Eli Mystal, The Nation, 31 août 2020
Traduction : Alexandra Cyr
Nous sommes arrivés.es au moment où la population blanche nous abandonne. Nous en sommes au point où la majorité blanche exige un retour à « la normale ». Nous arrivons au moment où les blancs.hes déclarent : « Je crois que Black Lives Matter, mais … » Nous arrivons au moment où la population blanche commence à demander aux gens de couleur de cesser de protester parce que quelques personnes « pas très recommandables » se joignent aux manifestations.
Tout de suite après le meurtre de George Floyd, la population blanche a rejoint les manifestants.es noirs.es pour réclamer justice et changement, mais ce soutien a toujours été modéré. Il était facile de prédire qu’elle abandonnerait le mouvement bien avant d’obtenir justice et que des changements aient lieu. Tellement que, personnellement, je l’ai prédit en juin dernier. Je savais qu’une majorité de blancs.hes finiraient par reculer et revenir à son juste milieu : elle va toujours donner la priorité à son confort plutôt qu’à la justice pour le peuple noir.
Et je savais aussi que les blancs.hes allaient finir par trouver un moyen de faire porter aux noirs.es le manque d’attention qui leur est accordé. Ce ne sont pas tous les noirs.es qui, brutalisés.es par des policiers.ères s’en sortent comme George Floyd. D’une certaine façon, il était la victime parfaite pour la population blanche américaine. Il est mort lentement ; il a été maintenu dans une position de soumission alors qu’il n’était pas menaçant pendant huit minutes et 46 secondes ; il était en train de mourir et il est effectivement mort en demandant d’avoir la vie sauve et en appelant sa mère.
C’est comme cela que les blanc.hes aiment nous voir mourir : face contre terre en demandant grâce.
Nous ne devons pas mourir debout, ça ne leur plaît pas. Nous ne devons pas mourir en nous enfuyant, ça ne leur plaît pas non plus. Et surtout nous ne devons pas mourir en nous défendant, ça ne leur plait pas du tout.
Jacob Blake n’était pas la victime parfaite pour les blancs.hes, il tentait de s’enfuir. Bien sûr, il a reçu sept balles dans le dos, directement dans le dos, mais ça s’est passé très vite. Face aux caméras, il n’a pas été torturé suffisamment longtemps pour que ces personnes puissent trouver autre chose à opposer. Si ses trois enfants qui étaient dans l’auto et voyaient tout, ont demandé leur père, leurs cris et leurs pleurs ont été assourdis par le son que le klaxon faisait sous le poids de son corps fauché par les balles.
Le service de police et les forces de droite blanche se sont lancés dans une campagne de dénigrement de leur victime et les médias dominants ont traité l’affaire sous cet angle. À peine quelques mois après la mort de G. Floyd, blâmer la victime pour la brutalité policière est de retour. Le service de police a ressorti des allégations de passé criminel de J. Blake qui n’ont rien à voir avec les raisons pour lesquelles on lui a tiré dans le dos. Quelques jours après les événements, on a inventé une histoire de couteau qu’il aurait brandi. Et pour finir, voilà qu’on le présente comme un « dangereux criminel » au point où on lui a ligoté les jambes sur son lit d’hôpital, alors que ces coups de feu le laissent paralysé depuis la taille. Il ne pourra plus jamais s’enfuir devant un policier.
Si les policiers ont dénigré J. Blake, c’est seulement pour justifier les tirs qu’ils ont infligés à cet homme non armé, tout en discréditant les manifestations pour la justice envers les noirs.es en rendant toute cette population apparemment en défaut. Ça sert à ce que la population blanche n’ait plus à s’en préoccuper du tout.
C’est généralement à ce moment que je commence à recevoir des « tweets » de blancs.hes qui insistent pour dire : « pas tous et toutes ». Les Noirs.es supportent le poids des coups de feu, des coups des agents.es de la police d’État et des suprémacistes blancs, mais les blancs.hes apprécient, lorsqu’il est question de leur complicité dans ces gestes, qu’on les dénombre individuellement tout en tenant compte des analyses de leur faiblesse personnelle. Ceux et celles d’entre eux qui n’abandonneront pas la lutte pour la justice raciale seront confondus.es avec les autres. Je dis simplement que n’importe qui des blancs.hes peut se retirer de cette lutte à sa guise.
Moi, je ne peux pas. J’ai trois enfants noirs. Je n’ai pas le luxe de passer à autre chose ou de me fatiguer de la discussion à propos du loisir qu’ils et elles ont de faire de la bicyclette, de passer près d’un.e policier.ère sans qu’on leur tire dessus en risquant d’en mourir. Je n’ai pas le luxe de spéculer à savoir si la décision d’un adolescent de tirer sur les manifestants.es de Black Lives Matter dans la rue, et ce, avec l’accord tacite du corps de police, peut ou non faire du tort à la campagne électorale de Joe Biden. Je dois rester rivé sur mon obligation de garder ma famille en sécurité puisqu’il semble que n’importe quel blanc.he est autorisé.e par l’État à m’enlever la vie, si jamais je les dérange trop. Je n’ai pas beaucoup de temps pour les atteindre dans leurs retranchements préférés.
Les médias dominants ont tout ce temps. Au lieu de maintenir le focus sur le terrorisme soutenu par l’État auquel la population noire fait face ou d’en exiger la fin, ils ne peuvent s’empêcher de tomber dans l’examen cynique de la course de chevaux qui mènera à l’élection présidentielle pour y chercher les réactions de l’électorat blanc face aux protestations. The Atlantic publie un article qui blâme de manière préventive les manifestations advenant une éventuelle défaite de Joe Biden. The New York Times avise que le « chaos » a créé de l’hésitation dans l’électorat blanc du Wisconsin. Pour Andrew Sullivan, (blogueur et auteur politique britannique conservateur), les Démocrates sont tombés dans le piège d’un jeune blanc de 17 ans qui a tiré à bout portant sur des gens dans la rue (lors d’une manifestation contre les violences policières), faisant ainsi la preuve qu’ils ne respectent pas « la loi et l’ordre » (puisqu’ils n’ont pas suffisamment protesté contre ce geste).
Tirer sept fois dans le dos d’un homme noir est la façon la plus « blanche » d’illustrer la « loi et l’ordre » et utiliser l’euphémisme le plus étrange de « chaos » pour qualifier le soulèvement d’une population qui n’en peut plus d’être brutalisée par l’État, (le disqualifie en fait). La politique électorale est un bon outil pour juger des effets du terrorisme blanc dans notre nation. Chaque semaine, on compte au moins 70 manifestations de Black Lives Matter partout dans le pays en ce moment même. Vous n’en entendez pas parler, sauf si quelque chose flambe ou si quelqu’un.e est atteint.e par balle. La plupart de ces manifestations n’entrent pas dans le schéma des médias racistes blancs affirmant que le « chaos » est la fin de « la loi et l’ordre » et met en danger l’élection de Joe Biden.
Mais rien de surprenant dans tout ça. Que les blancs.hes blâment les noirs.es pour les horreurs dont on les afflige est aussi américain que la tarte aux pommes. Les esclaves qui s’enfuyaient étaient blâmés par leurs propriétaires blancs.hes parce qu’il leur fallait les rouer de coups ensuite. Les Noirs.es ont été blâmés pour avoir promu la liberté, ce qui aurait causé la guerre civile. Les Freedom Riders ont été accusés de chercher la mort en travaillant à l’enregistrement d’un maximum d’électeurs.trices. Maintenant, ils et elles sont blâmés.es pour leur prétendue violence qui empêcherait de maintenir l’ordre dans leurs propres communautés. On leur reproche aussi de se battre avec trop d’acharnement pour que des coalitions puissent être organisées avec des blancs.hes « modérés.es » qui seraient de notre côté si nous n’étions pas de vrais pyromanes voulant les gober et autres choses du genre.
Cette attitude se maintient toujours d’une certaine manière. Les médias sociaux se sont emparés d’un sondage de l’École de droit de l’Université Marquette dévoilant que le soutien des électeurs.trices de race blanche du Wisconsin était passé de 59 % à 49 % en quelques mois. Un autre sondage fait état du même glissement au plan national. Il est intéressant de noter que le soutien des Noirs.es à Black Lives Matter n’a pas changé. Il vaut aussi la peine de signaler que, pour un sondeur, le fait de lier Black Lives Matter à la justice raciale dans ses questions fait preuve de paresse intellectuelle. Black Lives Matter est un mouvement, mais aussi une prise de position : vous êtes d’accord avec cela ou vous ne l’êtes pas. Si vous répondez : « c’est selon », vous ne l’êtes pas et ne le serez jamais. Si, comme Nikki Haley (ambassadrice américaine à l’ONU jusqu’à l’an dernier, nommée par D. Trump), vous ne vous intéressez qu’aux Noirs.es qui meurent de la manière la plus conforme à vos attentes, vous ne soutiendrez jamais le combat pour la justice raciale et l’égalité. Les sondeurs ne peuvent signaler les glissements des supporters blancs.hes qui mentaient dès le point de départ.
Il est assez stupide et plutôt offensant de faire reposer les revendications visant à mettre fin à la brutalité policière sur les sentiments de la population blanche. On ne va pas consulter les renards pour fixer les mesures à prendre pour qu’ils cessent de tuer les poules.
Et tant que nous y sommes, je voudrais demander aux blancs.hes ce que nous aurions dû faire pour les rassurer dans leur soutien sans conviction, alors que nous revendiquons de ne pas être tués.es à bout portant par les policiers.ères ? De ne pas être tirés.es dans le dos sept fois ? Nous avons essayé de ne pas être choqués.es quand on nous tire dans le dos. Quand ça arrive, vous laissez nos meurtriers retourner à leur tâche de continuer à nous tuer. Vous acceptez que nous protestions, mais civilement et sans désobéissance (aux règles). C’est ce que nous faisons, mais ces protestations ne font jamais les manchettes. Le seul moment où ça arrive c’est lorsque Bill Barr (ministre de la justice) lâche les gaz lacrymogènes contre les manifestants.es en plein jour pour que le Président puisse se faire prendre en photo. Engagez-vous dans la désobéissance civile, mais sans violence, dites-vous. Nous l’avons essayé, mais nous avons été reçus.es avec les gaz, les grenades assourdissantes, les balles en caoutchouc et les membres de groupes d’auto-défense qui nous tirent dessus avec leur AR-15 et à qui la police offre un verre d’eau par la suite.
Il n’y a aucun moyen de protester contre la suprématie blanche qui puisse recevoir l’approbation des suprémacistes blancs. Aucun moyen de protester contre le racisme dans les institutions qui sera accepté par les institutions racistes. La population blanche a tout un attirail d’idées sur la meilleure manière pour les Noirs.es, de mourir. Mais l’imagination lui manque quand il s’agit de laisser cette population vivre en paix sans harcèlement ni brutalité de la part des forces policières ou de n’importe quel blanc armé.
Nous voilà donc à peine trois mois après la mort par étouffement de G. Floyd et, déjà l’alliance avec la population blanche a du plomb dans l’aile. Derek Chauvin (le policier qui a tué G. Floyd) regardait directement le téléphone cellulaire qui le filmait. Il a forcé toute la population américaine blanche à se regarder dans ce miroir et, pendant quelques minutes, elle a été horrifiée par ce qu’elle voyait.
Ce moment est maintenant passé. Ladite population blanche n’a pu se regarder que jusqu’à ce qu’elle tourne les yeux. Une grande majorité n’a pu qu’observer avec insistance et durant un bref moment, le système de brutalité et d’oppression qu’elle soutient tacitement, pour finalement tirer sa conclusion habituelle : les Noirs.es le méritent. Tuer des Noirs.es constitue une auto-défense et un Noir, même paralysé, est toujours une menace qui mérite qu’on l’attache à son lit.
Finalement, pour une majorité des blancs.hes, l’été de la mort de G. Floyd a été un moment d’évasion. Comme si c’était un voyage en safari au Ghana pour observer quelques lions, faire l’amour avec un.e noir.e qui travaille là-bas et en apprendre beaucoup plus sur la traite des esclaves. C’est maintenant la fin des vacances et cette majorité doit reprendre le sérieux travail de renforcer la suprématie blanche, les privilèges qui en découlent et, au final, réélire le Président fanatique.
Si vous pensiez que la mort de G. Floyd allait mener à des changements structurels, alors vous ne connaissez pas les Blancs.hes comme je les connais.
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