L’arrivée de l’Internet constitue assurément un important agent d’impact sur les communications, mais aussi sur la possibilité d’ouvrir les écrans à n’importe qui sur n’importe quoi, peu importe la classe, le genre, la couleur, le niveau d’instruction et de richesse. Dans un retournement de situation perçu comme étant drastique, alors que l’individu s’élève dans le groupe ou plutôt aspire à se réaliser, l’image de soi à partager semble être idolâtrée. En même temps, l’abondance de ces images semble ouvrir autant sur le talent que la stupidité. Mais au narcissisme de l’individu se joint un narcissisme collectif, car ce qui se ressemble s’assemble.
Deux ou trois petites choses au sujet de Narcisse
Narcisse est un personnage de la mythologie grecque. Il était jeune et d’une si grande beauté, qu’il attirait toutes les femmes qu’il croisait. Il était également orgueilleux au point qu’il repoussait l’amour qu’on lui manifestait avec dédain et mépris. Un jour Narcisse voulut se désaltérer à une fontaine. C’est alors qu’en apercevant son reflet dans l’eau, il tomba amoureux, sur le coup, de son propre visage. L’histoire raconte qu’il s’y prit à plusieurs reprises pour saisir cette image de lui-même, mais en vain. Nous reviendrons en conclusion sur le sort que connut Narcisse.
Le règne de Narcisse
Que ce soit dans le vedettariat, l’art, la politique, le sport, une forme de séduction s’impose afin d’attirer le regard et de glorifier des prestations. Il y a toutefois une distinction à apporter entre la performance et l’image. Si dans la société actuelle, la puissance est valorisée, tandis que l’impuissance fait craindre, cela s’explique sur la base d’une image dépeinte dépassant la prestation. Plus encore, elle sert à personnifier la valeur débattue, à élever une personne qui incarnera donc cette image. Mais ce culte de l’image provoque chez le fidèle son pendant pervers : la peur de déplaire, la peur de perdre ses supporters, la peur de ne plus refléter cette puissance. À ce titre s’entrevoit d’ailleurs la valorisation de la jeunesse (de la beauté, de la rigueur, de la force) en voulant ainsi s’éloigner le plus possible de la vieillesse (de la laideur, de l’atonie, de l’impuissance). Selon Gilles Lipovetsky (1993), nous sommes entrés depuis les années quatre-vingt-dix dans l’hyper individualisme. Autrement dit, ce nouveau stade se nomme le « narcissisme », c’est-à-dire « le surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps, au moment où le ‘‘capitalisme’’ autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et persuasif » (Lipovetsky, 1993, p. 72).
Dans l’ère des écrans et des communications, ce narcissisme s’expose dans la pléthore des diffusions de toute nature, alors que l’acte de communiquer devient plus important que son contenu, alourdissant la masse de propos insignifiants, dans le simple but manifeste de s’exprimer pour s’exprimer. Lipovetsky (1993, p. 23) le dit lui-même à sa façon : « Communiquer pour communiquer, s’exprimer sans autre but que de s’exprimer et d’être enregistré par un micropublic, le narcissisme relève ici comme ailleurs sa connivence avec la désubstantialisation post-moderne, avec la logique du vide ». Or, il y a lieu d’élargir le micropublic, lorsque l’individu possède une position sociale enviée. C’est alors que ses propos prennent des proportions inimaginables et risquent de créer des effets néfastes pour plusieurs individus, voire même des communautés et des sociétés. Narcisse est ainsi placé dans un réseau, cherche à rendre universels ses idéaux et souhaite regrouper sous une force de frappe les individus qui les partagent. Mais la montée des différents Narcisse, dans une société d’individus où chacun peut être en guerre avec chacun, semble faire apparaître de plus en plus des discours extrêmes, intolérants, à la rigueur stupides.
La stupidité humaine
Il faut toutefois relativiser cette précédente impression, dans la mesure où peut-être n’y a-t-il pas plus de stupidité dans notre monde qu’auparavant, mais seulement les moyens de communication et de diffusion permettent de la rendre davantage visible. Néanmoins, nous ne pouvons passer sous silence les avertissements de Carlo M. Cipolla (2012[1976]), exprimés sous la forme de « Lois fondamentales de la Stupidité humaine ». Autrement dit, il ne faut pas sous-estimer le nombre d’individus stupides dans le monde et leur puissance destructrice, mais accepter le fait que la stupidité est la chose la « mieux partagée et répartie dans une proportion constante », éviter de s’y allier et surtout avoir en tête que l’individu stupide est le type le plus dangereux.
Selon Cipolla (2012[1976]), l’humanité se divise entre les crétins, les gens intelligents, les bandits et les stupides. Pour les distinguer, il faut tenir compte des conséquences des actes de chacun : le crétin pose des gestes qui créent un gain pour les autres et non pour lui-même, le bandit vise le gain pour soi au détriment des autres, tandis que la personne intelligente agit de manière à créer un rapport gagnant-gagnant. Et le stupide ? Non seulement crée-t-il une perte (des ennuis, des embarras, des difficultés, du mal) aux autres, mais se nuit en plus à lui-même. Mais il importe de considérer des variantes, par exemple un bandit peut être intelligent ou encore il agit, selon les circonstances, en stupide. De la même façon qu’une personne intelligente peut poser des actes crétins ou bandits, le crétin parvient à agir intelligemment, tout en sombrant aussi dans la stupidité. Peut-on alors envisager un stupide intelligent, bandit ou crétin ? Non. Car il est foncièrement stupide. Cipolla (2012[1976], p. 69) explique ensuite comment la stupidité se veut dangereuse : « Les créatures essentiellement stupides sont dangereuses et redoutables parce que les individus raisonnables ont du mal à imaginer et à comprendre les comportements déraisonnables. Un être intelligent peut comprendre la logique d’un bandit. Les actions du bandit obéissent à un modèle rationnel ; d’une rationalité déplaisante, peut-être, mais rationnel tout de même. » Ce côté rationnel disparaît devant le stupide, capable d’attaquer, sans que nous puissions savoir quand, comment et pourquoi : « Parce que les actions des gens stupides ne sont pas conformes aux règles de la rationalité, il s’ensuit que : a) Leur attaque nous prend en général au dépourvu ; b) Même lorsqu’on prend conscience de l’attaque, nous ne pouvons organiser aucune défense rationnelle, parce que l’attaque est elle-même dépourvue de toute structure rationnelle » (Cipolla, 2012[1976], pp. 70-71). Voilà donc pourquoi l’individu stupide est dangereux, surtout s’il détient le pouvoir.
Comment un stupide atteint le pouvoir
C’est ici que le narcissisme de Lipovetsky se joint à la théorie de Cipolla. Si par le passé, la classe ou toute autre structure sociale (et/ou religieuse) assurait la continuité du gouvernement dans une catégorie comportant un nombre restreint de stupides (royauté, aristocratie), la démocratisation et la politisation de plusieurs groupes ont ouvert la voie à une réalité d’élections. Et l’hyper individualisme fragilise les anciennes mentalités, de façon à donner la parole à des individus prêchant leurs idéaux qu’ils souhaitent généraliser ; d’où aussi une tendance populiste évoquant surtout l’orientation que doit prendre, selon eux, la population afin de réclamer ses aspirations. Mais dans une démocratie, « les élections générales sont un instrument tout à fait efficace pour garantir le maintien d’une fraction […] [proportionnelle de stupides GB et YP] parmi les puissants », soutient Cipolla (2012[1976], pp. 65-66) qui rajoute : « N’oublions pas […] [qu’]un pourcentage […] [proportionnel GB et YP] des électeurs est composé d’individus stupides et que les élections leur offrent à tous à la fois une occasion formidable de nuire à tous les autres sans rien y gagner ». Autrement dit, les élections offrent l’occasion à tous les groupes (crétins, intelligents, bandits et stupides) de dire leur mot, et les élu.e.s contiennent aussi leur part de stupides, d’où les chances d’en retrouver un au sommet. Or, il faut aussi additionner dans le camp des stupides, les crétins et les bandits à tendance stupide, ce qui augmente leur puissance.
Un contexte sociétal mérite aussi une attention : les sociétés moins performantes laissent davantage de marges de manoeuvre aux gens stupides. Cipolla (2012[1976], p. 87) souligne en ce sens :
« Que l’on envisage l’Antiquité, le Moyen Âge, les temps modernes ou l’époque contemporaine, on est frappé de constater que tout pays sur la pente ascendante a son inévitable fraction […] d’individus stupides. Les pays en plein essor comptent aussi un très fort pourcentage de gens intelligents qui réussissent à tenir en respect la fraction […] [proportionnelle de stupides GB et YP] et en même temps à garantir le progrès en produisant assez de gains pour eux-mêmes et pour les autres membres de la communauté. Dans un pays sur la pente descendante, la fraction d’être stupides reste égale à [la proportion de stupides GB et YP] ; cependant, dans le reste de la population, on remarque parmi ceux qui détiennent le pouvoir une prolifération inquiétante de bandits à tendance stupide […] et, parmi ceux qui ne sont pas au pouvoir, une augmentation tout aussi inquiétante du nombre de crétins […] ».
S’il y a un peu de positif, c’est du côté d’un constat historique qui sous-entend un monde actuel pas si différent du passé.
Conclusion
Face à une société plus narcissique, plus ouverte aux propos pouvant même être dérangeants, discriminatoires, intolérants, extrêmes, cela n’empêche point de créer des regroupements… bien que narcissiques. Mais dans une civilisation qui vacille de la sorte, une interprétation complémentaire peut porter sur l’occasion des écrans rendant ainsi visibles des discours crétins, bandits et stupides. Donner le pouvoir à un être stupide est dangereux, redoutable et annonce des périodes très difficiles. Parce que le stupide fait du tort à autrui et à lui-même, se perd dans ses illusions (souvent narcissiques), créant de ce fait une imprévisibilité nuisant à tout le monde. C’est dans la mort que Narcisse se libéra de l’amour de sa propre beauté, de son propre moi. Et aujourd’hui, face à un tel personnage narcissique, peu de choses peuvent servir à le contrer, au point de retenir ce propos de Cipolla (2012[1976], p. 71) citant l’écrivain allemand Friedrich von Schiller : « ‘‘contre la stupidité les dieux mêmes luttent en vains’’ ».
Nous, les personnes humaines, sommes inaptes à vaincre au jeu des prédictions face à l’avenir. Nous ne connaissons pas le sort qui attend Donald Trump. Une chose par contre semble certaine à son sujet, à ce moment-ci : il est un être qui colle parfaitement à son époque hyper moderne et en ce sens il est un hyper narcissique.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
10 avril 2025
10h50
Références
Cipolla, Carlo M. (2012[1976]). Les lois fondamentales de la stupidité humaine. Paris, France : Presses Universitaires de France.
Hamilton, Edith. (1997[1940]). La mythologie : Ses dieux, ses héros, ses légendes. Paris, France : Marabout.
Lipovetsky, Gilles. (1993). L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain. Paris, France : Gallimard.
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