Édition du 15 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Trump II : Plus qu'un simple changement de ton ou de style

Le style d’exercice du pouvoir que Trump II met en place, depuis son retour au Bureau ovale de la Maison-Blanche, en frappe de stupeur plusieurs, et ce, toutes catégories confondues, dans la population et à travers le monde. De plus, le chef de la capitale fédérale des USA accompagne souvent ses décisions de paroles tranchantes ou de propos brutaux mettant à jour des traits de caractère inquiétants pour la sécurité et la paix.

À première vue, il est facile de statuer, en raison de déclarations à l’emporte-pièce, fausses, volontairement mensongères et trompeuses de Trump II, en plus de vociférations vocales, de mots durs et de signes ou de gestes explicites, sur l’état d’une personne autoritaire habitée par un esprit revanchard. Et ce n’est pas nécessairement faux. On peut y retrouver également, toujours dans ses déclarations fracassantes et déstabilisantes, les affirmations d’un chef d’État qui l’identifie à sa personne et qui se prend — presque ou totalement — pour Louis XIV qui disait ceci : «  L’État c’est moi  », sinon pour Louis XVI qui précisait en ces termes : «  C’est légal parce que je le veux ». En jouant un peu plus encore dans les formules de monarques plus lointains, toujours à l’époque de l’Ancien Régime, apparaissent d’autres déclamations, exprimées dans toute leur suprême splendeur ou leur royale volonté, notamment «  Car ainsi nous plaît-il être fait » (Charles VI), « Car ainsi le voulons et nous plaît être fait » (Louis XI) ou encore « Car tel est notre plaisir » (Charles VIII, François Ier et Louis XIV)1.

Pour ce qui est du ton et des paroles farfelues qui accompagnent l’exercice du pouvoir, passons à autre chose et revenons à notre énigmatique Trump II. Demandons-nous si ce à quoi nous assistons avec ce deuxième mandat présidentiel consiste seulement en un simple changement de ton avec ses prédécesseurs qui ont occupé le Bureau ovale ou s’il ne faut pas plutôt voir dans certaines de ses déclarations étonnantes et tonitruantes des signes d’une rupture dans l’époque actuelle ? Sous-entendu : assistons-nous, en ce moment, à Washington, à une nouvelle lecture des rapports de force à l’échelle internationale qui entraînerait des changements dans les alliances politiques à nouer avec un pays, la Russie, d’où en contrepartie d’anciennes alliances à jeter aux orties avec les pays partenaires que sont le Canada, le Mexique, l’Europe de l’Ouest et certains pays, — récemment traités en alliés — de l’Europe de l’Est ?

De fait, il se passe des choses qui peuvent avoir des conséquences importantes en ce moment annonçant un changement d’ère ou d’époque et comportant des ruptures significatives rendant caduques les « annonciations farfelues » d’un certain historien américain contemporain de l’université Harvard — Francis Fukuyama pour ne pas le nommer — pronostiquant pompeusement, au lendemain de l’effondrement des régimes communistes d’Europe de l’Est, « la fin de l’histoire ». Nous y reviendrons d’ailleurs plus loin. Pour le moment, faisons un retour rapide sur ce qui peut bien expliquer la nouvelle perception des rapports de force à l’échelle mondiale entre les trois grands qui peuvent aspirer à se définir comme totius orbis dominatoris, c’est-à-dire le souverain du monde entier : et nous avons nommé les USA, la Russie et la République populaire de Chine (l’Inde figurant, pour l’instant, comme éventuel rival à ce trio ou à cette troïka dont la capacité de destruction et d’anéantissement ne saurait faire aucun doute).

L’histoire universelle — et par conséquent récente — est une immense marmite

L’histoire universelle est une immense marmite dans laquelle on peut trouver mille et une choses qui nous rapprochent ou nous éloignent du passé. Dans cette casserole, bouillonnante parfois, s’est déroulé un moment particulier qui nous semble intéressant à faire remonter à la surface et qui s’est produit environ quatre décennies après la célèbre prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Il s’agit de la découverte d’une nouvelle voie de navigation qui a eu un immense impact, à l’époque, sur le système politique international et, par surcroît, du fameux voyage que Christophe Colomb entreprit en 1492. La trouvaille d’une route maritime océanique conduisant vers un nouveau continent habité allait avoir de multiples répercussions non seulement au niveau de la représentation de la Terre, mais aussi dans la place qu’occuperaient, à partir de ce moment, trois grands royaumes qui vont se métamorphoser par la suite en États-nations coloniaux, affirmant tour à tour leur suprématie, et ce pour les cinq prochains siècles ; rien de moins. Car la « découverte » de ces terres habitées, qui allaient être appelées Amérique du Sud, Amérique centrale et Amérique du Nord, va permettre d’enrichir certains royaumes colonisateurs européens qui vont littéralement piller, entre autres choses, l’or, l’argent et le cuivre de ces terres du Nouveau Monde. Bref, des métaux précieux qui vont contribuer à la relance économique de ces royaumes à la croissance poussive — à l’époque —, en y ajoutant le cuivre, aussi précieux et stratégique pour la fabrication d’armes de guerre et la conduite de conflits armés.

L’Espagne, la France et l’Angleterre allaient devenir à tour de rôle, entre le XVe et le XXe siècle, les principaux acteurs de l’expansionnisme ouest-européen, et ces trois grands empires n’hésiteront pas à se poser comme le centre du Monde (dont deux sur lesquels le soleil ne se couchait jamais : l’Espagne et l’Angleterre). La domination planétaire par ces empires est maintenant derrière nous, et ce depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette période pluriséculaire, la Russie passera de pays « arriéré » lointain et sans intérêt, à une terre débordante de ressources stratégiques suscitant des envies d’espace à conquérir pour notamment les troupes de Napoléon et d’Hitler. Mais pour la nouvelle nation qui a pris forme dans la foulée de la révolution américaine de 1776, s’imposera son leadership durant la Deuxième Guerre mondiale.

Le système politique international de 1945 à aujourd’hui

En 1945, nous assistons à la création de l’ONU, à la conclusion des Accords de Bretton Woods et à la création du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Des ententes et des institutions, fortement prescrites par les USA, servent à garantir la paix mondiale ainsi qu’un modèle de développement correspondant à l’ordre libéral et démocratique. Il s’agit donc d’un modèle voulu par les forces du « monde libre », par opposition aux pays du bloc de l’Est, soit les pays identifiés comme appartenant au « Rideau de fer ». Avec leurs alliés de l’ouest européen et du Japon, les USA vont promouvoir et personnifier ce modèle. En revanche, la Pax americana en fera voir de toutes les couleurs à certains peuples habitant les pays nouvellement indépendants et affranchis de leurs liens coloniaux avec les puissances de l’Europe de l’Ouest. Leur développement allait maintenant être complètement assujetti aux besoins économiques et capitalistiques de l’Oncle SAM. Car il correspondait au « développement du sous-développement », c’est-à-dire à la production d’une monoculture dans les pays identifiés au tiers-monde, ce qui ne fera pas l’unanimité. En effet, deux forces de résistance importantes et imposantes s’élèveront sur le chemin : l’URSS d’abord et la République populaire de Chine ensuite.

La présence de deux trublions dans le système politique international de 1947 à aujourd’hui

De 1947 à 1991, ce sont les tensions est-ouest, en lien avec la Guerre froide, qui ont caractérisé la polarisation à l’échelle internationale. En 1949, il y a eu la Révolution chinoise et, affinités idéologiques obligent, la naissance d’une alliance fragile — et peu prometteuse pour l’avenir de l’humanité — entre la République populaire de Chine et l’URSS. Car, d’une part, les relations économiques et diplomatiques entre la Chine dite communiste et les pays de l’Ouest seront gelées, jusqu’à leur normalisation au début des années soixante-dix. Mais d’autre part, l’alliance sino-soviétique sera rompue vers la fin des années cinquante, et ce jusqu’aux années quatre-vingt et pour cause. En 1989, se produit la chute du mur de Berlin et la naissance d’une illusion sécuritaire en Europe de l’Ouest. Illusion effectivement qui sera renforcée deux années plus tard avec l’implosion de l’Empire soviétique. Puis en 1991, l’URSS va s’effondrer et l’ours russe mettra quelques décennies avant de reprendre du poil de la bête. Si Vladimir Poutine, durant la présidence de Bill Clinton, n’en menait pas large, l’exploitation intensive des ressources naturelles que sont le gaz et le pétrole sur les terres nordiques de la Russie vont permettre au nouveau tsar Poutine — qui a joué de stratagèmes pour rester au pouvoir malgré certaines dispositions constitutionnelles qui devaient l’en empêcher — d’approvisionner les économies capitalistes ouest-européennes de ces énergies essentielles à leurs économies. Dès lors, des sommes d’argent massives qui engraissent le trésor du Kremlin, permettant un rééquipement militaire nucléaire, un redressement du service de défense et, dans la même foulée, l’adoption d’une politique agressive de conquête territoriale ramenant le rêve expansionniste de la Russie sous Catherine II.

L’Europe de l’Ouest dans tout ça ?

Le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale a eu pour effet de rendre l’Europe de l’Ouest complètement vulnérable et dépendante des USA. Son redressement économique a été tributaire du Plan Marshall. Pour ce qui est de sa défense territoriale face à l’URSS et dans le contexte de la Guerre froide, les pays de l’Europe de l’Ouest étaient complètement intégrés, pour ne pas dire inféodés, à l’OTAN, une organisation internationale conçue, contrôlée et dirigée par les USA. L’Europe de l’Ouest se retrouvant dès lors dans une situation pour n’être, dans un premier temps, qu’un vaste marché dans lequel les USA pouvaient déverser leurs produits finis et, dans un deuxième temps, que des territoires aux pouvoirs stratégiques et militaires diminués.

Il faudra attendre en 1992 avant que l’Union politique européenne (UE) et une monnaie commune (l’Euro) voient le jour. Le traité de Maastricht prévoit de fait une politique étrangère et de sécurité commune. Sauf que dans les faits, les 27 États membres de l’UE n’ont jusqu’à maintenant toujours pas été en mesure de mettre en commun leur politique militaire et de défense stratégique hors du cadre de l’OTAN.

Chose certaine, les volontés expansionnistes et belliqueuses de Poutine, sans négliger certains éléments de politique étrangère stratégique de Trump II, sont à coup sûr en train de changer la donne. Cette conjoncture provoque la multiplication des rencontres au sommet de l’UE, où la question surgie à l’ordre du jour est la suivante : que faire devant cet imprévisible président américain qui envoie des signes à l’effet qu’il veut larguer et abandonner les alliés européens à eux-mêmes devant les visées belliqueuses de Poutine ?

Nouvelle donne à l’échelle internationale et sur les plans intérieur et extérieur aux USA

Notre intention n’est pas de présenter ici un condensé de l’histoire mondiale post-1945. Mentionnons tout de même que de 1945 à aujourd’hui il y a eu un certain nombre de changements et de bouleversements qui ont donné lieu à une reconfiguration des rapports de force à l’échelle mondiale, le tout accompagné d’une redéfinition de la division internationale du travail.

Bref, il y a eu un certain nombre de changements économiques, idéologiques, politiques et militaires majeurs. À l’ouest, le Welfare State a cédé le pas à un État de type néolibéral au sein duquel les mesures sociales et progressistes, faisant la promotion de l’égalité des chances, ont été remises frontalement en question. L’intégration de la République populaire de Chine à la fois dans le système politique international et dans l’économie-monde a eu pour effet de faire de ce pays la manufacture mondiale qui affichera sous peu le plus fort PIB. Pour ce qui est de sa puissance militaire, elle est devenue indubitablement redoutable. L’Empire du Milieu peut compter sur un bassin de population d’un milliard d’êtres humains et dispose de la puissance atomique ainsi que d’un dispositif militaire nucléaire ultra sophistiqué. Les quatre modernisations prônées par Deng Xiaoping auront, par conséquent, été très profitables à ce pays qui, sous Mao Tsé-Toung, voulait tout au plus se poser en tant que leader des pays non alignés.

Depuis quelques années, la Chine commence à concurrencer sérieusement les USA et elle se taille une place un peu partout sur la planète en général, ainsi qu’auprès de pays du continent africain en particulier. Ce constat se répercute maintenant, entre autres choses, sur le résultat des votes à l’Assemblée générale de l’ONU.

En définitive, du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à l’effondrement de l’Empire soviétique au début des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, le monde n’a jamais cessé de changer d’assise, parfois lentement et parfois brusquement. Et résultat : nous sommes encore loin de la fin de l’histoire contrairement à la prévision fantaisiste de Fukuyama empruntée, en partie, à Hegel.

Chose certaine, la Chine talonne les USA au niveau de son PIB. En plus, ces derniers ont une économie qui dépend de la production manufacturière chinoise et sa balance commerciale est largement déficitaire avec ses principaux partenaires économiques que sont la Chine, l’Europe de l’Ouest, le Mexique et le Canada. La dette américaine est colossale et son principal banquier a aussi pour nom la Chine. Pendant ce temps, la Russie bombe du torse et effectue un rapprochement en direction de cette dernière, qui partage une idéologie comparable.

Puis le nouveau monarque élu des USA annonce vouloir rétablir la situation à son avantage. Il envisage un expansionnisme territorial (le Canada et le Groenland sont dans sa mire, tantôt à la blague, tantôt sur un ton menaçant), dont l’annonce a eu pour effet de prendre de court et d’étonner tout le monde. Trump II veut se lancer dans une guerre commerciale et annonce l’imposition éventuelle de tarifs douaniers pouvant aller jusqu’à 25 % sur les produits importés sur son territoire. N’en restant pas là, pour réduire la taille de l’appareil gouvernemental américain, il confie à un non-élu, Elon Musk — qui se retrouve en conflit d’intérêts —, la direction d’un supposé Département (parallèle) de l’efficacité gouvernementale qui a pour fondement légal la seule et simple volonté unilatérale du président Trump. Celui-ci a pour mandat de tronçonner les agences fédérales et de sabrer dans leurs effectifs de fonctionnaires, y compris dans les départements gouvernementaux.

Plus encore, dans le rayon des annonces saugrenues qui s’inscrivent dans un changement d’époque dans la politique intérieure américaine, on nous annonce maintenant que les accréditations à la salle de presse de la Maison-Blanche feront dorénavant l’objet d’une nouvelle sélection. Celles-ci seront accordées également à des réseaux sociaux présents sur le NET qui diffusent des informations vantant les idées — érigées en des vérités incontestables — et les politiques de Donald Trump. Doit-on y voir un souhait de propagande ? Retenons ceci :

« 

Si toutes les sources d’information sont contrôlées par une autorité unique, il ne s’agit plus simplement de persuader le public de préférer une autre à une autre. Là, le propagandiste habile dispose du pouvoir de modeler l’esprit, de diriger les idées dans un sens déterminé, influence à laquelle même les hommes les plus intelligents et les plus indépendants ne peuvent pas échapper à la longue, s’ils sont privés d’une façon permanente de toute autre source d’information

 » (Hayek, 2013[1946], p. 164).

Si Hayek parlait ici de cette inclination des dirigeants totalitaires à imposer leur mythe idéologique, la nouveauté ici est que le totalitarisme prend une tournure farouchement de droite. En plus, la présidence américaine n’empêche point la population d’être informée ailleurs, mais contrôlera les images, les messages et les idées qui seront diffusés à partir de sources exclusives. En restreignant l’accès à quelques médias bien triés, elle empêche aux autres de recevoir l’information en direct, ce qui nuit à leur capacité de critique. Ainsi, la stratégie consiste à les discriminer pour inciter les gens à se tourner vers les médias approuvés qui se voient attribuer, par défaut, une plus grande légitimité pour interpréter le message reçu. Et c’est à ce niveau que l’homme intelligent fera face à un dilemme : acquiescer ou non à ce qui est communiqué par les médias exclus, mais aussi les médias inclus. En contrôlant l’information et en détournant la vérité, l’astuce consiste aussi à démontrer la façon de pouvoir accepter ces alternatives proposées. Il y a alors redéfinition du bien et du mal, y compris des valeurs afférentes :

« 

La meilleure façon de faire admettre aux hommes l’authenticité des valeurs qu’on leur propose, c’est de les convaincre de leur identité avec celles qu’ils avaient, du moins les meilleurs d’entre eux, toujours appréciées, sans toutefois les avoir auparavant parfaitement comprises ou reconnues. On persuade le peuple de troquer ses anciens dieux contre de nouveaux, en lui faisant croire que les nouveaux dieux lui avaient été révélés depuis toujours par son instinct naturel, mais qu’il en avait que confusément senti la présence. La technique la plus efficace pour arriver à cette fin consiste à employer des termes anciens en leur prêtant un sens nouveau » (Hayek, 2013[1946], p. 167).

Et la présidence américaine l’exprime par le MAGA, porté sur la tête — voire une casquette — comme une couronne sur laquelle tous les sujets peuvent y lire ce message mythique leur étant destiné pour l’avenir. Mais l’intrusion du web dans les outils de propagande suppose également le moyen des algorithmes, visant à multiplier les messages et à s’introduire insidieusement dans les écrans de la population américaine (et d’ailleurs). Le subliminal s’immisce tout autant, afin de renforcer la transformation des mentalités.

Par ailleurs, la réserve de Fort Knox fera l’objet d’une visite par Donald Trump et Elon Musk, question de faciliter possiblement le passage d’une réserve fondée sur l’or à une autre qui repose sur l’accumulation de cryptomonnaie. La déréglementation tant espérée par les idéologues de l’ultradroite néoconservatrice des années quatre-vingt semble être au poste de commande dans ce pays où la classe dirigeante donne des signes qu’elle entend cette fois-ci réussir dans sa volonté de faire « table rase » d’un certain passé.

Le passage du détroit de Béring et son impact sur la géopolitique et les alliances stratégiques mondiales…

Et pendant ce temps le réchauffement climatique poursuit son œuvre. Ce qui était jadis une réserve de neiges éternelles rendant impossible la navigation est en train de fondre à une vitesse plus accélérée qu’ailleurs sur la planète bleue. La preuve en est, l’étroit passage du détroit de Béring est maintenant accessible six mois par année et peut faciliter le déplacement de marchandises en provenance des USA, de la Russie et de la Chine vers des marchés autrement plus éloignés, lorsque transportés et déplacés de par le monde via le canal de Panama, le canal de Suez et le détroit de Malacca.

À la hauteur du passage le plus étroit du détroit de Béring, il n’y a que 85 kilomètres qui séparent la Russie des USA. Pour ce qui est de la distance entre les îles Diomède, c’est-à-dire entre la Grande (qui appartient à la Russie) et la Petite (aux USA), on calcule à peine trois kilomètres.

Qualifié durant la guerre froide de « Rideau de glace », le détroit de Béring est incontestablement un passage stratégique, puisque rejoignant deux océans, soit l’Arctique et le Pacifique. Il va sans dire que cet endroit comporte des bases militaires importantes pour les deux protagonistes qui ont polarisé le monde tout au long du XXe siècle (d’abord, la rivalité entre le système communiste versus le système capitaliste et ensuite, l’affrontement entre le bloc de l’Est versus le bloc de l’Ouest).

Quelques données montrent hors de tout doute qu’il y aura un déplacement majeur du transport maritime au cours des prochaines décennies. Que ce soit entre Shanghai et Rotterdam ou entre Seattle et l’Europe, une réduction de la navigation d’environ 4 000 à 5 000 km pour rejoindre les différents ports constitue un avantage économique indéniable. Par contre, les routes maritimes qui transitent par les canaux de Suez et de Panama seront moins fréquentées. Mais cela ne leur enlève en rien leur rôle stratégique dans les échanges, soit avec les pays du sud, soit avec le Moyen-Orient.

Cela dit, une route transpolaire pourrait même voir le jour et avoir pour effet de réduire les distances de transport entre la Russie et la Chine. Celle-ci, présente dans l’océan Arctique, pourrait avoir un impact aussi majeur que celle qui a vu le jour à la fin du XVe siècle avec la première expédition de Christophe Colomb. Pourquoi ? Parce que cette voie maritime arctique placerait la Russie au cœur des échanges commerciaux mondiaux et permettrait une intensification de ses liens avec son principal client en gaz et en pétrole, c’est-à-dire la Chine. Ainsi, par cette ouverture, leur position géographique les avantage par rapport aux USA… confrontés à la présence du Canada.

Pour le moment, le nombre de navires qui transitent annuellement par le détroit de Béring (50 environ) ne fait pas le poids face au canal de Panama (15 000), au canal de Suez (17 000) et au détroit de Malacca (80 000)2. Mais dans un monde où même les glaces éternelles ont un caractère précaire et fondent à vue d’oeil, il va falloir regarder la carte du monde non pas à plat sur un mur, mais à partir du cercle polaire dans toute son étendue…

Mais à l’approche du véritable jeu de bras de fer sur l’accaparement de la voie de l’arctique, s’annonce aussi le jeu d’équilibre entre la sécurité et la liberté. Car vouloir contrôler des trajectoires, c’est aussi imposer des limites à la liberté des échanges. Autrement dit, confronter une logique de monopoles à la libre concurrence, ce qui peut engendrer des tensions et des conflits. Car le contrôle suppose une sécurité économique qui, si nous extrapolons certaines notions de Friedrich A. Hayek (2013[1946]) de façon à les transposer à l’échelle internationale, peut servir à avantager certains joueurs au détriment d’autres, voire à créer de l’insécurité pouvant être synonyme d’instabilité.

À la fonte des glaces semblent s’ajouter maintenant un fossé et des divergences de vues entre les pays occidentaux. La prévision de Fukuyama est donc loin d’être confirmée. Elle donne lieu à une réfutation de la part du pays qui semblait avoir triomphé et réussi à imposer le passage de la bipolarité à l’unipolarité.

La nouvelle alliance politique aux USA : changement de ton ou changement d’ère ?

Trump II est à la tête d’une alliance politique qui vise à mettre en œuvre une contre-révolution républicaine et libertarienne qui a pour objectif la liquidation du système politique international issue de la Deuxième Guerre mondiale, la rupture des alliances internationales entre les USA et les partenaires du monde « libre », la déréglementation, la baisse des impôts, l’imposition de tarifs douaniers, la conduite d’une politique réactionnaire en regard des droits des femmes, l’expulsion de certains immigrants, le promotion des entreprises liées à la haute technologie, les nouvelles agences d’information en provenance des réseaux sociaux qui adhèrent à la « vérité » présidentielle, la mise de l’avant d’un nationalisme autoritaire et étroit, un populisme qui l’amène à identifier l’État à lui-même et un patriotisme exacerbé et ainsi de suite, ainsi de suite…

Décidément, nous n’assistons pas seulement à un changement de ton dans la conduite de la politique américaine, mais aussi possiblement à un changement d’ère. Une ère viciée sur le plan de la promotion des droits démocratiques et de l’accès à l’information, mais aussi une remise en question des alliances internationales qui se feront davantage entre têtes dirigeantes, et ce au mépris des institutions politiques gouvernementales prévues dans la constitution américaine. L’ambition, la richesse, le pouvoir constituent des pulsions caractéristiques de la nature humaine, mais amplifiées entre les mains d’un dirigeant qui s’appuie seulement sur lui-même. Un tyran attire un autre tyran, les visées personnelles sont extrapolées à l’échelle nationale, toujours en vantant des valeurs partagées par les populations. Mais cette ère de tyrannie diffère de la précédente, dans la mesure où, comme déjà dit, le totalitarisme s’est transformé en une montée de l’extrême droite libertarienne, axée sur la richesse, le pouvoir et la destruction de l’État en vue de l’avènement du tyran-État, à savoir dans un paradoxal retour vers l’histoire.

Sur la thèse de Fukuyama au sujet de la fin de l’histoire…

La thèse de Francis Fukuyama au sujet de la fin de l’histoire est d’un simplisme désarmant. Elle consiste en ceci : le professeur de l’université Harvard prétend qu’avec la victoire du système de gouvernement des démocraties libérales sur des idéologies rivales comme le fascisme et le communisme, la démocratie libérale constitue rien de moins que « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité ».

Fukuyama a volontairement ignoré dans l’élaboration de sa thèse que les mouvements idéologiques de l’histoire peuvent s’inscrire tantôt dans les voies du progrès et tantôt dans les avenues des reculs. Il vaut la peine de se demander en vertu de quelle loi historique la nature humaine se serait-elle à ce point métamorphosée que tous les dirigeants politiques auraient un jour renoncer à la concurrence idéologique et politique, à la pratique du conflit, à la soif de puissance, aux comportements irrationnels et qu’elles et qu’ils auraient accepté subitement d’adhérer à un régime politique uniforme.

La lacune principale du raisonnement de Fukuyama réside dans sa conviction de la prévisibilité de l’histoire et de la permanence du moment présent. En matière d’avenir, affirmons-le avec force, rien n’est prévisible. Les tendances actuelles ne sont pas éternelles. À partir du moment où il est établi que l’histoire relève du domaine de la contingence, des changements imprévisibles et inattendus peuvent se produire. Les nombreuses erreurs de pronostic de la marche « irréversible de l’histoire » nous invitent plutôt à nous méfier des prévisions dans le champ de la pratique historique. Nous sommes d’avis que nous nous retrouvons toujours dans un mouvement historique qui s’alimente à la dynamique du changement et des conflits, et les théories pour rendre compte de ce mouvement dynamique sont en décalage sur la réalité. Voilà pourquoi il faut toujours se méfier des théories simplistes, même de celles venant des supposées sommités intellectuelles.

Pour conclure

Trump II veut s’afficher et s’imposer comme le « maître du monde » capable d’imposer une division entre la Russie et la Chine et il pense être en mesure de réaliser le tout seul, sans l’appui des pays alliés de la période post-Deuxième Guerre mondiale… C’est, selon nous, un pari qui comporte beaucoup de risques en raison de cette possible et éventuelle reconfiguration de la carte du transport maritime arctique. La Russie voudra-t-elle revivre une rupture dans ses relations diplomatiques et dans ses échanges commerciaux comme cela a été le cas durant l’ère de Lénine, de Staline et les années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt-dix ? Voilà l’une des questions incontournables qui découlent des changements récemment observés dans les alliances politiques à l’échelle internationale. Interrogation à laquelle s’ajoute inévitablement celle-ci : la Chine et la Russie voudront-elles se priver du plaisir de participer et de contribuer à l’effondrement du « Tigre de papier » qu’est l’empire américain ? Cela serait étonnant.

Décidément, l’histoire est une immense marmite dans laquelle nous ne cessons de retrouver les mêmes ingrédients qui tantôt nous font vivre une période de paix provisoire et tantôt des tensions pouvant mener à une ou des conflits militaires ouverts. Ce sont donc résolument les quantités des ingrédients des différentes recettes qui changent. Pour ce qui est du reste, constatons que plus ça change, plus c’est pareil. Parce que malheureusement la mémoire — même collective — est une faculté qui oublie. Mais aussi parce que les instincts primaires de la nature humaine, pour ne pas nommer les passions, dépassent souvent la raison. Et parce que finalement il faut peut-être reconnaître cette assertion d’Yves Lacoste, selon laquelle « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », alors que des aspirations économiques et de puissance servent à la cause ; on revient alors aux passions auxquelles une raison est donnée.

Guylain Bernier
Yvan Perrier
28 février et 1er mars 2025
18h20

Références

Cordelier, Serge (dir.). 2002. Le dictionnaire historique et géopolitique du 20e siècle. Paris : La découverte, 768 p.

Fukuyama, Francis. 1992. La fin de l’histoire et le dernier homme. Paris : Flammarion, 451 p.

Hauser, Henri et Augustin Renaudet. 1946. Les débuts de l’âge moderne. Paris : Presses Universitaires de France, 654 p.

Hayek, Friedrich A. 2013. La route de la servitude [1946] (6e éd.). Paris : Presses Universitaires de France, 260 p.

Hocq, Christian. 2014. Dictionnaire d’histoire politique du XXe siècle. Paris : Ellipses poche, 1052 p.

Inglebert, Hervé. 2014. Le monde, l’histoire : Essai sur les histoires universelles. Paris : Presses Universitaires de France, 1237 p.

Mourre, Michel. 2006. Le petit Mourre : Dictionnaire d’Histoire universelle. Paris : Bordas, 1563 p.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Le Monde

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...