11 février 2025 | tiré de mediapart.fr
https://blogs.mediapart.fr/cetri-centre-tricontinental/blog/110225/haro-sur-l-aide-internationale
Elon Musk, en charge de « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), vient d’annoncer la fermeture de l’agence américaine d’aide au développement, USAID, qu’il a qualifiée sur son réseau X d’« organisation criminelle » qui « devait mourir » [1]. Cet arrêt brutal suit la décision abrupte du 20 janvier dernier de geler pendant 90 jours le financement de l’aide internationale [2]. Ces diktats témoignent de la nouvelle donne politique aux États-Unis, mais ils sont également les marqueurs, au-delà des frontières nord-américaines, des contradictions de l’aide internationale et d’un repli éthique au niveau mondial.
Politique spectacle
Dès son investiture, Trump a montré qu’il entendait être le nouvel homme fort du pays, sinon du monde, gouvernant par effets d’annonce et coups de force : volonté de s’approprier le Groenland et le canal de Panama, hausse des tarifs douaniers (sur laquelle il est revenu), expulsions massives, etc. Il convient de prendre au sérieux ce virage à droite et cette politique spectacle, tout en ne se méprenant pas sur son caractère exceptionnel.
Les institutions et contre-pouvoirs auxquels Trump s’attaque avaient déjà été mis à mal par le néolibéralisme, les inégalités et les avantages accordés aux grands acteurs de la tech. Il ne s’agit pas de minimiser la violence du nouveau président, mais plutôt de prendre acte du fait que le trumpisme n’est pas hors-sol, qu’il ne constitue pas un corps étranger à la démocratie américaine. Comme l’écrit Mesrine Malik, « le rêve américain de prospérité à l’intérieur et de suprématie à l’étranger a longtemps masqué un ordre beaucoup plus cynique et transactionnel - un ordre que Trump est à la fois en train d’exposer et d’enraciner » [3].
En fin de compte, le président américain met en scène, tout en la poussant à l’extrême, une politique qui a été largement mise en œuvre par ses prédécesseurs, mais sous une forme plus diplomatique. Au niveau international, la stratégie impériale à visage humain de Biden a ainsi fait place à la stratégie sans masque de Trump. Dans les deux cas, c’est America first [4].
Failles de l’aide internationale
La décision de Trump se répercute directement et lourdement au niveau mondial, mettant en évidence l’architecture de l’aide internationale dont les États-Unis représentent plus de 40% du financement [5]. Outre qu’elle entretient le flou et la confusion quant aux exemptions actuelles – tout ce qui concerne l’aide vitale à court terme – et sur la suite, cette politique hypothèque toute idée de partenariat avec les organisations locales du Sud, dont les programmes financés par la coopération états-unienne ont dû s’arrêter du jour au lendemain, et qui sont traitées comme de vulgaires sous-traitants [6].
Apparaît de la sorte une double dépendance : celle du système de l’aide internationale et des acteurs humanitaires et de développement américains envers la Maison blanche. Dépendance d’autant plus problématique au vu de l’instrumentalisation récurrente de l’aide par Washington. Ainsi, les trois éléments essentiels mis ouvertement en avant par les gouvernements successifs pour légitimer l’aide internationale fournie par les États-Unis sont : la sécurité nationale, les intérêts commerciaux et le reflet des valeurs et du leadership global [7].
Ce qui, jusqu’à présent, était plus ou moins implicitement accepté, à savoir que l’aide sert aussi les intérêts américains, est désormais affirmé avec force comme prioritaire. Chaque dollar dépensé doit être justifié en répondant à trois simples questions, déclare ainsi Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État : cela rend-il les États-Unis plus sûrs, plus forts, plus prospères [8] ?
Désorientation éthique
Sale temps pour l’aide internationale, car ce n’est pas seulement de l’autre côté de l’Atlantique qu’elle est confrontée à des coupes budgétaires drastiques. De l’Allemagne à la Belgique, en passant par les Pays-Bas, le repli européen est évident, et c’est en France que la baisse, de 35%, est la plus importante. Du côté belge, le gouvernement Arizona réduira le budget de la coopération d’un quart. Si les réactions ne se sont pas fait attendre, force est de reconnaître qu’elles prennent souvent un tour défensif.
Ainsi, aux États-Unis, la majorité des ONG internationales (ONGI) ont adopté un profil bas, préférant tenter de négocier avec l’administration Trump, voire de l’amadouer. En témoigne la déclaration d’Interaction, le plus grand réseau d’ONGI, selon laquelle les organisations d’aide et de développement états-uniennes travaillaient sans relâche pour faire avancer les intérêts des États-Unis au niveau mondial et que la suspension des programmes créerait un vacuum que « la Chine et nos adversaires allaient rapidement remplir » [9]. Bien que contesté par nombre d’ONG, le positionnement d’Interaction n’en est pas moins révélateur de la confusion qui règne.
Sous un mode mineur, la ligne de défense tend à être la même du côté belge (et européen) : mise en avant du soft power, de « l’investissement stratégique », de la stabilité internationale et de la « gestion migratoire ». Il faudrait valider et s’approprier l’instrumentalisation de l’aide pour mieux la légitimer. Simple tactique ou narratif assumé, cela trahit la dépolitisation des acteurs de l’aide et du développement [10], ayant de plus en plus de mal à penser les conditions de leur fonctionnement dans un monde marqué par les inégalités, les relents réactionnaires, la montée en puissance du Sud et les rapports de force. Au risque de devenir les complices du pouvoir plutôt que des contrepouvoirs.
À défaut de réinventer l’aide en pariant sur l’intelligence sensible des gens ordinaires, qui trouvent tout simplement injuste et révoltant que des hommes, des femmes et des enfants meurent de faim ou faute de soins, sous les coups ou sous les bombes, leurs droits et leur dignité bafoués, on s’autocensure et on s’aligne sur la politique du plus fort. À l’automne 2004, Gustavo Gutiérrez (1928-2024), le « père » de la théologie de la libération, s’appuyant sur le grand philosophe et penseur juif Emmanuel Lévinas (1906-1995), affirmait la nécessité d’une « éthique de la solidarité » [11]. C’est aussi, d’abandonner ce terrain-là, déclaré perdu d’avance, en cédant sur les principes et sur les mots, au nom de la crise économique et de la realpolitik, que l’on condamne l’aide au faux dilemme du gaspillage ou de l’utilité géopolitique.
Notes
[1] Lauren Irwin, « Musk calls USAID a ‘criminal organization’ that should ‘die’ », The Hill, 2 février 2025, https://thehill.com/homenews/administration/5122128-musk-calls-usaid-a-criminal-organization-that-should-die/.
[2] Laurence Caramel, Philippe Ricard, Ghazal Golshiri, Piotr Smolar, Jean-Michel Hauteville, Jacques Follorou, Florence Miettaux, Bruno Meyerfel, Faustine Vincent et Laure Stephan, « Pourquoi le gel par Trump de l’aide internationale sidère le monde et provoque déjà des dégâts dévastateurs », Le Monde, 3 février 2025, https://www.lemonde.fr/international/article/2025/02/01/donald-trump-seme-le-chaos-et-la-panique-en-gelant-l-aide-etrangere_6526177_3210.html.
[3] Nesrine Malik, « Trump 2.0 is exposing American exceptionalism for what it is – and has always been », The Guardian, 3 février 2025, https://www.theguardian.com/commentisfree/2025/feb/03/donald-trump-american-exceptionalism-guantanamo-bay-imperialism-billionaires.
[4] Bernard Duterme, « L’Amérique latine selon Trump : des menaces aux réalités », Cetri, 31 janvier 2025. Lire aussi Frédéric Thomas, « Joe Biden : un impérialisme à visage humain ? », Cetri, 16 novembre 2020.
[5] OCHA, Total reported funding 2024, https://fts.unocha.org/global-funding/overview/2024.
[6] Irwin Loy, « Trump stop-work orders hit local aid and frontline communities », The New humanitarian, 31 janvier 2025, https://www.thenewhumanitarian.org/news/2025/01/31/trump-stop-work-orders-hit-local-aid-and-frontline-communities ; Irwin Loy, « Inklings | What to make of the Trump aid freeze chaos ? », The New humanitarian, 29 janvier 2025, https://www.thenewhumanitarian.org/newsletter/2025/01/29/inklings-what-make-trump-aid-freeze-chaos.
[7] Congressional Research Service, U.S. Foreign Assistance, 1er novembre 2024, https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF10183.
[8] « Chaque dollar que nous dépensons, chaque programme que nous finançons et chaque politique que nous poursuivons doivent être justifiés par la réponse à trois questions simples :
Cela rend-il l’Amérique plus sûre ?
Cela rend-il l’Amérique plus forte ?
Cela rend-il l’Amérique plus prospère ?
Sous la présidence Trump, les dollars des contribuables américains qui travaillent dur seront toujours dépensés avec sagesse et notre pouvoir sera toujours cédé avec prudence — et vers ce qui est le mieux pour l’Amérique et les Américains avant tout », Marco Rubio, audition devant le Sénat américain. « Révisionnisme et désinhibition : l’Empire de Trump dans la doctrine Marco Rubio », Le Grand continent, 15 janvier 2025, https://legrandcontinent.eu/fr/2025/01/18/revisionnisme-et-desinhibition-lempire-de-trump-dans-la-doctrine-marco-rubio/.
[9] Cité dans Irwin Loy, Ibidem.
[10] Julie Godin, « ONG : dépolitisation de la résistance au néolibéralisme ? », Cetri, 13 juin 2017.
[11] Et de poursuivre : « Lévinas parle par exemple par exemple, d’une ‘éthique asymétrique’, il l’appelle ainsi car pour lui, l’autre est premier. C’est une façon de parler de solidarité, mais je dirais qu’elle va plus loin. C’est une perspective éthique profonde et féconde ». Anthropia, « Solidaridad y tolerancia : Entrevista a Gustavo Gutiérrez”, 2004, https://revistas.pucp.edu.pe/index.php/anthropia/article/view/11202.
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