Tiré de regards.fr
À Aubervilliers, les enseignants du lycée Henri-Wallon ont eu la mauvaise surprise de recevoir un questionnaire en ligne à soumettre aux élèves pour comprendre l’impact des théories du complot chez les jeunes. On y trouve des pépites du style : « Au fond de toi, te sens-tu : Français, Européen, Marocain, Algérien, Tunisien ? » Ou encore : « Que sais-tu du sionisme ? » Et pour terminer : « Qu’aurais-tu à dire sur Dieudonné ? »
« Ce questionnaire construit des questions qui induisent les réponses, il vise une catégorie particulière de la population et aborde chaque thème frontalement. C’est un modèle de ce qu’il ne faut pas faire en sociologie », tacle l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec. Pour Catherine Robert, professeure de philosophie au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, « arrivé à la question sur Dieudonné, on est tellement agacé qu’on a envie de dire "Bravo : je suis sûre que les gamins vont faire de la provocation" ».
Relu par la directrice de l’Institut français de géopolitique Barbara Loyer, ce travail de recherche a été réalisé par un étudiant en Master 1 de l’université Paris 8. De quoi expliquer les maladresses dont il est truffé. Mais un tel questionnaire est surtout le symptôme d’une époque : en effet, il intervient dans un contexte d’emballement médiatico-politique autour du succès du complotisme.
Mobilisation gouvernementale
Depuis les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, la dénonciation du conspirationnisme a le vent en poupe. Ainsi, le magazine Society titrait récemment : « On vous ment ? Comment le complotisme est devenu l’idéologie dominante ». De son côté, l’Éducation nationale a lancé un vaste plan d’action. En 2016, elle a organisé au Muséum d’histoire naturelle une journée d’étude intitulée « Réagir face aux théories du complot », au cours de laquelle la ministre Najat Vallaud-Belkacem en a profité pour tourner en ridicule la rhétorique conspirationniste face à un parterre d’élèves : « Internet a révélé ces derniers jours un complot contre l’accent circonflexe. Un complot que je prépare depuis mes treize ans, patiemment », s’est-elle moquée. Dans la foulée, le gouvernement a lancé un kit pédagogique anti-complot, en partenariat avec France Télévisions et l’agence de presse Premières lignes. Projetées dans les classes, ces courtes vidéos à destination des professeurs et des collégiens se proposent d’aider à départager vraies et fausses manipulations. Et à l’été 2016, le ministère a lancé la campagne de communication #OnTeManipule assortie d’un site Internet du même nom.
Autre indice de l’intérêt que suscite cette question aujourd’hui : après avoir longtemps effectué un travail de veille de manière bénévole, Rudy Reichstadt est depuis peu payé à plein temps pour animer un Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot sur Internet. Son site Conspiracy Watch, lancé à l’automne 2007, a reçu le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Depuis, ce héraut de la lutte contre le complotisme est devenu le chouchou des médias : qualifié tantôt de « spécialiste », tantôt de « politologue », on peut l’écouter sur Europe 1 comme sur France Info, le lire dans Les Inrocks, Le Figaro ou Libération qui évoque « l’un des meilleurs connaisseurs français de la sphère complotiste ». Consécration suprême, Le Monde magazine a même réalisé son portrait.
« Business de la déradicalisation »
Pourquoi un tel remue-ménage ? Selon le directeur du Service d’information du gouvernement (SIG), le préfet Christian Gravel, ancien conseiller de Manuel Valls, le complotisme constituerait « le terreau sur lequel prospèrent les thèses extrémistes, dont le djihadisme ». Autrement dit, ces thèses ne seraient pas de simples élucubrations juvéniles sans conséquences, mais présenteraient un réel danger. C’est ainsi que depuis 2015, on a vu s’affirmer la volonté de lutter contre ce nouveau péril jeune, laquelle s’appuie sur différents relais dans la presse et chez les enseignants qui, en toute logique, ont été mis à contribution. Le dossier de presse du plan d’action gouvernemental indiquait ainsi que « les agents publics, notamment les enseignants, qui sont quotidiennement au contact avec les jeunes, constituent des acteurs de premier niveau essentiels pour détecter des dérives pouvant conduire à la radicalisation et pour entraver l’adhésion aux théories du complot, aux comportements de rupture et aux discours de haine qui favorisent de telles dérives ».
De fait, on ne compte pas les initiatives individuelles, comme celle de Sophie Mazet, au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen, qui a délivré à ses élèves des ateliers d’autodéfense intellectuelle. Ou encore celle de deux enseignants du lycée Paul-Éluard, à Saint-Denis, qui ont décortiqué en classe des vidéos douteuses circulant sur le web. Pour enrôler les bonnes volontés, le gouvernement mise aussi sur un appel d’air susceptible d’attirer des associations et des chercheurs. Cependant, dans leur rapport parlementaire, les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé soulignent que « la priorité politique qu’a constituée légitimement la "déradicalisation", sous la pression des événements, a pu conduire à des effets d’aubaine financière. Ont pu être évoqués successivement lors des auditions un "gouffre à subventions" ou un "business de la déradicalisation" ayant attiré certaines associations venues du secteur social en perte de ressources financières du fait de la réduction des subventions publiques ». Pour l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec, qui s’intéressait aux mythes et aux rumeurs bien avant que cela devienne une mode, « c’est un thème porteur qui peut permet d’obtenir des subventions. Du coup, beaucoup se découvrent des vocations de complotismologues. »
Du Moyen Âge au 11-Septembre
Les rumeurs ne sont pourtant pas nées au XXIe siècle. Dès le Moyen Âge, on imagine les femmes manipulées par des sorcières qui, en tant qu’agents maléfiques, sont accusées de mettre à mal la cohésion sociale. « D’un coup, on découvre que le peuple croit des trucs bizarres. Pourtant, les rumeurs urbaines sont essentiellement complotistes depuis très longtemps », précise Jean-Loïc Le Quellec. Il n’empêche que le 11-Septembre a valeur de mythe fondateur. Selon un sondage de l’institut Ifop publié en 2015, seules 56% des personnes déclarent qu’il est certain que les attentats du 11 septembre 2001 « ont été planifiés et organisés par l’organisation terroriste Al-Qaida » et 21% pensent que « des zones d’ombre subsistent et que ce n’est pas vraiment certain que ces attentats aient été planifiés et organisés uniquement par Al-Qaida ».
En France, le président du Réseau Voltaire, une officine antisémite proche de l’extrême droite, s’est fait l’écho des doutes qui ont émergé à ce moment-là et qui perdurent aujourd’hui sur le Net. Dans son best-seller L’Effroyable imposture, vendu à plus de 150.000 exemplaires en 2002, Thierry Meyssan prétendait ainsi qu’aucun avion ne s’était écrasé sur le Pentagone. Sur les attentats de 2015, rebelote : il affirme que « les commanditaires les plus probables sont à Washington ». Pourtant, les attaques djihadistes qui ont ensanglanté Paris n’ont pas fait l’objet d’un tel scepticisme, puisque que 70% des sondés jugeaient « certain que ces attentats ont été planifiés et réalisés par des terroristes islamistes » et seuls 16% estimaient que « des zones d’ombre subsistent ».
Non-sens pédagogique
Mais vouloir faire du complotisme l’ennemi public numéro un, en l’absence d’enquêtes de terrain et sur la foi de simples sondages est un pari risqué. C’est du moins ce que dénonce un groupe de chercheurs et d’enseignants qui a publié l’été dernier une tribune dans Libération. Ils y fustigent les « pompiers pyromanes », reprochant au gouvernement d’avoir agi dans la précipitation et proposé des dispositifs inefficaces, voire contre-productifs. « C’est comme si d’un coup, le ministère de l’Intérieur avait voulu proposer un matériau pédagogique directement applicable dans les écoles. Il est très naïf de penser que ces outils vont dissuader de futurs djihadistes de passer à l’acte. Lorsqu’on tente de déradicaliser quelqu’un qui est convaincu, on risque juste de le radicaliser encore plus. Ce type d’actions ne prêchent que des semi-convertis », estime le sociologue Bernard Lahire, cosignataire de la tribune.
Le risque d’un combat aussi frontal, c’est en effet de braquer ceux que l’on essaie de convaincre : « On peut faire travailler les élèves sur des mythes comme le mystère de la grande pyramide ou l’énigme du masque de fer, mais on n’est pas obligé d’étudier avec eux les rumeurs dont on suppose qu’ils sont les victimes. Pédagogiquement, c’est un non-sens. On les met dans une position défensive ! », assure Catherine Robert, également signataire. Laurence de Cock, professeur d’histoire-géographie à Paris et chargée de cours à l’université Paris-Diderot, est plus nuancée :
« Après les attentats, on nous a tenu un discours paradoxal : d’un côté, une injonction à adhérer et de l’autre, une incitation à réfléchir. Manuel Valls a expliqué qu’il n’était pas acceptable que les élèves ne consentent pas aux valeurs de la République et parallèlement, les ressources pédagogiques mises à disposition demandaient aux enseignants de travailler sur la complexité pour déjouer les pièges de la conspiration. Cela nous oblige à un numéro d’équilibriste. »
Donner les moyens de comprendre
Quand bien même il n’y aurait pas de retour de flamme, il n’est pas sûr que la stratégie défendue par le gouvernement soit efficace. Selon Jean-Yves Le Quellec, démontrer aux adeptes de la théorie du complot qu’ils se trompent – preuves à l’appui – est voué à l’échec : « Les arguments ne servent à rien, car ces idées sont de l’ordre de la croyance. C’est comme essayer de démontrer à un chrétien que Dieu n’existe pas ! », affirme l’anthropologue.
C’est pourtant l’option choisie par Conspiracy Watch : Rudy Reichstadt a précisé au Monde magazine qu’il menait un « harcèlement argumentatif ». Cette méthode, il l’a notamment appliquée aux attentats du 11-Septembre qui ont suscité un relent de scepticisme dans la population, porté par des individus pointilleux, à l’affût des moindres détails permettant de justifier leurs doutes. Une tour du World Trade Center qui s’effondre de manière trop verticale pour avoir été percutée par des avions de ligne ? L’absence d’à-coup dans les vitesses d’effondrement ? La présence de la thermite dans les décombres ? Des photos du crash sur le Pentagone qui ne montrent pas de débris de la carlingue ? Ces questions qui persistent à hanter la blogosphère des années plus tard, le site de Rudy Reichstadt les prend très au sérieux. Pour contre-attaquer, il a par exemple donné la parole à un scientifique qui exerce dans un laboratoire de mécanique et génie civil, lequel y répond point par point. « Conspiracy Watch fournit un travail de veille intéressant, mais je ne crois pas du tout à cette méthode. La théorie du complot trouvera toujours des failles aux discours produits, elle mettra en avant de nouveaux éléments techniques, car les questions techniques sont des prétextes chez elle pour servir une idéologie », affirme l’historienne Marie Peltier, auteure de L’Ère du complotisme. La Maladie d’une société fracturée. C’est une des limites du fact-checking.
« Le problème est le même que celui de la lutte contre le FN. Le combat frontal est nécessaire, il faut faire la peau des explications fausses et des rumeurs, mais l’essentiel n’est pas là. Il est surtout important de redonner à chacun les moyens de comprendre le monde dans sa complexité », relève le journaliste Dominique Vidal. D’où l’idée de ne pas se précipiter sur des dispositifs spécifiques créés dans la foulée des soubresauts de l’actualité. D’aucuns préconisent plutôt un remède au long cours : enseigner les sciences sociales dès le collège et renforcer leur place au lycée.
Les raisons de l’adhésion
Une expérience au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, notamment pilotée par Catherine Robert, a d’ores et déjà mis cette idée en pratique. À contre-courant de l’enseignement du fait religieux et des cours de morale laïque, le projet Thélème se veut une réponse plus posée aux préoccupations actuelles. Outre qu’ils bénéficient de conférences autour des représentations et des comportements, les élèves volontaires apprennent à mener leurs propres enquêtes. « Le premier mouvement quand on ne comprend pas un fait, c’est de croire qu’il est le fruit d’une intention qui peut être une volonté maléfique. Les sciences humaines et sociales montrent que la plupart du temps, ce n’est pas le cas. Si, dès le collège, les gamins avaient accès à un tel enseignement, ce fantasme tomberait », imagine Bernard Lahire.
Mais pour convaincre, encore faut-il interroger avec humilité les ressorts qui poussent à adhérer à ces récits aussi farfelus qu’inquiétants. À commencer par le sentiment de défiance envers les élites. En 2001, on a ainsi assisté à une rupture de confiance à l’égard de la parole publique et médiatique, qui est venue se greffer sur des manipulations et des injustices réelles. La guerre d’Irak, qui débute en mars 2003, marque de fait une rupture dans l’imaginaire collectif : l’invention de l’existence d’armes chimiques pour justifier l’intervention américaine restera dans les esprits comme le mensonge de l’administration Bush. Cette crise de confiance se double du rejet d’une politique qui réactive de vieux schèmes coloniaux. Le combat contre le terrorisme est perçu comme une manière de maintenir sous le joug de l’Occident une population exsangue. « Il faut déconstruire la rhétorique complotiste qui véhicule des discours de haine et de propagande, admet Marie Peltier. Et en même temps, il faut entendre sur quels sentiments elle vient surfer. »
Comprendre sur quel malaise elle prospère, plutôt que de se poser en détenteur de la vérité sans s’interroger sur ses propres compromissions. En France, c’est aujourd’hui d’autant plus incontournable que le candidat François Fillon, ex-chantre de l’éthique en politique, est mis en examen pour recel de détournement de fonds public. « Les initiatives actuelles ne manquent pas d’intérêt, mais elles mettent de côté le fait que le complotisme vient aussi d’une interrogation éthique : il recèle paradoxalement une demande de transparence, de justice, de démocratie, estime Marie Peltier. Il faut bien comprendre que derrière ce phénomène, il y a une attente de sens, le désir d’un nouveau récit partagé. » À défaut de se le représenter, la réponse anticomplotiste restera inaudible.
Marion Rousset
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