Édition du 25 mars 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Chaque coup porté à l’oppression nous rend collectivement plus forts - Renforcer la solidarité de la classe ouvrière aux États-Unis

Les mesures prises par l’administration Trump contre les initiatives en faveur des personnes de couleur, des personnes queer et trans, des immigré.e.s et des victimes d’oppression raciale représentent une intensification de la guerre menée par la classe capitaliste et l’État américains contre la classe ouvrière et le mouvement antiraciste. La gauche doit résister à cette assaut frontal. Alors que certains membres de l’aile étroitement « classiste » de la gauche américaine voient d’un bon œil l’offensive radicale de Trump, le Comité national de Tempest insiste sur le fait que les luttes contre l’oppression sont des luttes dirigées contre les relations sociales et matérielles engendrées par le capitalisme, et que le projet de reconstruction de luttes militantes de la classe ouvrière et des mouvements sociaux requiert et dépend à la fois d’une politique radicale anti-oppression.

27 février 2025 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74111

Que l’on ne s’y trompe pas, les attaques de l’administration Trump contre les initiatives en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion visent à décrédibiliser le projet antiraciste en tant que tel.

Ces attaques marquent une intensification de la guerre menée par la classe capitaliste et l’État américains contre la gauche telle qu’elle existe, contre les nouvelles perspectives de gauche qui émergent et, plus important encore, contre une classe ouvrière par ailleurs déjà hétérogène.

La menace formulée par Trump d’expulser des millions de personnes, parmi lesquelles des activistes étrangers et plus particulièrement des étudiant..s qui ont participé au mouvement de solidarité avec la Palestine, est éloquente. Tout comme les attaques virulentes et généralisées contre les personnes transgenres et non conformes aux critères de genre. Celles-ci visent non seulement à refuser les soins de santé, légitimant ainsi le maintien de la situation actuelle aux États-Unis, à savoir le recul du financement de la reproduction sociale pour toutes les personnes issues de la classe ouvrière, mais aussi à contrôler nos corps et notre expression de genre afin de réaffirmer les frontières de l’hétéro- et de l’homonormativité. Même l’offensive de Trump contre des programmes D.E.I. (diversité, égalité, inclusion), dont la portée avait pourtant été délibérément limitée, vise à faire plus que démanteler tel ou tel programme. Il s’agit d’un projet de consolidation du régime racial actuel du capitalisme américain.

En s’appropriant et en militarisant le discours identitaire qu’il affirme rejeter, Trump cherche à faire reculer les concessions, même mineures et déjà strictement limitées, qui ont été arrachées à l’État capitaliste américain. Il ne s’agissait pas de bienfaits accordés par des philanthropes, mais du fruit d’années de lutte.

Mais l’objectif de l’administration Trump ne se limite pas à jeter le discrédit sur toutes les luttes contre l’exploitation et l’oppression et à renforcer les capacités autoritaires et la mainmise de l’État capitaliste. En prenant ouvertement pour cible les immigré.e.s, les queers et les transgenres ainsi que les personnes victimes d’oppression raciale, l’administration Trump révèle que, en dépit de ses divisions internes, l’un de ses projets les plus cohérents consiste à faire porter les crises endémiques du capitalisme par ces populations déjà fragilisées. Le problème, c’est là ce que Trump tente de raconter aux travailleurs américains exploités, ce n’est pas le capitalisme et son obsession dévorante et socialement destructrice à faire passer la rentabilité avant tout. En réalité, ce sont plutôt ces segments supposés indignes du prolétariat qui sont le problème, ou encore les forces de gauche qui ont porté atteinte à la sécurité de la classe ouvrière américaine avec leur revendication d’égalité. Ce genre d’argumentation est aussi vieux que le capitalisme lui-même.

La seule façon pour la gauche de répondre à cette attaque tous azimuts contre l’égalité et les forces qui se battent pour elle est de revenir au credo de l’IWW qui dit qu’une blessure infligée à l’un.e d’entre nous est une blessure infligée à toutes et tous.

La seule façon pour la gauche de répondre à cette attaque tous azimuts contre l’égalité et les forces qui la défendent est de revenir au credo de l’IWW selon lequel une blessure infligée à l’un.e d’entre nous est une blessure infligée à toutes et tous. Nous devons affirmer clairement, dans les rues et sur nos lieux de travail, que nous nous battrons bec et ongles contre toute tentative de remettre en cause les acquis, aussi limités soient-ils, que les mouvements contre l’oppression et l’exploitation ont arrachés à la classe capitaliste et à l’État américains.

Mais il est tout aussi important de lutter sans relâche contre toute tentative de diviser la classe ouvrière. Comme l’ont compris et expliqué depuis longtemps les vrais socialistes, parmi lesquels Marx, nous devons non seulement lutter pour des programmes dits généraux (salaires plus élevés, soins de santé pour tous, logements abordables, etc.), mais aussi lutter avec acharnement contre les formes d’oppression qui légitiment les inégalités au sein de la classe ouvrière et entre les travailleurs. Cette lutte ne peut pas être menée dans l’abstrait. Elle doit être concrète. Cela signifie lutter non seulement contre la division, mais aussi défendre les revendications des minorités raciales et sexuelles et celles des autres groupes discriminés. De telles luttes doivent être au cœur de toute politique socialiste qui prend au sérieux l’émancipation individuelle.

Le réductionnisme de classe revient en force

Étrangement, cependant, certains soi-disant socialistes américains ont été loin d’être critiques, voire même se sont réjouis de manière inquiétante de ce qu’ils considèrent comme la guerre de Trump contre la « politique identitaire ». Et ils ont beaucoup fait parler d’eux dans la presse capitaliste. Par exemple, un article du New York Times cite Bhaskar Sunkara, qui se dit « vraiment content » du fait que les mesures et les politiques de la D.E.I. soient « enterrées pour l’instant ». Un autre pilier de la gauche électoraliste, Vivek Chibber, emprunte un chemin plus nuancé sur le plan rhétorique qui finit par aboutir au même point. Dans une récente interview, Chibber affirme que « la gauche devrait lutter de manière très agressive et active contre toute forme de domination sociale », mais aussi que nous devrions nous concentrer sur les revendications de classe plutôt que de lutter contre les manifestations d’oppression sociale. Chibber soutient que telle ou telle lutte contre le racisme sur tel ou tel lieu de travail, par exemple la lutte contre les disparités salariales racialisées chez Walmart, est trop limitée et détourne l’attention des revendications générales de la classe ouvrière. La gauche devrait plutôt s’engager davantage en faveur d’une perspective politique globale qui appelle à une large « redistribution économique ». Ce n’est pas que la réduction de ces disparités ne présente pas d’intérêt, affirme Chibber, qui tient un double discours, mais plutôt que ces revendications sont en réalité « surtout importantes pour les élites parmi ces minorités ».

Non seulement ces arguments sont logiquement faibles, mais ils sont également désastreux sur le plan stratégique. Pourquoi ne pouvons-nous pas lutter simultanément pour la réduction des inégalités et pour des revendications de classe ? Les travailleurs organisés dans un syndicat de terrain ne pourraient-ils pas faire les deux ? Et faire les deux, en tant que moyen pour se mobiliser efficacement, n’aide-t-il pas à atteindre l’un comme l’autre objectif ?

Ces raisonnements découlent de l’engagement de la gauche « réductionniste de classe » en faveur d’une stratégie vouée à l’échec et d’une perception utopique du Parti démocrate et de l’État capitaliste, et tentent de les justifier. Mais si notre tâche en tant que socialistes est de contribuer à la construction d’un mouvement militant de travailleurs et d’opprimés capable non seulement de repousser les attaques de Trump, mais aussi d’obtenir des changements matériels substantiels, cette stratégie est suicidaire. Elle troque la tâche de construire un mouvement ouvrier et une gauche solidaires, unis et militants, prêts à affronter les capitalistes et l’État capitaliste, contre la capitulation à la fois devant les règles du « bon » fonctionnement politique du capitalisme et, par extension, devant l’oppression de genre et raciale qu’il génère.

Les arguments du réductionnisme de classe reposent sur la confusion opportuniste, intentionnelle et de mauvaise foi entre une politique identitaire libérale creuse et toutes les luttes pour des revendications spécifiques à la race et au genre. Dans ce discours, il n’y a pas de véritable distance entre, par exemple, les luttes (socialistes) féministes contre la misogynie, tant au sein de la classe ouvrière et des mouvements sociaux que dans le monde social au sens large ; les luttes des militants syndicaux multiraciaux pour mettre fin à la ségrégation dans les syndicats et sur les lieux de travail ; et quelque chose comme la déclaration très souvent citée d’Hillary Clinton selon laquelle démanteler les grandes banques ne mettra pas fin au racisme et au sexisme.

Cette confusion n’a rien à voir avec l’ignorance. Il s’agit plutôt d’une obscurcissement délibéré. Elle permet à la gauche électoraliste de rejeter la responsabilité de l’échec total de sa stratégie sur une gauche « obsédée par l’identité » ou encore sur un électorat « obsédé par l’identité » qui peut être facilement acheté avec des paroles creuses. Selon eux, cela empêche les travailleurs et les mouvements sociaux de s’unir derrière de grands programmes sociaux et économiques.

Prenons l’analyse de Chibber sur la défaite dévastatrice de Harris face à Trump. Bien que Harris « se soit tenue à l’écart » de la politique identitaire, écrit Chibber, « le parti l’a promue de manière très agressive au cours des six ou huit dernières années. Alors, l’abandonner à la dernière minute n’a trompé personne ». Dans un article tout à fait similaire publié après les élections, Sunkara appelle la gauche à « rejeter catégoriquement la question identitaire au profit d’un discours universel qui s’adresse à tout le monde, quelle que soit son origine ». Sunkara poursuit en rejetant ce qu’il qualifie de revendications « maximalistes », « comme l’abolition de la police ».

D’un point de vue strictement réductionniste, on est en droit de se demander pourquoi on demande aux socialistes de cautionner, voire de se taire sur la nécessité d’en finir avec les briseurs de grève financés par l’État. Et, doit-on se demander, pourquoi ne pas mettre fin au soutien des États-Unis à l’etat ethnique israélien et à son nettoyage ethnique au détriment des Palestinien.ne.s ? Les appels à mettre fin à l’impérialisme américain, à développer la solidarité internationale de la classe ouvrière et à abolir les frontières qui entravent l’autodétermination et légitiment la criminalisation des migrant.e.s ne sont-ils pas tout aussi maximalistes selon la définition qu’en donne Sunkara ? Dans les périodes où la lutte de masse s’amenuise et où la majorité des travailleurs se considèrent, dans l’ensemble, comme des vendeurs individuels de force de travail, dépendants et impuissants, les appels à la grève, aux arrêts de travail et même à la syndicalisation ne sont-ils pas tout aussi maximalistes ? Selon cette logique, ne devrions-nous pas tous renoncer au socialisme ?

Et pourtant, lorsque les travailleurs et les opprimés se révoltent en masse, ces revendications qui semblaient à l’origine si maximalistes et si conflictuelles apparaissent souvent beaucoup plus réalistes. Comme nous le rappelle Haley Pessin, lorsque des millions de personnes sont descendues dans la rue lors du soulèvement antiraciste de 2020, « 54 % des Américains, un chiffre stupéfiant, ont estimé que l’incendie d’un poste de police à Minneapolis était « justifié » ou « partiellement justifié ». » Et, bien que ni Chibber ni Sunkara n’en parlent, le soutien indéfectible de Harris à l’offensive israélienne contre les populations palestiniennes - qui pourrait être interprété comme une position électoralement pragmatique et non maximaliste - a été une épine dans le pied de sa campagne, poussant de nombreuses personnes à ne pas voter. Cette situation n’était pas due à une incapacité de Harris à chercher à se démarquer de la politique identitaire libérale. Elle était due au fait que de nombreux Américains avaient compris que l’engagement rhétorique des démocrates en faveur des droits démocratiques fondamentaux et de l’égalité ne pouvait pas être pris au sérieux.

Toute stratégie qui relie l’obtention de gains matériels réels pour les travailleurs et les opprimés à l’élection de membres d’un parti politique pro-impérialiste et pro-capitaliste comme les Démocrates est vouée à l’échec. Le Parti démocrate est une machine à discipliner au service du capitalisme, un mécanisme de consolidation plutôt qu’un outil permettant une éventuelle réorientation . Mais le spectre de la « politique identitaire », tel que la gauche électoraliste le brandit, efface tous les péchés. C’est le parti qui a fait le choix de la politique identitaire, nous dit-on, et c’est la crédulité des dupes qui se sont laissées séduire par des arguments comme ceux de Clinton qui ont fait perdre à Bernie Sanders l’investiture en 2016, et non l’intransigeance du Parti démocrate ou sa structure même qui, comme le dit Kim Moody, « a été renforcée contre ses rivaux, externes et internes ».

[L]a classe ouvrière dans toute sa diversité [...] vit son exploitation non pas sur le terrain imaginaire de l’économie pure mais dans le monde réel, un monde déchiré par des divisions raciales et sexistes qui sont tout aussi réelles et matérielles que les divisions entre travailleurs et patrons.

D’un autre côté, lorsque Kamala Harris ou tout autre démocrate perd, la gauche électoraliste, au lieu d’analyser les obstacles structurels qui empêchent les Démocrates de remettre en question le système socio-économique, peut à nouveau rejeter la faute sur la politique identitaire. Elle prétend que le caractère clivant ou maximaliste de la politique identitaire fait fuir une sorte de masse abstraite d’électeurs de la classe ouvrière, excédés par le « wokisme ». Cet argument ignore la réalité de la classe ouvrière dans toute sa diversité, dont les membres vivent leur exploitation non pas sur le terrain fantasmé del’économie pure, mais dans le monde réel, un monde déchiré par des divisions raciales et sexistes qui sont tout aussi réelles et matérielles que les divisions entre travailleurs et patrons.

Réduire l’histoire pour l’adapter à un modèle

L’avis général des « réductionnistes de classe » est que les luttes contre l’oppression sociale sont tout particulièrement susceptibles d’être « récupérées par l’élite », c’est-à-dire détournées par la classe dirigeante. Mais le phénomène de récupération par l’élite est un sous-produit de la lutte des classes, une tentative de la classe dirigeante pour neutraliser les mouvements de masse en les absorbant et en les confinant dans les règles qui régissent la reproduction du capital. Il n’y a là rien de particulièrement nouveau.

Tout au long de la longue histoire du capitalisme, la classe dirigeante a souvent tenté de s’arroger le mérite des revendications progressistes et égalitaires obtenues, même sous une forme tronquée, par les luttes de masse des travailleurs et des opprimés. Et cela s’est produit non seulement par rapport aux luttes contre l’oppression, mais aussi par rapport aux luttes que Chibber, Sunkara et d’autres membres de la gauche réductionniste de classe décriraient sans aucun doute comme universelles, à l’échelle de la classe et non identitaires.

En fait, dans le premier volume du Capital, Marx décrit précisément les mêmes processus de récupération par les élites et de cooptation au sein de la classe dirigeante dans son analyse de la lutte de la classe ouvrière anglaise pour la limitation légale et obligatoire de la journée de travail. Après des années de lutte de classe intense, « une guerre civile d’un demi-siècle », selon les termes de Marx, les « maîtres à qui la limitation et la réglementation légales avaient été arrachées petit à petit » n’étaient que trop heureux de faire passer la journée de travail légalement limitée pour leur propre innovation philanthropique. « Les pharisiens de l’économie politique », ironise Marx, « proclamaient désormais le bien-fondé et la nécessité d’une journée de travail limitée par la loi ».

La gauche réductionniste a passé très peu de temps à analyser ou à chercher à comprendre ces écarts par rapport à ses propres principes directeurs pour une bonne politique socialiste. Cela s’explique par le fait que leur rejet de la « politique identitaire » n’est en fin de compte qu’un écran de fumée. C’est un argument commode qui permet de préserver, même face à des preuves historiques évidentes, l’illusion utopique selon laquelle la classe ouvrière peut, d’une manière ou d’une autre, s’emparer du Parti démocrate et de l’État capitaliste et les réorienter progressivement vers la garantie non pas de la rentabilité, mais plutôt de ses moyens de subsistance.

En effet, les interprétations de l’histoire du capitalisme proposées par la gauche réductionniste sont toujours imprégnées de nostalgie pour un passé inexistant dans lequel, telle qu’elle le conçoit, l’État capitaliste était interventionniste. Ainsi, cette partie de la gauche, en raison de son choix de travailler au sein de l’État capitaliste et du Parti démocrate, se laisse en réalité prendre au piège de l’élite, interprétant les concessions limitées de l’État capitaliste comme le produit, selon les termes de Chibber, du fait d’avoir « une voix au sein du Parti démocrate ».

C’est une très mauvaise interprétation de l’histoire. Le Parti démocrate est invariablement le lieu où vient mourir toute lutte digne de ce nom, qu’elle soit contre l’oppression sociale ou pour des revendications de classe. Recyclant des interprétations de l’histoire américaine depuis longtemps discréditées, Chibber présente A. Philip Randolph, Bayard Rustin, Martin Luther King, Jr. et le syndicat CIO comme des bastions de la lutte contre le racisme qui étaient à la fois larges et universalistes. Mais il est manifeste que ce qu’il veut vraiment dire, c’est que Randolph et Rustin se sont subordonnés au Parti démocrate. Mais c’est à cause de cela qu’ils n’ont finalement pas réussi à faire aboutir leurs revendications les plus radicales. À la place, le Parti les a sanctionnés.

Comme le note Moody, l’orientation de Randolph et Rustin vers le Parti démocrate et les forces du réformisme officiel « n’a jamais été une orientation de classe ». Il s’agissait plutôt « d’un tentative de faire en sorte que l’une des principales institutions du pays, dominée par la bourgeoisie et à caractère interclassiste, se substitue à une véritable organisation politique de la classe ouvrière et même à une politique sociale-démocrate que le Parti démocrate était incapable d’adopter ». Il est important de noter que, vers la fin de sa vie, King a commencé à prendre ses distances avec ce type d’orientation, non seulement en appelant à des « manifestations extral-égales » de masse, mais aussi en rompant avec le Parti démocrate, par exemple en dénonçant la guerre du Vietnam. Dans son ouvrage posthume « Un testament d’espoir », on voit même King saluer l’action subversive de masse qu’ont été les révoltes urbaines, même s’il les juge finalement insuffisantes sur le plan politique.

De même, l’échec du CIO à construire sérieusement un syndicalisme industriel antiraciste dans le Sud - entravé principalement par la capitulation des forces de gauche en son sein devant une direction conservatrice, souvent raciste - est l’un des principaux facteurs à l’origine du déclin du mouvement ouvrier, qui perdure maintenant depuis des décennies, et de la dégénérescence de sa direction en une bureaucratie sclérosée, souvent antidémocratique.

Avant cela, le Parti communiste américain s’est dévoré de l’intérieur en adoptant la stratégie du Front populaire, qui subordonnait l’action antiraciste aux orientations politiques prétendument larges prônées par Chibber et Sunkara. La véritable motivation n’était pas tant la recherche d’une large unité en tant que telle que la conclusion d’un pacte avec les capitalistes dits « progressistes » et l’État capitaliste. Et le résultat n’a été ni une réorientation ni une réforme significative, mais plutôt l’assujettissement et la désintégration finale de la gauche en tant que force indépendante capable de remettre en question le statu quo par le biais de l’organisation de masse. Comme le souligne Moody, les acquis de l’ère du New Deal, souvent présentés comme le reflet de l’action de la classe ouvrière au sein du Parti démocrate, étaient en réalité le résultat d’années de lutte de masse sur le terrain.

La gauche réductionniste aime, comme l’aurait dit E. P. Thompson, découper l’histoire afin de l’adapter à un modèle. Et, au bout du compte, son concept fourre-tout et dévorant de « politique identitaire » est un épouvantail commode, bien que mal ficelé. Il peut être convoqué pour balayer tous les types d’engagement politique, aussi solidement matérialistes que soient leurs conceptions de l’oppression, qui ne se conforment pas à leur modèle stratégique. C’est pourquoi leurs arguments - non pas que l’oppression n’existe pas, mais que les relations sociales d’oppression sont, en fait, quelque chose d’autre qu’elles ne sont et que la meilleure façon d’y résister est de ne pas y opposer de résistance directe - sont si étranges.

Le modèle est erroné

Mais le modèle réductionniste de classe est erroné à tous les niveaux.

Le Parti démocrate est une force réactionnaire, il n’est pas progressiste. Il cherche à maintenir et à étendre l’impérialisme américain et à préserver le capitalisme, et non à se soucier des travailleurs et des opprimés. C’est pourquoi il ne peut s’impliquer que dans une forme défaillante de défense des identités, qu’il tente de faire passer pour la seule véritable. La meilleure façon de voir les choses est en fait la suivante : en raison de son engagement indéfectible au service du capitalisme, tout parti du capital et de l’État capitaliste doit nécessairement se révéler défaillant lorsqu’il s’agit de répondre aux exigences d’égalité. Même les concessions limitées que la gauche réductionniste de classe regroupe sous le terme intentionnellement imprécis de politique identitaire ont été obtenues par une lutte de masse subversive précisément contre l’État capitaliste et ses partisans.

Les formes d’oppression dites identitaires ne sont pas seulement des facteurs contingents et flottants. Elles sont le produit de la dynamique turbulente du capitalisme, qui renforce continuellement les inégalités non seulement entre capitalistes et travailleurs, mais aussi au sein de la classe ouvrière. Ces formes d’oppression sont de nature matérielle. Contrairement à l’opinion populaire, le capitalisme n’homogénéise pas. Il différencie plutôt, même au sein de la classe ouvrière. L’oppression raciale et sexuelle, entre autres formes d’exploitation, sont les relations socio-matérielles qui légitiment et expliquent l’inégalité que le capitalisme produit et doit nécessairement reproduire. Les capitalistes et l’État capitaliste se sont toujours appuyés sur des allégations de différence pour légitimer des choses telles que les différents niveaux hiérarchiques de la main-d’œuvre, l’incapacité ou l’infériorité supposée intrinsèque aux membres de la population excédentaire, le démantèlement de la reproduction sociale par le biais de l’abandon organisé, les projets impérialistes de dépossession et d’accumulation, etc.

Lorsque les organisations de lutte collective n’arrivent pas à s’attaquer sérieusement aux véritables divisions matérielles entre les travailleurs, elles ne parviennent pas à construire des organisations de combat capables de s’opposer aux employeurs et à l’État.

Lorsque les organisations de lutte collective n’arrivent pas à s’attaquer sérieusement aux véritables divisions matérielles entre les travailleurs, elles ne parviennent pas à construire des organisations de combat capables de s’opposer aux employeurs et à l’État. Michael Goldfield le dit sans détour, en référence à l’échec de l’effort d’organisation syndicale dans le Sud des États-Unis dans les années 1930 et 1940 : « La lutte contre la suprématie blanche sous toutes ses formes, la subordination des femmes et d’autres groupes exclus, tant au niveau national qu’international, sont des conditions préalables à la lutte solidaire et à la transformation du mouvement ouvrier en une « tribune du peuple ». »

En plaidant pour une solidarité abstraite et en ignorant purement et simplement les divisions matérielles réelles entre les travailleurs, la gauche réductionniste de classe ignore ce moteur structurel de la division des classes. Chibber tombe assez facilement dans ce piège :

« Prenons l’exemple des salaires. Vous pouvez constater qu’au bas de l’échelle du marché du travail, par exemple chez Walmart, les Noirs sont moins bien payés que les Blancs. C’est vrai. Mais si vous résolvez ce problème, cela améliorera-t-il la qualité de vie et les perspectives d’avenir des Noirs américains ou des Latinos ? Si vous les faites passer, disons, de 13 dollars de l’heure à ce que les Blancs gagnent, c’est-à-dire, disons, 15 dollars de l’heure, cela résoudra-t-il le problème ? Eh bien, cela améliorera les choses, mais cela ne résoudra absolument pas le problème. »

Au lieu de lutter pour renverser ces disparités raciales, soutient Chibber, la gauche devrait se concentrer sur la mise en place de vastes programmes sociaux. Mais pourquoi cette exclusivité ? La capacité de la gauche à se constituer en force de combat ne dépend-elle pas de sa capacité à maintenir la solidarité, à lutter contre la différenciation que le capital utilise pour la diviser et que les travailleurs, lorsque la lutte des classes semble impossible, utilisent pour faire valoir leur propre situation par rapport à celle des autres travailleurs ?

Si l’horizon ici est lcelui de l’offre généreuse de vastes programmes sociaux par l’intermédiaire de Bernie Sanders ou de la Squad ou d’une autre force au sein du Parti démocrate ou de l’État capitaliste, alors il importe peu d’organiser des travailleurs capables de faire reculer l’inégalité légitimée par l’oppression raciale et sexuelle. Mais cette conception de la conquête de concessions est utopique et élitiste, et c’est précisément là que réside le problème. La lutte de masse perturbatrice et, plus important encore, son extension et sa durabilité, même en période de vaches maigres, impliquent le développement d’une classe ouvrière militante qui se bat pour elle-même et rejette les forces utilisées pour la diviser, non pas en les ignorant simplement, mais en cherchant à les éradiquer activement à tous les niveaux.

Les luttes contre l’oppression en tant que lutte des classes

Les luttes contre l’oppression ne peuvent être séparées de la lutte des classes ou simplement ajoutées à celle-ci. Elles en sont constitutives et doivent donc être prises en charge de manière réellement militante par la gauche. Nous devons comprendre les luttes contre l’oppression identitaire comme des luttes contre les relations socio-matérielles générées par le capital. Lorsque ces luttes ne perçoivent pas leurs revendications en tant que telles, la gauche doit être présente, impliquée et engagée pour proposer une théorie globale des relations sociales capitalistes qui présente l’oppression comme une conséquence inévitable de l’inégalité capitaliste.

Les luttes qui ont émergé ces dernières années et permis d’entrevoir de réelles possibilités ne se limitent pas à une conception réductrice de l’économie. Le soulèvement des manifestations contre le meurtre de George Floyd en 2020, peut-être le plus grand mouvement de l’histoire des États-Unis, qui a rassemblé plus de 20 millions de personnes dans les rues, a permis d’entrevoir de réelles possibilités militantes. Mais les plus grandes forces de la gauche organisée aux États-Unis étaient largement absentes, préférant se concentrer sur l’obtention de sièges pour les Démocrates. Ce qui a fait que l’élan et les possibilités du plus grand mouvement social de l’histoire des États-Unis ont été absorbés par la logique du moindre mal en 2020, c’est précisément l’implication de la gauche organisée au sein du Parti démocrate.

Le récent déluge de décrets présidentiels de Donald Trump, qui ont ciblé les travailleurs, les immigrés, les personnes queer et trans, les femmes et les victimes d’oppression raciale, dément le fait que les luttes contre l’oppression pourraient être soit mises de côté au profit de revendications de classe, soit d’une manière ou d’une autre menées indirectement. L’élection de Trump est le produit non seulement de l’échec du Parti démocrate, mais aussi de la désorganisation de la gauche américaine, qui n’a pas su proposer d’alternative significative. Après des années de capitulation et d’assujettissement, la gauche doit rejeter les appels à travailler au sein de l’État capitaliste et de son parti soi-disant progressiste, les Démocrates, et commencer à construire une résistance militante et significative sur le terrain.

Ces arguments en faveur d’approches stratégiques réductrices de la lutte des classes masquent la réalité de la division de la classe ouvrière. Ils détournent également l’espoir qui peut naître de la constitution d’une classe ouvrière capable de s’attaquer de front à cette division, en la combattant dans la rue et sur le lieu de travail. C’est pourquoi Tempest considère les luttes contre l’oppression non pas comme un élément à ajouter ou à laisser de côté dans la lutte des classes, mais comme un élément constitutif de celle-ci. Cette résistance ne pourra se construire qu’en rejetant toute forme d’oppression et de domination, ce qui constitue le fondement de la solidarité ouvrière.

Comité national de Tempest
P.-S.

• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro

Source - Tempest, Jeudi 27 février 2025 :
https://tempestmag.org/2025/02/each-blow-against-oppression-advances-us-all/

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