons pas tant que ça. »

Quelle est l’idéologie derrière cette figure de « l’entrepreneur visionnaire » ?

Cette idéologie, à l’œuvre depuis une trentaine d’années dans la Silicon Valley, est fondée sur le postulat que Dieu n’a pas parachevé la création. Le monde est truffé de défauts et l’humain étant fondamentalement imparfait, il en est le premier vecteur. Toutefois, un miracle a lieu désormais : les technologies dites de « l’exponentiel », qui sont vouées à racheter toutes nos insuffisances. C’est là que l’intelligence artificielle donne corps à ce projet, en réalisant de façon infiniment plus rapide, prétendument plus fiable et à moindre coût, un nombre sans cesse extensif de tâches.

L’humain étant alors appelé à être évacué des affaires qui le regardent, pour n’être plus réduit qu’à une cible continuellement marchande, assaillie par des offres automatisées et hyperpersonnalisées. Voit-on l’antihumanisme radical à l’œuvre ? Celui cherchant à instaurer une société hygiéniste, délivrée de tout défaut, et une marchandisation intégrale de la vie.

Comment cette idéologie prônée par Elon Musk et la Silicon Valley trouve-t-elle un écho auprès de Donald Trump ?

Trump et Musk se rejoignent dans une sorte d’iconoclasme radical et décomplexé. Leur point commun est le refus des intermédiaires, des instances centrales, supposés être des facteurs d’inertie. C’est pour cela que Musk a vite été un adepte des cryptomonnaies, ambitionnant de se débarrasser de tous les maillons de régulation de la valeur. Du côté de Trump, les intermédiaires, ce sont l’État fédéral, Washington, les institutions, le prétendu « État profond », et les élites qu’il entend renverser, au profit d’un lien plus direct avec les Américains. C’est aussi le fantasme d’une parfaite transparence.

« Un monde glacial, vidé de ses corps »

On parle de possibles conflits d’intérêts, des contrats publics d’Elon Musk, de sa cotation en bourse qui a grimpé depuis l’élection de Trump… Ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est qu’ils trouvent dans cette alliance la certitude que leur vision du monde va s’appliquer sans aucune limite.

Concrètement, que compte faire Elon Musk à ce poste de « l’efficacité gouvernementale » ?

Je donnerais un autre nom à ce poste : celui de « l’automatisation des affaires publiques ». Il existe aujourd’hui des systèmes d’intelligence artificielle capables de gérer quantité de dossiers administratifs et publics, à un point que l’on n’aurait plus besoin d’autant d’humains dans ces domaines. Elon Musk risque d’y aller à la hache. Et celle-ci va s’appuyer sur un levier principal : l’automatisation par l’IA. Des systèmes se substitueront à l’humain.

Le paradoxe, c’est qu’en voulant éradiquer la bureaucratie, on en arrive à des effets d’hyper bureaucratie, semblables aux récits kafkaïens, où personne ne sait où se trouvent les interlocuteurs. On s’imagine que l’IA va fluidifier les choses, en réalité c’est l’opposé ! Ce sera le règne de la « technocratie algorithmique ». Un monde glacial, vidé de ses corps.

Dans un entretien accordé au Monde en 2020, vous déclariez : « Il est probable qu’un fascisme d’un nouveau genre émerge dans les années post-coronavirus. » Sommes-nous arrivés à cela ?

Les dictateurs entendent asseoir leur pouvoir en muselant et en contrôlant les populations. Ici, il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas « big brother » ou le « crédit social » chinois. En revanche, ce qui vient, c’est le bannissement de l’humain des affaires qui le regardent. C’est ce que j’avais appelé dans La Silicolonisation du monde le « soft-totalitarisme numérique », à savoir que les algorithmes prévalent sur l’humain dans l’organisation de la société. C’est la fin du politique.

D’ailleurs, en encourageant l’automatisation des affaires humaines, le monde politique scie la branche sur laquelle il est assis ! Les États-Unis sont avant-coureurs d’une situation appelée, à terme, à devenir globale.

Où en est-on en France ?

Cette automatisation est en vigueur depuis une dizaine d’années en France. Le fait que le ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian ait salué la nomination d’Elon Musk n’est pas anodin. Le projet porté par Emmanuel Macron est exactement le même que celui de Musk et Trump, mais à la française, c’est-à-dire un cran en dessous. Il a twitté pour se réjouir de l’installation d’un bureau à Paris du géant de l’IA générative, OpenAI.

Macron est un adepte du technopositivisme, qui a pour ennemi l’inertie, et doit conduire vers un monde conçu comme une horloge parfaitement réglée. Lui aussi honnit les corps intermédiaires, qui empêchent supposément la rapidité et l’efficacité de l’action…

« Il suffit d’ouvrir le capot de ses Tesla pour voir que c’est de l’esbroufe totale »

Cette idéologie est déjà à l’œuvre dans la plupart des démocraties libérales, avec le distinguo qu’elle n’est pas encore radicale. Avec Trump et Musk, ce projet prendra forme de façon totalement décomplexée.

Quels effets cela aura-t-il sur l’environnement ?

Les technologies numériques, plus encore l’intelligence artificielle et les IA génératives, entraînent de gigantesques conséquences énergétiques. Le besoin en électricité est tel qu’Amazon et autres Big Tech entendent alimenter leurs serveurs avec de petits réacteurs nucléaires. Il y a une forme de dissonance cognitive troublante d’un côté, avec la question écologique de plus en plus présente et, de l’autre, l’usage sans cesse extensif par des milliards d’individus de systèmes numériques.

Elon Musk est-il aussi dans cette dissonance cognitive ?

Oui, comme tous les gourous du numérique. Prenez sa voiture électrique prétendument vertueuse pour le climat. Il suffit d’ouvrir le capot de ses Tesla pour voir que c’est de l’esbroufe totale ! En réalité, ses véhicules sont aux antipodes de l’écologie. Ils vont encourager les transports, et le recyclage des batteries n’est pas encore possible. Un pragmatisme écologique consisterait tout simplement à ne concevoir ni voiture ni fusée, mais d’œuvrer à d’autres formes d’organisation — réellement vertueuses et écologiques — en commun.

« Allons interroger les salariés dans les entrepôts d’Amazon »

Il y a quelques années, les grands patrons de la Silicon Valley se disaient préoccupés par la question climatique, et soutenaient plutôt le camp démocrate…

Nous sommes naïfs. Nous accordons beaucoup trop d’attention à ce que disent ces personnes. Regardez la place qu’ils ont dans la presse, ces entrepreneurs et ingénieurs du numérique : elle est outrageusement importante ! Ce ne sont pas leurs discours qu’il faut écouter, il faut observer les conséquences de leurs systèmes. Ce n’est pas eux qu’on devrait interroger dans les médias : mais ceux qui subissent les conséquences de ce qu’ils font.

Allons interroger les salariés dans les entrepôts d’Amazon, là où des systèmes d’IA instaurent des modes managériaux indignes, réduisant des humains à des robots de chair et de sang. Allons interroger les professeurs dans les écoles publiques qui subissent de plein fouet les effets de la numérisation à marche forcée. Allons voir dans l’hôpital public l’implantation des systèmes d’IA qui coûtent une fortune et ne servent à rien, alors qu’on s’est rendu compte pendant le Covid que ce n’était pas d’IA dont on avait besoin, mais de personnel et de matériel élémentaire, de respirateurs, etc. En faisant cela, nous aurions une tout autre compréhension des phénomènes, et la société serait davantage transparente à elle-même.

Aujourd’hui, le discours d’Elon Musk flirte avec le climatoscepticisme. Comment expliquer ce revirement ?

Selon lui, ceux qui travaillent sur les questions environnementales se perdent dans des négociations sans fin, pour déboucher sur des projets d’accord, tels ceux de la COP, qui ne feraient rien avancer. Tout ceci peut donner l’impression d’être laborieux et surtout élitiste. Pour Musk, c’est une manne ! Ça lui permet de dire : « Nous, on va faire de la véritable écologie. Des systèmes vont résoudre la crise climatique. » Autrement dit, la solution viendra de la technologie : fini les discussions, la contradiction, la pluralité de points de vue, tout cela n’étant que de la perte de temps et des dépenses inutiles.

Quelles alternatives à la vision d’Elon Musk pouvons-nous proposer ?

La solution, c’est d’être partie prenante des affaires qui nous regardent. C’est un projet de société : que tout le monde ait la chance de pouvoir vivre d’autres modalités d’existence plus vertueuses, s’il le souhaite. Avec des relations entre les êtres plus équitables, et l’usage de matériaux qui ne bafouent pas la biosphère.

Nous devrions pouvoir expérimenter des modes d’organisation — via la mise en place de collectifs — dans le soin, l’éducation, l’artisanat, l’architecture… Pour l’instant, ces expériences sont marginales, presque héroïques. Il faudrait que la puissance publique soutienne ces projets, qu’ils puissent essaimer ! C’est ce que j’appelle le « printemps des collectifs ».

Je ne vois pas d’autre solution que de défendre le vivant. Celui des éléments, mais aussi celui qui est en nous et qui ne demande qu’à s’épanouir. Appelons cela un puissant et joyeux désir de vie ; contre la pulsion de mort qui, aujourd’hui, semble être devenue notre monnaie bien trop courante.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le programme PAFI, vous connaissez ? PAFI pour programme d’aide financière à l’investissement.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : États-Unis

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...