Tiré de Inprecor
9 avril 2025
Par Carlos Carujo
Soudainement, la politique institutionnelle européenne a trouvé un centre d’intérêt : la course aux armements. Avec Poutine et Trump négociant les dépouilles de guerre en Ukraine et ce dernier indiquant clairement que l’ancienne mission atlantiste des États-Unis ne cadrait pas avec ses nouveaux plans impérialistes, un sentiment de désorientation semblait s’être emparé des classes politiques dominantes du continent. Ce vide a été comblé lorsque la Commission européenne a présenté un plan pour « réarmer l’Europe » au nom de la « sécurité » et contre une menace russe présentée comme imminente. Une décision qui a ouvert une exception millionnaire aux vieux dogmes des limites du déficit et de l’investissement public qui ont dominé le centre continental.
Ce dossier porte sur les réponses de la gauche à ce virage stratégique de la politique de l’Union européenne vers les dépenses liées au commerce des armes. Il comprend ainsi des visions diverses, avec des centres d’intérêt et des portées différenciés, que nous présentons comme des moments d’un débat en cours sur la nature de ce qui est vécu. Les articles présentés ici ne prétendent pas résumer toutes les positions existantes, et ce dossier ne prétend pas être une synthèse. Encore moins a-t-il été pensé comme un recueil d’opinions favorables dans le même sens. Ainsi, comme dans tous les cas d’articles signés, mais à plus forte raison dans ce cas particulier, il convient de souligner que les idées exprimées dans ces textes ne reflètent pas nécessairement les positions d’Esquerda.net.
En outre, il est important de souligner que l’objectif n’était pas de se concentrer sur les spécificités des débats internes aux gauches de chaque pays, mais de visiter des analyses et des arguments plus généraux sur la question. C’est pourquoi sont exclus, par exemple, les débats au sein de la gauche espagnole où le gouvernement est divisé, avec le PSOE s’engageant dans l’armement européen et son partenaire de l’exécutif, Sumar, votant ce jeudi en faveur d’une résolution présentée par le député du Bloc nationaliste galicien, Néstor Rego, contre le plan européen d’augmentation des dépenses militaires et pour la sortie de l’OTAN, auquel se sont joints Bildu et Podemos, avec l’abstention de la Gauche républicaine de Catalogne concernant le point sur l’OTAN.
Est également exclue la polémique suscitée par le vote favorable, ce vendredi, des représentants de Die Linke à la Chambre haute du parlement allemand, le Bundesrat, aux amendements constitutionnels qui mettent fin au frein à l’endettement public dans le cas des dépenses de « défense » et de « sécurité », c’est-à-dire dans les politiques d’armement. Cela va à l’encontre de la position adoptée par la direction du parti et du sens du vote de ses députés à la Chambre basse, le Bundestag.
Il convient de rappeler que le Bundesrat représente indirectement les différents États du pays et est composé de membres nommés par les gouvernements des Länder. En Mecklembourg-Poméranie occidentale et à Brême, Die Linke fait partie de ces gouvernements aux côtés du SPD, et ce sont ces sénateurs qui ont voté, justifiant leur décision par les conséquences en termes de « marge de manœuvre financière » pour la gouvernabilité locale et jurant qu’ils continueront à lutter, non pas contre le paquet d’investissement militaire mais pour l’extension de la fin du frein à la dette aux dépenses sociales.
Cette décision a suscité la révolte des bases (par exemple, une lettre ouverteenvoyée aux sénateurs la veille du vote a rassemblé des milliers de signatures plaidant pour le rejet des modifications constitutionnelles) et ses conséquences politiques ne sont pas encore claires dans un parti qui avait été donné pour mort politiquement et qui a fait un retour politique impressionnant lors des élections législatives du mois dernier à partir d’une campagne de proximité.
La première pièce de ce dossier est la résolution du Bureau national du Bloc de gauchesur la politique internationale, approuvée aujourd’hui, qui voit « l’Europe dans le piège de l’axe Trump-Poutine » et qui défend que « l’impérialisme des États-Unis est encore le plus agressif et constitue une superpuissance que d’autres puissances impérialistes cherchent à combiner avec l’existence de pôles mondiaux » , un processus qui « avance, tantôt par le conflit, tantôt par la coopération entre les pouvoirs et par l’intégration capitaliste transnationale ». Pour le Bloc de gauche, il existe plusieurs impérialismes et « aucun d’entre eux n’aura un rôle progressiste car tous agissent en fonction des intérêts de leurs élites capitalistes ». Par conséquent, « reconnaître cette réalité est vital dans l’élaboration d’une proposition internationaliste capable d’offrir un avenir à l’humanité et de concevoir un ordre démocratique des peuples ».
Pour la compléter, une réflexion de Luís Fazenda sur la façon d’échapper à la spirale du militarisme créée « oblige à une position de rupture avec l’OTAN qui est le cancer du bellicisme ». Pour lui, le contexte rend « beaucoup plus clair pour les Européens que celle-ci ne leur sert pas de protection ».
Miguel Urbán, quant à lui, voit dans cette remilitarisation un « changement de paradigme » et une « stratégie de choc » utilisée « non seulement pour accomplir son objectif de longue date d’intégration militaire européenne, mais aussi pour renforcer un modèle de fédéralisme oligarchique et technocratique » et pour « promouvoir une réindustrialisation européenne selon des lignes militaires ».
La spécialiste de la culture de la paix Ana Villellaspréfère critiquer une militarisation qui ne s’efforce même pas de présenter des preuves qu’elle peut répondre aux menaces qu’elle énonce comme justifications. Selon elle, « s’éloigner de la logique de la force militaire et promouvoir d’autres formes de relations internationales et une architecture de sécurité sur le continent basée sur la sécurité partagée et le droit international exige du courage politique, une vision à court et à long terme et beaucoup de travail de chœur, avec les citoyens eux-mêmes et aussi avec d’autres acteurs d’autres continents ».
La perspective de Daniel Tanurose concentre sur l’idée que le pacte Trump-Poutine vise à diviser l’Europe et à imposer des régimes autoritaires-austéritaires-réactionnaires et belliqueux dans leurs zones d’influence respectives. Et sur la façon dont cela remet en question l’avenir des droits démocratiques et sociaux qui sont nés en Europe aux XIXe et XXe siècles à la suite de la lutte des travailleurs contre l’exploitation capitaliste.
Dans le même sens, Franco Turigliatto croit qu’en ces temps de résurgence du slogan de l’empire romain « si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre », l’unité d’une « Europe différente de la capitaliste et impérialiste » est nécessaire « plus que jamais », ce qui « n’est possible que par l’activité et l’unité des classes travailleuses ».
Pour sa part, Jean-Luc Mélenchon ironise en posant la question : l’après-Trump consiste-t-il à obéir à ses exigences ? Car, révèle-t-il, ce qui a été annoncé comme dépense militaire européenne par von der Leyen est en fait exactement le montant exigé par Trump pour l’augmentation des dépenses militaires des Européens. Il souligne également que la situation tant aux États-Unis qu’en Europe est celle d’une « transition vers une économie de guerre » avec pour objectif d’« inaugurer une ère d’expansion et d’accumulation sans risques pour le capital flottant mondial et pour l’énorme réserve d’épargne disponible » et de « reconstituer la capacité de production industrielle ».
L’idée que nous sommes face à une économie de guerre est contredite par les chiffres dans l’analyse d’Adam Tooze. À travers les graphiques qu’il nous présente, nous suivons l’histoire des dépenses militaires de l’Europe et des États-Unis tout au long de l’histoire contemporaine. Des données avec lesquelles il entend illustrer la conclusion que « cela ne nous servira à rien si nous aggravons notre anxiété en superposant à la réalité actuelle des fantômes et des visions d’une époque dont l’histoire de la violence militaire était encore plus sombre que la nôtre ».
Également du point de vue économique, Thomas Pikettys’efforce de démonter un autre aspect qu’il considère comme un mythe : l’idée du déclin de l’Europe qui aurait besoin de se serrer la ceinture et de réduire les dépenses sociales pour miser sur les dépenses militaires. L’économiste français montre que l’Europe « enregistre des excédents solides de la balance des paiements depuis des années » et que « plus qu’une cure d’austérité, ce dont elle a réellement besoin, c’est d’une cure d’investissement ». Un investissement qui doit être prioritairement dans le bien-être humain, le développement durable et les infrastructures collectives.
Encore un autre économiste, Michael Roberts, se consacre à démonter l’une des versions qui, même à gauche, finit par se convaincre avec le projet de « réarmement ». Il s’agit de l’idée qu’un keynésianisme militaire européen arrive qui améliorerait les conditions de vie de la classe ouvrière, en réindustrialisant le continent. Il montre que, contrairement à ce que disent ses partisans, non seulement ce n’est pas un keynésianisme militaire qui a sorti l’économie des États-Unis de la Grande Dépression, mais que cela ne fonctionne pas comme le pensent ses partisans. Et, en plus et surtout, cela est, au fond, « contre les intérêts des travailleurs et de l’humanité ».
Entre économie et politique, Yanis Varoufakis défend une restructuration institutionnelle européenne face à un système dans lequel « personne n’a de légitimité démocratique pour décider quoi que ce soit ». Concluant que « en l’absence d’institutions pour mettre en œuvre un keynésianisme militaire, la seule façon dont l’Europe peut se réarmer aujourd’hui est de détourner des fonds de son infrastructure sociale et physique en ruine » qui « mènera presque certainement l’UE à un déclin économique encore plus profond ».
En dehors de l’UE, les Britanniques assistent également à une course aux armements. Le député et ancien leader travailliste Jeremy Corbyn dénonce les mesures du gouvernement du parti qui l’a exclu de la militance. Il utilise pour cela le Yémen, où en plus des attaques directes, les armes fabriquées par les Britanniques tuent des civils. Et il plaide pour une « approche adulte de la politique étrangère » qui « analyserait les causes sous-jacentes de la guerre et les atténuerait » au lieu de « choisir d’accélérer le cycle de l’insécurité et de la guerre » et de soutenir « ceux qui profitent de la destruction ».
À partir du même point géographique, Chris Bamberyconsidère que le prix que les Européens devront payer est clair : « plus d’austérité » et « des économies qui ne vont nulle part rapidement », ce qui fera augmenter le rejet des gouvernements centristes qui disaient jusqu’à présent qu’il n’y avait pas d’argent pour les politiques sociales et peut bénéficier à l’extrême droite. Dans sa lecture, il est évident que « Poutine ne va pas envahir la Pologne, les États baltes et encore moins l’Europe occidentale ».
D’un point de vue ukrainien, Hanna Perekhodan’est pas d’accord avec cette considération et entre en polémique directe avec la France Insoumise de Mélenchon. Comme certaines autres positions venant de la gauche nordique et de l’est, l’historienne prend très au sérieux la menace russe : « alors que la France, l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne peuvent ne pas faire face à une menace militaire immédiate, pour la Pologne, les États baltes et les pays nordiques, le danger est direct », évalue-t-elle, puisque la Russie est l’une des plus grandes puissances militaires du monde « qui a violé tous les principaux accords internationaux de la dernière décennie », « bombarde quotidiennement les villes ukrainiennes » et « dépasse tous les pays européens en dépenses militaires ».
Sa critique se concentre sur le fait qu’elle trouve « isolationniste » la position de certaines gauches qui chercheraient seulement à préserver de manière égoïste leur modèle social, ignorant les « menaces à la sécurité » et refusant de voir l’Europe comme un projet commun. Elle défend au contraire « une stratégie de défense dans laquelle la sécurité ne soit pas financée par des coupes dans les programmes sociaux, mais par l’augmentation des impôts sur les ultra-riches ».
Christian Zeller lui répond directement en disant que nous ne pouvons en aucun cas approuver l’armement des puissances impérialistes européennes qui utiliseront la puissance pour faire valoir leurs revendications par la force dans le contexte d’une rivalité croissante pour les minéraux rares et coûteux, les terres rares, les terres agricoles et même l’eau, que ce soit en Afrique, en Asie ou en Europe ou ailleurs.
Il soutient que « la rivalité impérialiste et la consommation matérielle d’armement provoqueront une augmentation massive des émissions de gaz à effet de serre » et que ce « réarmement » conduira à une distribution encore plus inégale des ressources et à l’enrichissement des secteurs les plus pervers du capital.
Traduit pour l’ESSF par Adam Novak, publié par Esquerda.net
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