Ce discours autorisé parce qu’officiel domine les commémorations publiques de la Première Guerre mondiale dans les pays occidentaux d’Europe et d’Amérique du Nord. Il n’en demeure pas moins que cette mémoire de Verdun passe sous silence – et par conséquent censure indirectement – des faits historiques dont la conscience est nécessaire aujourd’hui pour toute tentative d’une mémoire de « l’enfer de Verdun » qui ne soit ni apologétique, ni mythologique.
Le message convenu de la mémoire officielle de Verdun plonge ses racines dans l’expérience de plus en plus éloignée et aseptisée. Pour les générations nées après 1945, et a fortiori après la guerre d’Algérie (1954-1962) et la guerre du Vietnam (1965-1973), la guerre entendue comme expérience directe de la violence et de la mort causées par les combats des belligérants a laissé place à une expérience de la guerre à distance, sans impact majeur sur le cours ordinaire de leurs vies. La guerre-spectacle inaugurée par la guerre du Golfe en 1991 a donc pris la place des privations et souffrances vécues dans la chair des générations d’avant 1945. Si cela est vrai pour les pays capitalistes développés, c’est loin d’être le cas dans la majorité des pays en développement où la guerre et ses ravages ont continué à être subis tout au long des quarante dernières années.
Culture de guerre
Ce rapport « occidental » à la guerre permet de mieux comprendre les façons de penser et d’agir des contemporains de la bataille de Verdun qui nous semblent absolument inadmissibles. C’est un des aspects de Verdun qui est radicalement occulté aujourd’hui dans les commémorations officielles : la « culture de guerre » qui a irrigué les sociétés en guerre en 14-18 et qui a transformé ce conflit en véritable croisade nationale pour les belligérants. Les exemples abondent (cf. Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, 2000).
Voici par exemple le grand sociologue allemand, Max Weber, qui déclare dans sa correspondance : « Cette guerre est grande et merveilleuse ». Il ne fait pourtant pas partie de ces intellectuels qui participent à la mobilisation des esprits. A ses yeux, la guerre a été imposée à l’Allemagne, elle est de nature défensive et peut permettre de parachever la construction de la nation allemande. Il reconnaît dans d’autres lettres en novembre 1915 et avril 1916 que « de tous les fils de ma mère, j’ai les instincts guerriers innés les plus forts (…) et c’est pourquoi je hais cette guerre qui aurait dû venir vingt ans plus tôt et me trouver assis sur un cheval ».
Max Weber n’est en rien exceptionnel par rapport à ses contemporains. Il est tout à fait représentatif de l’adhésion des savants et intellectuels à l’effort de guerre national. Henri Bergson, philosophe français à l’Académie des sciences morales et politiques soutient dès les débuts du conflit, en 1914, que « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation à la barbarie. » Ou bien l’ « Appel aux nations civilisées » lancé par 93 intellectuels allemands en octobre 1914 dans lequel ils soutiennent eux aussi incarner la civilisation face à un ennemi barbare et atroce ; ou encore, cet inconnu, Arthur Winnington-Ingram, évêque de Londres, qui tient ce discours en 1915 :
« D’abord nous avons vu la Belgique poignardée dans le dos et ravagée, puis la Pologne, puis la Serbie, puis la nation arménienne liquidée (cinq cent mille Arméniens, selon une estimation modérée, ont été tués). Par voie de conséquence, pour sauver la liberté du monde, et la Liberté en tant que telle, pour sauver l’honneur des femmes et l’innocence des enfants, pour sauver tout ce qu’il y a de plus noble en Europe, tous ceux qui vénèrent la liberté et l’honneur, tous ceux qui mettent les principes avant le bien-être, et la Vie elle-même au-dessus de la simple vie quotidienne, sont réunis dans une grande croisade, nous ne pouvons le nier, pour tuer les Allemands. Pour les tuer non pour le plaisir de les tuer, mais pour sauver le monde. Pour tuer les bons comme les mauvais, les jeunes comme les vieux. Pour tuer ceux qui ont montré de la gentillesse pour nos blessés comme ces monstres démoniaques qui ont crucifié un sergent canadien, qui ont supervisé les massacres d’Arménie, qui ont coulé le Lusitania, et qui ont tourné les mitrailleuses sur les civils d’Aerschott et Louvain. Bref, les tuer de peur que la civilisation entière ne soit elle-même assassinée. »
Si les puissances belligérantes ont incontestablement mobilisé les civils à l’arrière par la propagande dès les débuts de la guerre, il n’en demeure pas moins que la Première Guerre mondiale a pris des allures de croisade nationale en raison d’une impulsion par le bas dans les sociétés en guerre. Cela est notamment démontré par les grandes batailles, comme celle de Verdun, destinées à être sacralisées en culte religieux civique par la suite.
La haine et la pulsion exterminatrice présentes dans les lignes ci-dessus proviennent toutefois en grande majorité de sources historiques produites par les élites cultivées. Un clivage front/arrière existe auquel s’ajoutent des clivages de classe (culture bourgeoise/cultures subalternes par exemple) et des appartenances en opposition à la guerre totale. André Loez a souligné dans ses travaux, dont 14-18. Les refus de la guerre (Gallimard, 2010), à quel point les combattants, en majorité, et surtout ceux d’origine modeste, partagent un « rapport ordinaire à la guerre », loin de l’engagement patriotique et des ferveurs nationalistes, soucieux de se débrouiller, de survivre au jour le jour, souvent empreints de résistances de « basse intensité » face aux contraintes de la guerre et aux ordres de leur commandants.
Bien que l’ampleur et la diffusion sociale de la « culture de guerre » fasse débat parmi les historiens de la Première Guerre mondiale, peu contestent l’idée que sa violence en a été multipliée par l’esprit de croisade nationale qui caractérise les façons de penser et d’agir des contemporains.
Violences
Si la haine combattante et la culture de guerre n’apparaissent pas dans les commémorations publiques de la « Grande Guerre », c’est non seulement l’effet déformant du « politiquement correct » et la bienséance diplomatique. Cela semble être aussi dû à l’effet déformant des soldats de 14-18 vus aujourd’hui comme victimes alors qu’ils ont traversé le XXe siècle en tant que héros. Victimes des violences de guerre mais rarement agents autonomes de ces violences.
La violence des combattants suit un processus d’euphémisation dans le discours mémoriel dominant jusqu’à ce que la trace de ces violences devienne si légère que le degré de violence atteint à Verdun ou pendant la bataille de la Somme soit oublié. Cette violence combattante occultée aujourd’hui est pourtant bel et bien présente en 14-18, notamment au cours de la bataille de Verdun. La cruauté et la barbarie qu’ont pratiquées ces hommes envers d’autres hommes pose le problème de la violence au cœur même de la civilisation et ne saurait être « réglé » par les circonstances du temps de la guerre.
Brancardier sur le front de Verdun en 1916, Fernand Léger fait étant dans une lettre à un ami d’une conversation de novembre 1916 avec un nettoyeur de tranchées. Il écrit : « Il n’avait pas demandé à faire ce truc-là. On l’avait désigné. Il me disait ceci : « Je pars avec les vagues d’assaut et à la première tranchée allemande je m’arrête et avec les copains on fait le boulot. » C’était justement ce boulot qui m’intéressait. (…) Aussi je voulais savoir ce qu’il faisait, lui. Alors il m’a dit : « Ah ! Ben ça dépend pas de moi tout seul, ça dépend aussi des copains. Sûrement c’est emmerdant de les emmener parce qu’on se fait bousiller en route. » J’ai compris que, lui, préférait les tuer mais qu’il devait y avoir discussion avec les copains. »
Peu nombreux parce qu’indicibles et inavouables, les témoignages sur cette pratique répandue sur tous les fronts de la guerre, le « nettoyage des tranchées », font état d’une violence directe et cruelle qui tranche avec la mort de masse anonyme de l’artillerie lourde sur laquelle se focalise notre représentation de la Première Guerre mondiale. La cruauté et les pulsions sadiques des nettoyeurs de tranchée font écho à d’autres pratiques d’une violence extrême sur différents théâtres de la guerre : les soldats impliqués ont déjà « intériorisé la violence » de la guerre et, comme le raconte si bien le personnage principal d’Erich Maria Remarque dans A l’Ouest rien de nouveau (1929), son « devenus des brutes » sans repères moraux et étrangers aux sentiments humains.
La suspension des interdits moraux de la communauté humaine à l’égard des combattants au cours de la guerre est indissociable de la mobilisation idéologique organisée par les Etats, contre un ennemi déshumanisé, diabolisé, bestialisé. Si dans toutes les guerres on constate cruauté et barbarie, la croisade nationale qu’a été la Première Guerre mondiale fait franchir un nouveau seuil à la violence commise car celle-ci est justifiée et prescrite par les plus hautes autorités de la collectivité, à l’encontre d’un ennemi absolu. Il s’agit là d’un trait qui ne nous quittera plus au XXe siècle : l’idéologie a démultiplié la violence à partir de 14-18.
Dans son « Rapport sur les atrocités commises par les troupes austro-hongroises pendant la première invasion de la Serbie », publié en 1916 en anglais et réalisé par des enquêtes de terrain entre septembre et novembre 1914, le Dr. Reiss, criminologue à l’Université de Lausanne, tente de comprendre les atrocités commises à l’encontre des civils.
Il écrit : « La façon dont les soldats ennemis s’y sont pris pour tuer et massacrer correspond à un système. Ce système est celui de l’extermination (…). Il est impossible de voir dans les atrocités commises les actes de quelques apaches comme il s’en trouve sûrement dans toute armée. On aurait pu le croire si le nombre de victimes se fût chiffré par quelques douzaines, mais quand il faut les compter par milliers, l’excuse de la mauvaise conduite de quelques éléments galeux n’est plus admissible (…). Les soldats austro-hongrois, arrivant en territoire serbe et se voyant en présence de ces gens qu’on leur avait toujours présentés comme barbares, ont eu peur. Et c’est par peur, pour ne pas être massacrés eux-mêmes, qu’ils ont probablement commis leurs premières cruautés. Mais à la vue du sang, il s’est produit le fait que maintes fois j’ai eu l’occasion d’observer : l’homme s’est changé en brute sanguinaire. Un véritable accès de sadisme collectif s’est emparé de ces troupes (…). L’œuvre de dévastation a été poursuivie par des hommes qui sont des pères de famille et qui, probablement, sont doux dans la vie privée. »
Barbarie
La Première Guerre mondiale a été la fin d’un monde, celui issu du long XIXe siècle. Il n’y a donc rien d’anecdotique à ce que le Viennois Karl Kraus ait écrit au cours de l’été 1914 Les derniers jours de l’humanité, long drame pacifiste. L’humanité a survécu ; la civilisation humaine aussi.
Néanmoins, la civilisation européenne issue du XIXe siècle est morte au cours de ce conflit. La Première Guerre mondiale a ouvert la voie à un processus de décivilisation qui continue de s’affirmer dans le monde jusqu’à nos jours. Cette régression désigne autant l’effondrement des règles morales de comportement permettant l’existence sociale des individus et la régulation pacifique de leurs tensions, que le renversement d’un système de normes en principe universelles régissant les Etats, les sociétés et les institutions humaines, système incarné par les droits de l’homme et le droit issus des Lumières.
La « Grande Guerre » peut donc nous offrir un antidote utile contre les illusions entretenues à propos de notre époque. Il est possible en ce sens de prendre comme point de départ la définition de l’Holocauste proposée par Adorno : l’Holocauste était selon lui l’expression d’ « une barbarie qui s’inscrit dans le principe même de la civilisation ». Le progrès des sociétés humaines n’a donc rien d’une direction unique vers l’amélioration et la perfectibilité croissantes de la condition humaine comme le voudrait la représentation linéaire et mécanique du temps historique. Chaque avancée porte en elle la virtualité d’une régression proportionnelle, à mesure que les forces créatrices et productives des sociétés se transforment à l’occasion en forces autodestructrices. Comme l’expliquaient fort justement les socialistes de gauche signataires du manifeste de Zimmerwald en septembre 1915, la guerre a transformé l’Europe en « un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l’anéantissement. »
La négation du progrès au cours de la guerre n’a pas concerné que la technique et la science ; elle s’est poursuivie au plus profond des rapports sociaux. La guerre a ainsi instrumentalisé la démocratisation de la vie politique pour mobiliser les peuples contre l’ennemi national. Elle a détourné l’administration centralisée de l’Etat moderne au profit de la mort de masse. Elle a fait usage des œuvres savantes et culturelles pour justifier les horreurs de la guerre. Elle a employé le droit pour pratiquer l’arbitraire et les exactions contre les plus vulnérables.
Alors que les contemporains avaient vécu dans l’illusion d’un progrès sans fin et d’une modernité triomphante, 14-18 leur a montré un autre visage de cette modernité qu’ils ont eu tendance à interpréter comme une anomalie, un accident ou une déviation de ce qu’elle devait être. Or, rétrospectivement, à l’issue du XXe siècle et de ses tragédies, il est possible aujourd’hui de voir que cette guerre était la modernité même. « Tout ce qu’il y avait d’établi et d’assuré part en fumée, tout ce qu’il y avait de sacré est profané, et les hommes sont enfin contraints de considérer d’un œil désabusé leur place dans l’existence, leurs relations réciproques. » (Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, 1848). 14-18 représente aujourd’hui tout autant qu’au lendemain de la guerre une leçon de lucidité apte à éveiller la raison critique contre l’ordre existant des choses.