Édition du 12 novembre 2024

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Le Monde

Sur la nouvelle guerre froide

Le risque d’une nouvelle guerre froide s’est considérablement accru ces derniers temps, non seulement en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais aussi parce que les Etats-Unis ont considéré que la Chine était une superpuissance rivale qu’il fallait endiguer. Telle est la vision des relations internationales actuelles que l’on rencontre chez les analystes traditionnels. Cependant, l’universitaire socialiste libanais Gilbert Achcar affirme que cette interprétation des relations interétatiques dans le monde d’aujourd’hui est une conception erronée de l’évolution de la politique mondiale depuis la fin officielle de la période connue sous le nom de guerre froide, qui a duré de 1947 à 1991. Elle repose sur une notion confuse ayant trait au thème d’une « nouvelle guerre froide ». En effet, dans l’entretien qui suit, Gilbert Achcar affirme qu’une nouvelle guerre froide est en cours depuis la fin des années 1990 et que nous sommes maintenant à un stade où elle pourrait s’intensifier. (C.J.P.)

Tiré de A l’Encontre
1 mai 2023

Entretien avec Gilbert Achcar conduit par C.J. Polychroniou

C. J. Polychroniou : L’invasion de l’Ukraine par la Russie et son partenariat avec la Chine ont conduit de nombreux commentateurs à parler du début d’une nouvelle guerre froide. Cependant, dans votre livre récemment publié, The New Cold War : The United States, Russia, and China from Kosovo to Ukraine (The Westbourne Press, 2023), vous affirmez qu’une nouvelle division géopolitique Est-Ouest – et donc l’émergence d’une nouvelle guerre froide – peut être établie depuis la fin des années 1990, et plus particulièrement depuis la guerre du Kosovo. Commençons par votre interprétation du terme « guerre froide », car je vois beaucoup de gens s’opposer à votre interprétation de l’interaction des Etats dans le système interétatique mondial avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Gilbert Achcar : Il y a en effet beaucoup de confusion autour de la question d’une nouvelle guerre froide. Les usages de l’expression n’ont pas commencé à proliférer maintenant, mais depuis 2014 en ce qui concerne les relations des Etats-Unis avec la Russie et depuis Trump pour celles avec la Chine. L’éventail des vues est resté le même, entre ceux qui pensent que nous sommes en plein dans une guerre froide, ceux qui pensent qu’elle n’a fait que commencer avec l’invasion de l’Ukraine, et ceux qui continuent à mettre en garde contre sa survenue potentielle ! Ce qui est juste dans tout cela, cependant, c’est que la notion de « guerre froide » ne peut être confondue avec l’opposition idéologique et systémique qui existait entre les blocs dirigés par l’Union soviétique et les Etats-Unis. Les origines de l’expression « guerre froide » et de la notion de nouvelle guerre froide sont toutes deux examinées en détail dans mon livre.

En substance, une « guerre froide » est une situation dans laquelle un pays maintient un état de préparation à la guerre sans être (encore) engagé dans une « guerre chaude ». En d’autres termes, c’est la course aux armements qui a permis à la guerre froide d’être appelée ainsi. J’ai expliqué depuis la fin des années 1990 comment les Etats-Unis avaient décidé de maintenir un niveau de dépenses militaires basé sur le scénario d’une guerre menée simultanément contre la Russie et la Chine. Cette décision était liée à d’autres démarches provocatrices de Washington, ce qui m’a conduit à situer en 1999 le début de ce que j’ai appelé la nouvelle guerre froide. Ce qui s’est passé depuis ne pouvait que confirmer ce diagnostic, et il est assez amusant de constater qu’aujourd’hui, alors que le monde est aussi proche d’une guerre mondiale très chaude qu’il ne l’a jamais été depuis 1945, certains hésitent encore à appeler un chat un chat !

C.J.P. : Quel est le véritable ennemi de Washington au moment où vous situez la genèse de la nouvelle guerre froide, et pourquoi la guerre du Kosovo constitue-t-elle un tournant aussi marquant dans le monde de l’après-guerre froide ?

G.A. : Après la disparition de l’URSS, de nombreux commentaires ont été faits sur la nécessité pour Washington d’inventer un nouvel ennemi international. Certains pensaient que le « terrorisme » avait résolu le problème, mais le « terrorisme » n’est en aucun cas le type de « concurrent » dont Washington a besoin pour s’assurer l’allégeance de ses alliés de la guerre froide, que Zbigniew Brzezinski appelait notoirement ses « vassaux ». En fondant leur comportement actuel sur l’hypothèse que la Russie et la Chine étaient des ennemis potentiels, les Etats-Unis ont recréé des tensions avec la Russie – et en ont créé de nouvelles avec la Chine, après avoir coopéré avec elle contre l’URSS au cours des 15 dernières années de la guerre froide.

La guerre du Kosovo a été décisive parce qu’elle a brisé les illusions que Moscou et Pékin pouvaient avoir sur le « nouvel ordre mondial » promis par George Bush père en 1990, alors qu’il préparait la première guerre menée par les Etats-Unis contre l’Irak au nom du droit international et sanctionnée par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU que Moscou a approuvée et sur laquelle Pékin s’est abstenu. Bush père – dans un célèbre discours prononcé, par une ironie de l’histoire, le 11 septembre 1990 – avait promis qu’à partir de ce moment le monde serait « bien différent de celui que nous avons connu : un monde où la règle de droit supplante la règle de la jungle ». Moscou et Pékin espéraient que l’ONU jouerait désormais le rôle pour lequel elle avait été initialement conçue, leur donnant ainsi un droit de veto sur l’usage de la force dans les relations internationales. De même, l’administration de Bill Clinton avait assuré à Moscou que l’élargissement de l’OTAN à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque n’était pas dirigé contre la Russie. Pourtant, c’est en 1999, année où cet élargissement a été scellé, que l’OTAN a lancé sa toute première guerre, celle du Kosovo, en contournant le Conseil de sécurité des Nations unies et en violant ainsi le droit international.

C.J.P. : Poutine a été élu président de la Russie quelques mois seulement après la guerre du Kosovo et a immédiatement lancé une série de mesures assez spectaculaires de politique intérieure et étrangère destinées à rendre la Russie plus forte et, une fois de plus, à en faire un acteur majeur dans les affaires mondiales. De votre point de vue, la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine était-elle simplement une réaction à l’élargissement de l’OTAN et à ses relations stratégiques croissantes avec l’Ukraine ou, comme l’ont affirmé certains universitaires, faisait-elle peut-être aussi partie d’un plan visant à reconstituer l’empire russe avec un retour aux pratiques impérialistes du XIXe siècle ?

G.A. : A mon avis, il y a du vrai dans les deux explications. L’élargissement de l’OTAN vers l’Est dans les années 1990, ainsi que la « thérapie de choc » néolibérale promue par Washington dans la Russie post-soviétique et son encouragement au comportement antidémocratique de Boris Eltsine ont préparé le terrain pour l’ascension au pouvoir de Poutine. Il a dû avaler à son tour la pilule très amère d’un deuxième cycle d’élargissement de l’OTAN, scellé en 2004, qui a ajouté à l’Alliance (OTAN) les trois anciennes républiques soviétiques des pays baltes, ainsi que d’autres Etats d’Europe de l’Est. Il a ensuite tracé une ligne rouge concernant les deux autres anciennes républiques soviétiques visées par l’OTAN – l’Ukraine et la Géorgie – qui avaient également une frontière commune avec la Russie.

Lorsqu’en 2008, George W. Bush pousse à l’adhésion de ces deux Etats à l’OTAN et obtient de l’Alliance qu’elle s’engage à les intégrer malgré les réticences françaises et allemandes, Poutine passe à l’action, d’abord en usurpant une partie de la Géorgie en 2008 [Ossétie du Sud et Abkhazie], puis en annexant la Crimée et en empiétant sur l’est de l’Ukraine en 2014, après le soulèvement ukrainien de cette même année et la prise de distance qui s’en est suivie de Kiev face à la Russie. Ces empiètements avaient pour but de créer un état de belligérance avec ces deux pays, rendant impossible leur adhésion à l’OTAN, sans quoi l’Alliance se retrouverait elle-même dans un état de belligérance avec la Russie.

A cette seule fin, l’empiètement sur l’est de l’Ukraine aurait suffi. L’annexion de la Crimée a servi un autre objectif, celui de renforcer la popularité intérieure de Poutine, qui était tombée au plus bas après son retour à la présidence en 2012 sur fond de manifestations de masse. Poutine a joué sur le nationalisme et le revanchisme russes pour redorer le blason de son régime et développe depuis un discours de nostalgie impériale russe. L’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine a été rendu impossible depuis 2014. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 ne peut donc pas être expliquée par le facteur OTAN. Il s’agissait d’une tentative ratée et lourdement mal calculée de Poutine pour assujettir l’Ukraine, peut-être dans le but de la fusionner avec la Russie. L’invasion a également accéléré la dérive de son régime vers le néo-fascisme : une dictature nationaliste basée sur un simulacre de démocratie.

C.J.P. : Aujourd’hui, la Russie et la Chine sont plus proches que jamais et tentent de modifier l’ordre mondial. Quelles sont les différences et les similitudes entre la nouvelle guerre froide et l’ancienne ?

G.A. : Une partie de la réponse à votre question se loge dans la question elle-même : depuis 1961, la Chine est entrée dans une relation très conflictuelle avec l’URSS, ce qui l’a finalement amenée à collaborer avec les Etats-Unis contre son rival « communiste », à partir des années 1970, jusqu’à ce que le système soviétique commence à s’effondrer.

Ensuite, entre la Russie et la Chine, c’est la seconde qui est aujourd’hui la plus grande puissance. La Russie maintient une capacité militaire de haut niveau – bien qu’elle ait perdu beaucoup de « crédibilité » avec son échec actuel en Ukraine – mais son PIB était inférieur à celui de la Corée du Sud en 2021 !

Troisième différence : alors que la guerre froide était caractérisée par une opposition systémique entre deux blocs, la nouvelle guerre froide ne l’est pas. Poutine a plus d’admirateurs à l’extrême droite, y compris Donald Trump, qu’il n’y a de gens à gauche qui vivent dans une autre époque en croyant que Poutine est la réincarnation de Staline. La Chine, en revanche, est détestée par la droite dure qui la considère comme un pays « communiste ». L’alliance entre Moscou et Pékin n’est pas due à des affinités systémiques. L’idée que nous assistons à un conflit entre la démocratie et l’autoritarisme n’est qu’une tentative de recycler la prétention vide de sens de Washington à incarner le monde libre pendant la guerre froide. Le fait qu’un dirigeant autoritaire d’extrême droite comme Narendra Modi, en Inde, soit une vedette régulière du Sommet pour la démocratie de Joe Biden, et que le Brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro ait participé à l’édition précédente, en décembre 2021, est à ce propos suffisamment éloquent.

La principale similitude réside dans ce qui constitue une « guerre froide » : un renforcement militaire continu des deux côtés de la barrière et une tendance croissante à considérer les relations internationales comme un jeu à somme nulle, dans lequel les trois protagonistes se disputent l’influence internationale.

C.J.P. : Cette nouvelle guerre froide pourrait-elle devenir brûlante ?

G.A. : Malheureusement oui. Et cela est en rapport avec une autre différence entre la nouvelle guerre froide et l’ancienne. Il y avait un certain degré de prévisibilité en ce qui concerne l’URSS pendant la guerre froide. Les bureaucraties sont conservatrices par nature, et la bureaucratie soviétique ne faisait pas exception. Elle était sur la défensive la plupart du temps, y compris lorsqu’elle s’est aventurée pour la première fois hors de sa zone d’après 1945 en envahissant l’Afghanistan à la fin de l’année 1979. Elle était alors terrifiée par la perspective d’une propagation du fondamentalisme islamique aux républiques soviétiques d’Asie centrale dans le sillage de la « révolution islamique » iranienne.

Les choses ont changé avec Poutine. Un régime nationaliste, politiquement autocratique et économiquement oligarchique, est beaucoup plus enclin aux aventures militaires qu’un régime bureaucratique. Le résultat est que Poutine a déjà lancé plus de guerres que l’URSS n’en a eu après 1945 jusqu’à sa disparition : Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie, auxquelles il faut ajouter l’intervention du groupe paramilitaire Wagner en Libye, au Soudan, au Mali et en République centrafricaine. L’existence même du groupe Wagner est très révélatrice de la nature du régime russe, où les délémitations entre intérêts publics et privés sont très poreuses.

La Chine, quant à elle, agit toujours selon la logique conservatrice de sa bureaucratie dirigeante. Elle n’a pas encore lancé de guerre à partir de son territoire. Elle considère ses actions à l’égard de Taïwan ainsi que ses manœuvres navales dans les mers entourant son territoire comme défensives face à l’encerclement militaire de la Chine par les Etats-Unis et aux provocations constantes de ces derniers.

Quant aux Etats-Unis, ils ont lancé des expéditions militaires impériales dans le monde entier après 1945, y compris deux guerres majeures en Corée et au Vietnam et plusieurs interventions de moindre importance. Ils ont ensuite inauguré la fin de la guerre froide par une attaque massive contre l’Irak en 1991, suivie de guerres dans les Balkans et en Afghanistan, et de l’occupation de l’Irak de 2003 à 2011. Ils recourent de manière intensive et illégale à la « guerre à distance », principalement à l’aide de drones. Ils sont de plus en plus provocateurs à l’égard de la Chine : après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils ont accentué leur trajectoire de heurts avec Pékin au lieu d’essayer de le détacher de Moscou.

Ajoutez à cela que Poutine a menacé d’utiliser des armes nucléaires et vous comprendrez à quel point est devenue dangereuse la situation mondiale actuelle. La course mondiale aux armements a atteint de nouveaux sommets. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a récemment constaté que les dépenses militaires mondiales ont augmenté en 2022 pour atteindre le chiffre record de 2240 milliards de dollars. Il a ajouté : « Les dépenses militaires des Etats d’Europe centrale et occidentale ont totalisé 345 milliards de dollars en 2022. En termes réels, les dépenses de ces Etats ont dépassé pour la première fois celles de 1989, alors que la guerre froide touchait à sa fin. » Le SIPRI relève également que « les dépenses militaires des Etats-Unis ont atteint 877 milliards de dollars en 2022, soit 39% du total des dépenses militaires mondiales et trois fois plus que le montant dépensé par la Chine ». Imaginez ce qui pourrait être fait dans la lutte contre le changement climatique, les pandémies et la faim avec une fraction de ces sommes énormes. (Entretien publié sur le site Znetwork, le 29 avril 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Gilbert Achcar est professeur d’études sur le développement et de relations internationales à la SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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