19 septembre 2020 | tiré d’AOC media
Selon un sondage très souvent cité, 65 % des Français jugeraient que « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir ». Qu’entendent-ils exactement par « s’effondrer » ? Le sondage ne le précise pas. Mais il incite à croire que l’effondrement est la conviction partagée d’une majorité de Français. Objet d’une théorie particulière, la collapsologie, popularisée, notamment, par les livres de Pablo Servigne ou d’Yves Cochet, l’effondrement tend à devenir la référence commune de la pensée écologique.
Sans doute, dans la galaxie écologique, tout le monde ne se dit-il pas collapso, mais tout le monde semble l’être un peu, de peur de passer à côté de l’évidence ou d’être assimilé à un climatosceptique, à un défenseur du « business as usual ». Tout se passe comme si la pensée de l’effondrement avait absorbé l’écologie dans son ensemble.
Pour envisager l’avenir, « le monde d’après », devons-nous le penser à l’horizon d’un effondrement planétaire ? Nous soutenons la thèse opposée : bien loin d’être la condition pour comprendre la situation actuelle et envisager les possibles, la collapsologie est ce qui en masque les enjeux.
Du probable au certain
À voir l’état de la planète, il y a certes de bonnes raisons d’être inquiet. On n’en finit pas d’énumérer les catastrophes : celles qui ont déjà eu lieu (liées à l’industrie chimique comme à Bhopal ou à Seveso, ou à l’industrie nucléaire comme à Tchernobyl ou à Fukushima), celles que le changement climatique provoque ou renforce (inondations, cyclones, montée du niveau des mers rendant certains lieux inhabitables, multiplication des méga-feux dont on ne peut venir à bout, (comme en Sibérie chaque été, ou en Australie l’hiver dernier), disparition d’espèces et diminution accélérée des effectifs des espèces communes … il faut vraiment s’illusionner pour ne pas en tenir compte ou affirmer qu’on en viendra à bout avec quelques innovations techniques.
Force est de constater que le développement considérable des activités industrielles et de leur puissance technique multiplie les menaces et que l’impact des dommages s’étend, de régions de plus en plus vastes à l’ensemble de la planète. Mais est-ce à dire qu’à l’horizon de ces catastrophes, nous devons envisager un effondrement global, uniforme et synchrone ? C’est ce qu’affirment les collapsologues, selon lesquels les catastrophes qui nous accablent et nous accableront vont nécessairement se prendre en masse.
À les en croire, nous serions confrontés à un système – qualifié de capitaliste, thermo-industriel, libéral-productiviste ou d’extractiviste – de plus en plus complexe auquel n’échapperaient aucune région du monde ni aucune activité économique. « La structure de plus en plus globalisée, interconnectée et verrouillée de notre civilisation la rend non seulement très vulnérable à la moindre perturbation interne ou externe, mais la soumet désormais à des dynamiques d’effondrement systémique[1] » écrivent ainsi Pablo Servigne et Raphaël Stevens. N’importe quel dysfonctionnement d’un secteur économique (rupture d’approvisionnement énergétique, krach bancaire, accident nucléaire, etc.) ou n’importe quel choc écologique ou sanitaire pourrait produire une série de réactions en chaîne, à l’issue desquelles les services permettant de satisfaire aux besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) feraient défaut, entraînant une diminution drastique de la population et obligeant les survivants à se replier en petites unités autonomes.
Selon les collapsologues, cet effondrement systémique serait notre destin. D’abord parce qu’un système qui suppose une croissance illimitée des activités économiques et des consommations ne peut perdurer indéfiniment dans une Terre aux ressources et aux capacités d’absorption limitées. C’est ensuite en raison de notre impuissance à changer le cours des choses. Les États se sont révélés peu désireux, et, en tout état de cause, incapables de prendre des mesures efficaces contre les dégradations écologiques. Quant aux mobilisations militantes, elles n’ont guère eu plus de succès dans leurs efforts pour obliger les pouvoirs publics à agir. À supposer même que l’on ne puisse établir avec certitude la réalité prochaine de l’effondrement (ce sur quoi tous les collapsologues ne sont pas d’accord), il faudrait s’en convaincre. Il faudrait avoir l’effondrement en vue, et cette conviction devrait gouverner notre action.
Le pire n’est pas certain
C’est une telle conviction qu’il nous paraît important de mettre en question. Comme l’a argumenté Jean-Pierre Dupuy, les systèmes complexes sont conjointement résilients et vulnérables et ne sont pas nécessairement « destinés à passer de la résilience à l’effondrement ». Si un effondrement global est possible, il n’est pas certain. L’avenir est donc ouvert et, contrairement à ce qu’avancent les collapsologues, nous sommes confrontés à une diversité de futurs possibles.
Certes, la globalisation débridée de la société techno-industrielle conduit à un changement climatique irréversible (au moins à l’échelle humaine) aussi bien qu’à la dégradation de la biosphère et des structures sociales. Certes, ses conséquences seront catastrophiques. Mais on ne saurait en déduire que l’avenir promis à l’ensemble du monde est un inévitable effondrement. Ce qui caractérise une situation complexe, comme celle où nous nous trouvons, c’est l’imprévisibilité de l’avenir. C’est le point de vue défendu par ce spécialiste de la complexité qu’est Edgar Morin : « L’irruption de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or, l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime constante “Attends-toi à l’inattendu.” […] Sachons enfin que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Éros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d’Éros. »
On a pu le vérifier pendant la première vague de la pandémie. La crise sanitaire qu’a provoqué le coronavirus a toutes les caractéristiques de la crise systémique telle que la présentent les collapsologues : « Quand on voit les millions de nouveaux chômeurs, l’état des finances, la dépendance aux importations d’énergie, les tensions accumulées en France qui font qu’on a une poudrière sociale, la perte de confiance envers les gouvernements, la compétition entre pays qui s’accroît, on voit que la pandémie a considérablement augmenté les risques d’effondrement systémique », commentait à chaud Pablo Servigne. Certes. Mais l’effondrement n’a pas eu lieu : les services de base ont continué à être assurés, l’État a tenu.
Surtout, pour globale qu’elle soit, la pandémie a eu des effets très diversifiés à travers le monde. Ce n’est pas seulement d’une région du monde à l’autre que les populations ont été plus ou moins affectées, plus ou moins rapidement. C’est aussi à l’intérieur d’une même région, économiquement, socialement, culturellement et politiquement à peu près homogène, que la pandémie a été très diversement ressentie : que l’Allemagne en ait moins souffert que la France, l’Italie ou la Grande Bretagne, montre qu’il n’y a jamais de destin unique, mais toujours une diversité de possibles. Et que l’on peut agir et prévenir.
Du global au local
Mais, pour cela, il faut changer de niveau. Envisagée à l’échelle de la planète, la situation est plutôt désespérante. Tous les chiffres qui marquent l’accélération des tendances socio-économiques à l’origine du changement climatique (population – notamment urbaine – PIB mondial, investissements étrangers, consommation d’eau, tourisme international) sont spectaculaires, tandis que ceux qui mesurent les efforts de réduction des gaz à effet de serre sont dérisoires. Au niveau global, nous ne pouvons que mesurer l’impuissance – quand ce n’est pas la mauvaise volonté – des gouvernements en place à mener des politiques efficaces.
Mais si l’on se transporte à un niveau plus local, la situation s’inverse. Un peu partout, les citoyens se mobilisent, les initiatives collectives se multiplient. C’est le cas des formes d’économie sociale qui s’organisent çà et là, des expériences de villes en transition, du mouvement de la permaculture et de toutes les expériences qui, sur tous les continents et au prix de luttes sociales, développent des formes d’agroécologie. C’est le cas aussi de luttes plus directement politiques, comme ces mobilisations de populations locales pour maintenir leur milieu de vie, et s’opposer au capitalisme qui le détruit[2], ou des ZAD, qui s’opposent, en occupant le terrain, aux « grands projets inutiles et imposés ».
Autant d’expériences qui ne se réfèrent pas à un quelconque effondrement global. Selon Rob Hopkins (dont se réclament pourtant beaucoup de collapsologues, aussi bien Pablo Servigne[3] que Luc Sémal ou Yves Cochet), la motivation des villes en transition est ainsi d’acquérir le « pouvoir de faire des trucs qui changent le monde » – un monde qui est le nôtre, pas celui de l’après-collapse[4]. Enfin, si la permaculture peut être présentée comme un mouvement social qui pratique l’« art de réhabiter », c’est le monde actuel que les permaculteurs entendent habiter, pas celui qui s’effondre ou celui d’après.
Et c’est sans référence systématique à la catastrophe globale qu’ils cultivent de nouveaux imaginaires économiques, sociaux et techniques susceptibles de prendre soin de la nature et des autres humains (une sorte de care environnemental) et qu’ils tentent de les imposer par la lutte, la négociation ou la ruse. Quant aux ZAD, et particulièrement à celle de Notre Dame des Landes, que Philippe Descola présente comme « une expérience politique aussi originale que la Commune de Paris de 1871 » [5], il est quelque peu indécent de les embrigader dans une théorie du destin systémique du monde pour lequel il n’est d’autre perspective que celle de la fin prochaine.
Ces expériences sont porteuses d’espoir et mobilisent d’autres imaginaires : nous vivons certes dans un monde abîmé, pas dans un monde sur le point de s’effondrer. Pour échapper à la collapsologie, il ne suffit pas de montrer que l’effondrement n’est pas certain, que l’idée d’un effondrement global, uniforme, synchrone et, en sus, prévisible, ne résiste pas à l’examen. Il faut encore passer du singulier de l’effondrement au pluriel des catastrophes. Et, pour cela, abandonner la perspective globale qui est celle des collapsologues, comme celle des théoriciens du système Terre dont ils reprennent les résultats.
Au niveau global, le climat et la biodiversité sont ingouvernables. L’impuissance à agir, qui renforce la certitude de l’effondrement, tient en partie à l’impossibilité d’appréhender, à l’échelle de la planète, les problèmes d’environnement dans toute leur complexité et dans toute leur diversité. Elle tient en outre à ce qu’il n’y a pas au niveau global d’instance démocratique susceptible de définir une politique et de l’imposer à tous les États. Dans la conception globale des collapsologues, on perd tout autant en capacité de compréhension qu’en capacité d’agir.
Que l’ensemble des activités humaines et des milieux qu’elles exploitent forment système et que tout soit « extrêmement lié » (la proposition de base de la complexité) ne signifie nullement que l’on puisse penser le Tout et que ce soit le seul niveau sur lequel on puisse saisir l’avenir. Il faut déconnecter interdépendance et globalisation et se préoccuper de la diversité des situations, tant sociales qu’environnementales, tout en sachant qu’elles n’ont qu’une autonomie relative.
Depuis cinquante ans au moins que l’on se préoccupe du sort global de la planète, les lanceurs d’alerte peinent à se faire entendre, leur audience reste limitée et temporaire. Avec la collapsologie, le message est passé. Mais ce message est contradictoire, car en même temps qu’il constate notre impuissance, il fait tout pour l’entretenir. Pour les collapsologues, on ne peut pas s’opposer à l’effondrement final, on ne peut que profiter au mieux du délai qui nous en sépare.
Si les collapsologues sont prêts à accueillir, dans le grand récit de la course globale à la catastrophe, la diversité des initiatives qui se développent dans les marges du système capitaliste ou contre lui, c’est en les réduisant à l’accompagnement d’un processus qui nous échappe, en les privant de tout sens politique. Pour comprendre et soutenir ces initiatives, pour aider à en développer d’autres, à les mettre en réseau et à ouvrir des futurs différents, il ne faut pas se laisser aveugler par le trou noir d’un effondrement global. Il faut libérer l’écologie de l’imaginaire effondriste qui l’a colonisée.
NDLR : Catherine et Raphaël Larrère publient Le Pire n’est pas certain, Premier Parallèle, 10 septembre
Notes
[1] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, p. 128-129.
[2] Ces mobilisations sont répertoriées à travers le monde entier par l’économiste Juan Martinez Alier et son équipe de l’Université autonome de Barcelone dans l’Atlas de la justice environnementale (EnjAtlas)
[3] Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Paris, Seuil, 2018.
[4] Rob Hopkins, Ils changent le monde, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2014.
[5] Voir Philippe Descola, « Pourquoi la ZAD recompose des mondes », dans l’ouvrage de Marin Schaffner, Un sol commun ; Lutter, habiter, penser (Wildproject, 2019), p. 156.
Catherine Larrère :Philosophe, Professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Spécialiste de philosophie morale et politique.
Raphaël Larrère : Ingénieur agronome
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