Tant qu’à moi, ce sont des Hell’s Angers contre des Rock Machines.
Comment en est-on arrivés là ? Jusque dans les années 2000, la dictature semblait assez solide. Quelques milliers de personnes subissaient l’exil ou la répression. Les décisions étaient prises par un très petit groupe de dirigeants politiques et militaires. Pour autant, la situation n’avait pas grand-chose avec ce qui existait dans d’autres dictatures, comme par exemple en Irak ou en Arabie saoudite. Le régime naviguait dans l’univers géopolitique en maintenant de bons liens avec les puissances, les États-Unis comme la Russie. Avec Israël, nonobstant les déclarations habituelles, le régime des El-Assad assurait la sécurité des frontières, contrôlait étroitement les réfugiés palestiniens et empêchait à toutes fins pratiques une coordination efficace de l’OLP et des États pour résister efficacement contre l’occupation.
Bref, une dictature tranquille.
Cela a commencé à changer avec quelques centaines d’intellectuels qui, bien avant le printemps arabe, ont commencé à prendre la parole. Le « Manifeste des 1000 » par exemple, qui avait réuni des signatures de profs, d’artistes, de journalistes, avait brisé le silence. Des manifestations pour la plupart silencieuses et tranquilles, parcouraient les rues de Damas et d’Alep dans une relative indifférence du régime, jusqu’à temps qu’il décide d’arrêter tout cela par des menaces et des détentions. À cette époque, j’avais amené à Ottawa une délégation de ces dissidents syriens. Les responsables du Ministère des affaires extérieures nous avaient reçus poliment, pour ne rien faire évidemment.
En 2010 avec les évènements qui se sont précipités, d’abord en Tunisie et en Égypte, des secteurs plus nombreux de la population syrienne se sont manifestés. Au début en tout cas, l’emphase était volontairement mise dans ces manifestations sur l’« unité » du peuple syrien, au-delà des clivages communautaires et confessionnels. Il serait abusif de dire qu’il n’y avait pas de courants islamistes, mais ils étaient assez nettement minoritaires. Ces islamistes par ailleurs misaient sur le ressentiment de certaines communautés, les sunnites notamment, plutôt mis à l’écart par un régime qui avait su habilement joué la carte des chi’ite, des chrétiens et des alaouites (secte chi’ite à laquelle appartient le clan El-Assad). Les optimistes pensaient cependant que ce qui unissait le peuple était plus important que ce qui le divisait pour faire basculer le pays du côté de la démocratie.
Et bien cela n’a pas marché. Gilbert Achcar, un analyste franco-libanais bien connu pour ses travaux, nous avait prévenus que la structure de la dictature autour d’un clan bien appuyé par les hauteurs de l’armée n’était pas propice à une négociation et éventuellement à une transition. Au lieu de dialoguer en effet, le régime a ordonné le massacre de centaines de manifestants. Par la suite, l’opposition s’est radicalisée en tentant d’unir les divers groupes, mais là aussi il y a un échec, qui a permis la dérive actuelle en faveur d’organisations islamistes comme le Front Al-Nosra (affilié d’Al Qaeda) et plus tard, l’État islamique (Daesch).
Les islamistes ont capitalisé sur plusieurs échecs. L’opposition laïque a échoué, elle a dérivé entre diverses personnalités davantage soucieuses de courtiser l’appui des puissances mondiales et régionales. Celles-ci ont alors pris toute la place, appuyant les uns et les autres, s’ingérant dans la dynamique locale à coups d’armes et de millions. Les pires dans cela ont été l’Arabie saoudite et la Turquie, avides de dépecer la Syrie et bien contentes également d’externaliser leurs propres contradictions. Entre-temps, les États-Unis et certains pays de l’Union européenne, en particulier la France, ont vu une « bonne occasion » d’affaiblir encore davantage un pays visiblement en déroute, et ce, à « bas couts », c’est-à-dire via leurs relais régionaux.
À vrai dire au début en tout cas, on ne souciait pas à Washington, Londres et Paris de ce qui allait arriver sur le terrain, ni pendant la lutte et ni surtout, après. Jusqu’à temps que l’irruption de Dash, à cheval entre la Syrie et l’Irak, renforcé de milliers de combattants venus du monde entier, ne commence à les inquiéter. Comme dans la fable de Frankenstein, on avait créé un monstre qui risquait de se retourner contre son géniteur.
C’est alors que les puissances ont fait un autre retournement en permettant à la Russie de refaire son entrée spectaculaire dans la région. Depuis, l’armée et en fait surtout l’aviation russe a sauvé El-Assad et les rébellions islamistes ont été durement affaiblies. Sans pour autant que la guerre ne se termine vraiment. Car si celle-ci ne prend pas fin, c’est qu’il n’y a pas de solution. Le régime refuse toujours de négocier de bonne foi. L’opposition (non-islamiste) reste très affaiblie. Et les manipulations des uns et des autres continuent.
Dans cet océan de tragédies, quelques-uns sauvent l’honneur de ce pays sinistré. Des comités populaires continuent d’administrer des quartiers et des villages en résistant à la dérive sectaire. De braves médecins et travailleurs humanitaires s’entêtent à rester sous les bombes pour sauver des vies. Ce n’est pas assez pour changer le cours des choses, mais la flamme vacillante de la démocratie demeure visible.
Cette situation complexe, très mal expliquée ici, contribue à construire une image déshumanisante de la Syrie ou, au mieux, à considérer les Syriens comme des victimes purement et simplement, ce qui fait en sorte qu’il se dégage un sentiment d’impuissance. On pourrait avoir l’impression que l’accueil de quelques milliers de réfugiés fait du Canada un grand défenseur de la paix. Malheureusement, ce n’est pas le cas. En faisant partir du dispositif américain de démantèlement de la région arabe, particulièrement depuis les années 1990, l’État canadien est coupable d’avoir mis en place les conditions qui aboutissent à la présente catastrophe. Au lieu d’appuyer les démocrates, on est restés copains avec des dictateurs, de Ben Ali (Tunisie) à Moubarak (Égypte) en passant par Kadhafi (Libye), tout en faisant des simagrées pour critiquer des régimes répressifs qui avaient le malheur de ne pas être les amis des États-Unis, comme en Irak et en Syrie. Un jour, cette histoire sera sévèrement jugée.
Au Forum social qui s’en vient, nous allons tenter de décortiquer cette complexité. Gilbert Achcar, notamment, sera parmi nous. Il y aura aussi des résistants syriens, irakiens, palestiniens, libanais, tunisiens, yéménites, marocains, algériens, et même israéliens (ce n’est pas tout le monde en Israël qui est d’accord avec cette autre dictature qu’on aime bien à Ottawa).
La solidarité, au-delà de l’incontournable impératif éthique et moral, est politique. Elle requiert des choix, des analyses et des stratégies. Ce n’est pas facile, mais c’est nécessaire.
La guerre en Syrie : comprendre et agir
En marche vers le Forum social mondialvendredi 20 mai 2016 /
Depuis maintenant cinq ans, le carnage continue en Syrie. Un régime sans foi ni loi massacre les citoyens et les citoyennes en bombardant les villes et villages sans hésiter. En face de l’armée gouvernementale et de ses appuis de la Russie et de l’Iran, des factions militarisées, qui se battent au nom de l’islam politique, avec eux aussi leurs appuis saoudiens, turcs, jordaniens, assassinent des pauvres gens.