Édition du 15 avril 2025

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États-Unis

La « lettre à Columbia » de Mahmoud Khalil depuis sa prison

Dans une lettre cinglante rédigée depuis le centre de détention de l’ICE (United States Immigration and Customs Enforcement) où il est retenu en Louisiane, Mahmoud Khalil fustige le rôle de l’université de Columbia dans son enlèvement et dans le ciblage d’autres étudiants militants par l’administration Trump.

Par Mahmoud Khalil, 6 avril 2025

9 avril 2025 | Légende : Manifestation au parc Thomas Paine à New York, contre la détention de Mahmoud Khalil, militant palestinien et étudiant à Columbia, le 10 mars 2025. (Photo : Wikimedia Commons)
https://agencemediapalestine.fr/blog/2025/04/09/la-lettre-a-columbia-de-mahmoud-khalil-depuis-sa-prison/

À Columbia – une institution qui a préparé le terrain pour mon enlèvement – et à ses étudiant·e·s, qui ne doivent pas renoncer à leur responsabilité de résister à la répression,

Depuis mon enlèvement le 8 mars, l’intimidation et le kidnapping d’élèves internationaux qui défendent la Palestine n’ont fait que s’accélérer. Le 9 mars, Yunseo Chung a saisi la justice et demandé une ordonnance du tribunal pour empêcher les services de l’immigration et des douanes des États-Unis de la garder en détention en raison de ses activités militantes. Le 11 mars, Ranjani Srinivasan a choisi de traverser la frontière pour se rendre au Canada, persuadée que Columbia était prête à la livrer à l’ICE. Passées les portes de Columbia, Leqaa Kordia, Badar Khan Suri et Rümeysa Öztürk ont tous été embarqués et arrêtés par l’État. Cette situation me rappelle étrangement le moment où j’ai fui la brutalité du régime de Bachar al-Assad en Syrie pour chercher refuge au Liban.

Le mode opératoire utilisé par le gouvernement fédéral pour nous cibler, moi et mes pairs, est un prolongement direct du manuel de répression de Columbia pour ce qui concerne la Palestine.

Pendant les 18 mois qui ont suivi le début de la campagne génocidaire à Gaza, Columbia a non seulement refusé de reconnaître les vies sacrifiées des Palestiniens au nom du colonialisme de peuplement sioniste, mais elle a aussi activement repris le langage destiné à justifier les massacres. Vous avez reçu d’innombrables courriels de l’ancienne présidente de l’université Minouche Shafik, de l’ancienne présidente par intérim de l’université Katrina Armstrong et des doyens de vos écoles qui ont fabriqué une panique collective à propos de l’antisémitisme, sans mentionner une seule fois les dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes assassiné·e·s sous des bombes fabriquées avec vos dollars.

Columbia a supprimé toute forme de contestation étudiante au nom de la lutte contre l’antisémitisme.

L’an dernier, Columbia a remis au Congrès les dossiers disciplinaires des étudiants et a créé le groupe de travail contre l’antisémitisme (Task Force on Antisemitism) qui a largement qualifié le sentiment anti-israélien de discours de haine pour museler les protestations.

Au début du mandat de Katrina Armstrong, Columbia a créé le Bureau de l’équité institutionnelle (Office of Institutional Equity), qui confère aux membres de l’administration supérieure un contrôle unilatéral sur « l’examen et l’arbitrage de tous les rapports de discrimination et de harcèlement discriminatoire à Columbia », réduisant ainsi le pouvoir du Conseil judiciaire de l’université, un groupe d’étudiants, de professeurs et de membres du personnel, dont le rôle est d’entendre « toutes les accusations de violation » des règles de conduite de l’université. Alors qu’il est censé superviser les cas de violations des titres VI, VII et IX, le Bureau de l’OIE est devenu un mécanisme permettant de persécuter les étudiants pro-palestiniens sans aucune procédure régulière. Le contenu de cette lettre, aussi absurde que cela puisse paraître, pourrait lui-même être signalé à l’OIE.

Le mouvement pour la liberté et la justice palestinienne à Columbia et à travers les États-Unis a toujours été orienté sur l’aide à la communauté. Des centaines d’entre vous ont rejoint le campement au printemps dernier. Vous êtes nombreux et nombreuses à continuer de vous impliquer dans le mouvement. Ensemble, vous avez organisé un fonds d’aide mutuelle pour les familles de Gaza grâce à des ventes de pâtisseries et des campagnes de financement. Vous avez créé des espaces d’étude, des cercles de lecture et une solidarité entre les mouvements sociaux.

Ce mouvement est toujours parti des bases. Il a été mené par des étudiants, souvent plus jeunes que moi, qui ont risqué leur carrière, leurs diplômes et leur avenir pour exiger le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS). Quiconque a déjà milité dans le mouvement sait que les affirmations selon lesquelles ses objectifs et son but sont ancrés dans l’antisémitisme ne sont que pure invention.

Par une ironie cruelle, les étudiants qui médiatisent des préoccupations factices de sécurité concernant l’antisémitisme sont les mêmes qui se présentent régulièrement à vos événements en quête de provocation, et qui en repartent déçus. Certains de vos camarades de classe administrent en collaboration avec l’université de Columbia des plateformes de doxxing, communiquent nos noms à des sites web et à des groupes comme Canary Mission et Betar, et mettent une cible sur nos existences. Alors qu’ils sont confortablement assis derrière leurs écrans, leurs actions ont des conséquences très concrètes pour le reste d’entre nous. Si je suis privé de mon enfant dans les premiers instants de sa vie, c’est en partie à cause de ces étudiants.

Au regard du programme de double diplôme de Columbia avec l’université de Tel Aviv, je ne peux m’empêcher de penser que si j’étais en Palestine, certains de ces mêmes étudiants et étudiantes m’arrêteraient aux checkpoints, feraient des descentes dans mon université, piloteraient les drones qui surveillent ma communauté, ou tueraient mes voisins dans leurs maisons. Pendant que des étudiants construisaient la solidarité à Columbia, d’autres étudiants pro-israéliens participaient au génocide en tant que personnel militaire sur leurs vacances scolaires, pour ensuite revenir sur le campus et revendiquer le statut de victime dans la salle de classe.

Ces étudiants qui nous ont diffamés et attaqués ont également bénéficié du soutien de l’université et du gouvernement fédéral. Incapables de créer un mouvement soutenu par leurs pairs, ces étudiants ont plutôt rencontré des membres de la droite du Congrès pour faire pression sur Columbia afin qu’elle prenne des mesures de répression. Abandonnant tout prétexte de neutralité, la vice-présidente de l’université Angela Olinto et Katrina Armstrong ont également rencontré le ministre israélien de l’éducation. Ensemble, les deux coalitions ont fait peser le poids du gouvernement fédéral sur les étudiants.

Je vous pose la question : qui est réellement menacé ici ?

Aux étudiants qui restent indifférents au mépris de Columbia pour la vie humaine et à sa volonté de négliger la sécurité des étudiants : Alors que la pression du gouvernement fédéral s’intensifie, sachez que votre neutralité sur la Palestine ne vous protégera pas. Lorsque le moment sera venu pour le gouvernement fédéral de s’attaquer à d’autres causes, ce seront vos noms que Columbia offrira sur un plateau d’argent, ce seront vos appels qui resteront lettre morte, ce seront vos nobles causes qui seront entravées.

La seule préoccupation de cette institution a toujours été la vitalité de sa situation financière, et non la protection des étudiants juifs. Telle est la raison pour laquelle Columbia n’était que trop heureuse d’adopter un programme progressiste superficiel tout en continuant à ignorer la Palestine, et telle est la raison pour laquelle elle se retournera bientôt contre vous aussi.

Tout récemment, cela s’est manifesté par l’affectation d’agents de la sécurité publique à l’arrestation d’étudiants, la présence d’agents de la police de New York et du ministère de la sécurité intérieure sur le campus et aux alentours, l’utilisation croissante des technologies de surveillance et les interventions maccarthystes et racistes à l’encontre des centres de recherche sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Afrique. L’institution de Columbia a systématiquement vidé de leur substance toutes les valeurs qu’elle prétend défendre afin de mieux endosser le rôle de bras armé de l’État.

S’il restait encore une illusion, elle a volé en éclats la semaine dernière lorsque le conseil d’administration a opéré une manœuvre historique en prenant le contrôle direct de la présidence de l’université. Faisant fi de tout intermédiaire, le conseil d’administration a nommé une autre administratrice, Claire Shipman, à la tête de l’institution. Qui peut encore prétendre que Columbia demeure un établissement d’enseignement et non un « Vichy sur l’Hudson » ?

Face au mouvement de désinvestissement qu’ils n’ont pu écraser, vos administrateurs ont choisi de mettre le feu à l’institution qui leur a été confiée. Il incombe à chacun d’entre vous de reprendre possession de l’Université et de rejoindre le mouvement étudiant pour poursuivre le travail de l’année écoulée.

Aux membres de la faculté de Columbia qui se félicitent de leurs convictions progressistes mais se limitent à des déclarations performatives : que faudra-t-il de plus pour que vous résistiez à la destruction de votre université ? Vos positions académiques valent-elles plus que la vie de vos étudiants et l’intégrité de votre travail ?

Dans son dernier message adressé au monde qui l’a trahi, le très apprécié journaliste palestinien Hossam Shabat a déclaré : « J’ai fait tout cela parce que je crois en la cause palestinienne. Je crois que cette terre est la nôtre, et mourir en la défendant et en servant son peuple a été le plus grand honneur de ma vie ».

De même, nous pensons que c’est le plus grand honneur de notre vie que de lutter pour la cause palestinienne. Le mouvement étudiant continuera à porter haut le flambeau d’une Palestine libre.

L’histoire nous donnera raison. Ceux qui se seront contentés d’attendre sur la touche : votre silence restera à jamais gravé dans les mémoires.

Traduction : JC pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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