Édition du 11 février 2025

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Le Monde

Des théories pour saisir l’insécurité alimentaire

Commun à tous les phénomènes, des théories proposent toujours des explications à ces derniers. L’insécurité alimentaire ne fait pas exception. Plusieurs théories concourent ou tentent d’expliquer le fond de ce phénomène. Parmi ces théories, trois d’entre elles qui bénéficient d’une solide réputation auprès des communautés scientifiques sont passées en revue.

La théorie de Robert Malthus

Du point de vue historique, la première théorie qui propose une certaine explication jugée cohérente au phénomène de l’insécurité alimentaire a été élaborée par Thomas Robert Malthus en 1798 (Azoulay et Dillon, 1993). D’après cette théorie, expliquent les auteurs, l’inexistence des denrées alimentaires suffisantes est la première cause de l’insécurité alimentaire. Dans une telle dynamique, pour contre carrer ce phénomène il suffit d’augmenter le niveau de la production. Cette théorie est à la base de la première définition de la sécurité alimentaire proposée par la FAO au cours des années 70. À travers cette assertion Malthus semble donc inscrire la sécurité alimentaire dans la dynamique de la territorialité, c’est-à-dire la sécurité alimentaire des personnes dépend de la disponibilité des aliments dans la communauté au quelle évoluent ces personnes. La vision de la territorialité qui est dégagée dans l’analyse de Malthus précède bien ce dernier. Car, selon Vertus Saint-Louis (2003), les grands fleuves ont été déjà perçus pour accrocheurs des grandes civilisations parce qu’ils ont été à la fois des voies de communication naturelles et des lieux de naissance des grandes agricultures ; population et alimentation sont liées. C’est dans cette optique que, selon l’historien, Hérodote a qualifié l’Égypte un don du Nil.

Toutefois la théorie de Malthus est bien étudiée, il en résulte qu’une fois que la production agpri augmente, automatiquement la faim décroit ou disparaît. Donc, un lien étroit est déduit entre la production agricole et la satisfaction du besoin de se nourrir, en décelant cette théorie. Mais même si qu’il y ait un lien étroit entre la production agricole (disponibilité des aliments) et la satisfaction du besoin de se nourrir (finalité), le lieu de consommation des aliments ne devrait pas forcement le lieu de la production, comme dans les systèmes agraire traditionnels où un lien était établi entre le champ et l’assiette. D’ailleurs la Banque Mondiale, se basant sur le coût d’opportunité et les avantages comparatifs, grâce au marché international, elle encourage à l’État des pays sous-développés de se concentrer sur la réduction des inégalités sociales au lieu de produire localement, pour pouvoir lutter contre l’insécurité alimentaire (Courade, 1989).

En clair, le marché international est là pour satisfaire la demande alimentaire. Autrement dit, la disponibilité des aliments peut être assurée par le marché. Cependant, la Banque Mondiale, à travers sa proposition, semble ignorer quelques réalités. S’appuyant totalement sur l’approvisionnement à l’échelle international, c’est ignorer que les grandes puissances peuvent se servir de l’arme alimentaire pour torpiller les petits pays. Car pour Stéphanie Rivoal (2015), l’alimentation peut transformer en une arme de nature économique, politique et de guerres avec des effets divers. Également, l’alimentation peut être un moyen pour enrichir les producteurs agricoles étrangers au détriment des agriculteurs locaux. Mais encore, c’est banaliser les grands chocs économiques internationaux qui peuvent provoquer la flambée des prix des produits agroalimentaires. C’est ce qui se passait en 2008 (Soha, 2010).

Comparant la base de l’énoncé de la Banque Mondiale avec la théorie de Malthus, la deuxième semble être favorable à la souveraineté alimentaire portée par la via Campesina en 1996. Car la fédération des organisons paysannes définit la souveraineté alimentaire comme étant « le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles » (Gasselin, Jarrige et al., 2020 : 9). Dans la logique de la souveraineté alimentaire, la petite agriculture familiale est privilégiée afin de finir avec la dépendance alimentaire des pays du Sud (Alahyane, 2017). Néanmoins, la disponibilité des aliments locaux ne garantit pas la sécurité alimentaire, elle peut être seulement considérée comme une étape dans la sécurité alimentaire. Étape, parce qu’il pourrait avoir de production suffisante dans une communauté alors que la faim progresse dans cette même communauté, du fait que tout le monde n’est pas producteur. Car ceux qui ne sont pas producteurs, ils pourraient ne pas avoir un accès suffisants aux aliments faute de moyens financiers. Et ceux qui sont des producteurs pourraient eux-mêmes ne pas avoir assez de moyens financiers pour compléter leurs diètes alimentaires. Une telle situation a été observée au Mali à Sikasso, où la production agricole est au top, par contre selon Dury et Bocoum (2012) cité par Emmanuel Lankouande et al. (2020), la région connait une malnutrition infantile élevée. La question ne tourne pas seulement autour de la question de la disponibilité des aliments, mais également autour de celle de l’accessibilité aux aliments et d’autres paramètres.

La théorie de Amartya Sen

Selon Piguet (2010), Escheir est l’un des premiers à évoquer la question accès aux aliments. Il l’a appelé la partie gauche de « l’équation alimentaire ». Suivant l’auteur, la croissance de la production des biens alimentaires ne peut pas résoudre automatiquement le problème de la faim, bien qu’important. Il s’agit avant tout d’une question d’accès. Dans ce débat Amartya Sen s’est inscrit dans la même logique. Ainsi, explique-t-il que le fond de la question de la problématique de la faim n’est pas dans la disponibilité totale des aliments, mais dans l’accessibilité des personnes aux aliments. Donc l’existence des aliments sur le marché (disponibilité) n’a aucun sens pour la population dans la mesure où elle n’a pas les moyens financiers pour se procurer de ces aliments. C’est pourquoi il évoque la notion de capabilités (Sen 1981), cité Edmond Lankouande et al. (2020). Néanmoins, la notion de capabilités apparaîtrait un peu flou. Donc pour élucider cette notion, Sen (1985) a expliqué les capabilités par les rapports existants entre l’accès aux aliments (moyens financiers), rendement nutritionnels (âge, sexe, préférence alimentaire), des conditions environnementales, le niveau d’éducation, les caractéristiques sanitaires, cité Edmond Lankouande (2020).

La deuxième définition de la sécurité alimentaire élaborée par la FAO en 1996 trouve ses racines dans cette fameuse théorie de Sen.

Suivant les analyses de Emmanuel Bénicourt (2006), la théorie de Sen a donc lié le phénomène de l’insécurité alimentaire au manque de pouvoir des populations pour réaliser certains accomplissements. C’est une sorte de déficit de libertés de la part des individus qui sont incapables de réaliser cet accompagnement, celui de nourrir. Cet état de fait se réfère à une dynamique du sous-développement, car dans la logique de Sen, suivant le même auteur, le développement est perçu comme la réalisation d’une vie meilleure. C’est pourquoi Sen concentre sa définition du développement sur la notion de « fonctionnement ». De cette manière il évoque la capacité des personnes à réaliser certaines actions ou certains types d’états dont être bien nourri, être libre de la morbidité, être mobile, etc. En général, ces états sont appelés « le fonctionnement » des personnes. Suivant cette logique, les personnes sont libres pour choisir et réaliser ses « fonctionnements » en se basant sur des droits dont disposent ces dernières.

Toutefois pour Vertus Saint-Louis (2003) la question alimentaire tourne autour de la politique, en substance il porte à déduire que la théorie de Sen explique la vulnérabilité alimentaire des populations comme étant la résultante des actions politiques, parce que ce sont des actions politiques à travers des politiques publiques qui permettront aux citoyens de réaliser ou non certains accomplissements qui impliquent les multiples dimensions de la vie des personnes. D’ailleurs pour Patrick Hassenteufel (2014), inaction publique vaut action publique en sociologie politique. Fort de cette approche, la sécurité alimentaire peut-être insérée dans la grille des états ou actions assimilées au bien-être et que certaines personnes sont incapables de réaliser, parce que des bases ne sont pas jetées suivant des stratégies de développement.

Certes la théorie de Sen explique l’insécurité alimentaire par l’inaccessibilité des personnes aux aliments, elle assimile donc cette situation d’inaccessibilité à l’incapacité des personnes à réaliser certains fonctionnements dont celui de se nourrir, mais elle n’explique pas réellement les facteurs qui sont responsables cet état d’incapacité. C’est ce qui fait la limite de cette théorie et que peut expliquer la théorie dynamiste de Georges Balandier.

La théorie dynamiste de Georges Balandier

La théorie de Georges Balandier décrit la dynamique sociale comme un tout qui comprend des dynamismes internes et externes et qui sont responsables de certaines réalités dans des sociétés. Selon la dynamique interne tous les changements viennent de l’intérieur même de la communauté. Ils actualisent ce qui existe déjà sous forme latente, recouverte et cachée, parfois refoulée. Quant à la dynamique externe, elle est caractérisée par les forces venant d’autres systèmes et qui pèsent sur le système intérieur jusqu’à le dominer et détruit sa propre régulation. En ce sens, le système extérieur impose une régulation étrangère du système intérieur. Cela est possible inévitablement par le contact du système intérieur avec une autre société qui provoque une dynamique de prise de conscience de certaines lacunes ou différences, une aspiration vers quelque chose d’autres. Donc, la dynamique du dedans apparaît continuellement confrontée à une dynamique du dehors, par contre il est possible que ce qui semble être imposé par la dynamique du dehors soit en réalité des mécanismes internes qui jusqu’alors n’étaient pas perçus (Defour, 1994), cité par Jambere Bajoje (2011).

Par conséquent, au sujet de l’insécurité alimentaire, dans le temps les systèmes agraires traditionnels avaient un étroit lien avec l’alimentation des populations, c’est-à-dire la sécurité alimentaire des populations étaient inévitablement assurée par la production locale. Or dans la dynamique de la globalisation et de la mondialisation, l’alimentation des peuples tend vers son uniformisation à travers la logique de marché, un état de fait imposé de l’extérieur pour sécuriser l’alimentation des populations et que subissent les systèmes agraires locaux. Ce lien entre la production agricole locale et la consommation alimentaire est désormais dissout parce que la dynamique externe participe à la destruction des systèmes agraires traditionnels qui sont de la dynamique interne. De ce fait, l’insécurité alimentaire observée dans des régions du monde pourrait être perçu comme le résultat de la marchandisation de l’alimentation qui est imposée par la dynamique du dehors.

Néanmoins, cette fameuse théorie de Balandier ne prend pas en compte l’interdépendance des systèmes, où les uns ne sont pas responsables la faiblesse des autres, ce qui peut amener à la domination des uns sur les autres.

Le point sur ces théories

En effet, les trois théories analysées nous portent à comprendre que, du point de vue théorique, les manières d’appréhender l’insécurité alimentaire ont évolué au cours du temps. Également, elles nous permettent de comprendre le fondement des diverses approches issues de l’insécurité alimentaire et de la sécurité alimentaire. Toutefois chacune de ces théories a leurs limites. Ainsi, la première théorie néglige l’homme dans sa totalité. La deuxième théorie, à savoir la théorie d’Amartya Sen, appréhende l’homme dans sa dimension plus ou moins complète, mais n’explique pas les facteurs réels qui provoquent l’incapacité des populations à accéder à l’alimentation. Et, la troisième théorie explique les facteurs qui impliquent l’inaccessibilité des populations à l’alimentation, alors qu’elle ne met pas en cause l’interdépendance des systèmes.

Après avoir analysé ces théories qui tentent d’expliquer le phénomène de l’insécurité alimentaire, en dépit de leurs limites, la théorie de Sen me semble plus convenable pour pouvoir mieux analyser et expliquer ce phénomène. Car à travers cette théorie, les problèmes du développement peuvent être abordés comme des défis ou des obstacles à la sécurité alimentaire ou le bien-être et la liberté en général.

Lopkendy JACOB

Ingénieur-Agronome (FSAG/UNEPH), Maîtrisant en Sciences du Développement
(FE/UEH).

Quelques références

Alahyane, S. (2017). Souveraineté alimentaire ou le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. In Politiques Étrangères. P. 167-177.

Azoulay, G. et Dillon J. (1993). La sécurité alimentaire en Afrique : Manuel d’analyse et d’élaboration des stratégies. In Tiers-Monde, tome 35, N°139.

Gasselin P., Jarrige F. et al. (2020). La souveraineté alimentaire. Concept et conditions d’une mise en œuvre durable. 35 p.

Bénicourt, E. (2006). Amartya Sen : Une nouvelle ère pour le développement ? Réponse à Alexandre Bertin. In Revue du Tiers Monde, No 186. Édition Armand Colin. P. 443-447.

Hassenteufel, P. (2014). Sociologie politique : L’action publique. 2ème Édition Armand Colin. 311 p.

Lankouande, E. et Sirpe, G. (2020). Analyse dimensionnelle de la sécurité alimentaire et nutritionnelle : Approche des capabilités. Documents de recherche de l’observatoire de la francophonie économique (DROPE) No 8. 17 p.

Rivoal, S. (2015). L’arme alimentaire. In géo-économie, No 73. P. 9-27.

Vertus, S. (2003). Système colonial et problèmes d’alimentation : le cas de Saint-Domingue au XVIIIème siècle. Les Éditions du CIDIHCA, Montréal. 231 p.

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