17 mai 2021 | tiré de Peoples Dispatch
Traduction David Mandel
Les grands médias en Colombie et du reste du continent sud-américain ont été sélectivement silencieux sur les atrocités, et ceux et celles qui cherchent à apprendre ou à partager des informations sur la situation ont dû se tourner vers les médias sociaux pour briser ce blocus.
Pendant la journée, des photos des marches colorées et des mobilisations joyeuses sont partagées. La nuit, des vidéos de terreur commencent à apparaître avec une fréquence angoissante : l’escouade anti-émeute mobile (ESMAD) et la police tirant sur des manifestant.e.s sans défense, des agent.e.s des forces de sécurité qui poursuivent des jeunes dans les quartiers pauvres pour les abattre ou les arrêter et instiller la terreur dans la population, et des mères qui pleurent et crient, parce que leurs enfants ont été tué.e.s.
Selon Temblores et Indepaz, deux organisations de défense des droits de la personne qui ont suivi les informations de violences policières du 28 avril au 8 mai, les actions violentes des forces de sécurité ont entraîné la mort d’au moins 47 personnes, la détention arbitraire de 963, 28 victimes de blessures aux yeux, et 12 victimes de violences sexuelles. Au total, ils ont enregistré 1 876 cas de violences policières.
Il a également été signalé qu’en plus des attaques constantes et systématiques des forces de sécurité contre les manifestant.e.s, les personnes qui jouent un rôle d’accompagnement et de vérification dans les mobilisations – telles que les défenseurs et les défenseuses des droits humains, les journalistes et les secouristes médicaux et médicales – ont également été la cible d’attaques et de violations des droits humains commises par la police. L’attaque armée contre un groupe de défenseurs, defenseuses colombien.ne.s des droits de la personnes qui accompagnaient la mission de vérification des Nations Unies à Cali dans la nuit du 3 mai a été largement condamnée. Mais loin d’être une exception, elle s’inscrit dans une stratégie de terreur et d’intimidation contre ceux et celles qui dénoncent répression de l’État.
Après plusieurs nuits de terreur, le silence de la communauté internationale a été brisé. Le Bureau des droits de la personne des Nations Unies a publié une déclaration forte dans la matinée du 4 mai, se déclarant « profondément alarmé » par ce qui se passe à Cali, où « la police a ouvert le feu sur des manifestant.e.s qui protestaient contre les réformes fiscales, tuant et blessant un nombre de personnes ». L’organe international rappelle aux autorités de l’État colombien qu’elles ont la « responsabilité de protéger les droits de la personne, y compris le droit à la vie et à la sécurité, et de faciliter l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique ». Après la déclaration de l’ONU, l’UE, les États-Unis et d’autres se sont joints à elle pour condamner la situation et appeler le gouvernement colombien à retirer l’armée de la rue et à mettre fin à la violence contre la population civile.
Toutefois, au lieu de retirer les forces de sécurité ou d’essayer de limiter leurs actions violentes, le gouvernement national et les autorités locales ont intensifié la répression et utilisent leurs canaux de communication pour suggérer que les personnes qui participent aux manifestations sont des vandales violent.e.s.
La motivation derrière les manifestations
La grève nationale qui a débuté le 28 avril a été appelée pour lutter contre un projet de loi qui augmenterait, entre autres, les taxes sur les biens de consommation quotidienne, les services publics et les retraites. Il s’agissait d’un projet de loi qui aurait une incidence directe sur la classe ouvrière, qui souffre déjà de l’impact de la pandémie et du verrouillage.
Alors que le 2 mai, le président colombien Iván Duque a annoncé qu’il retirerait le projet de loi, il a également déclaré qu’un nouveau projet de loi serait présenté qui serait rédigé avec d’autres partis politiques. Quoi qu’il en soit, la réforme fiscale n’est rien de plus que la pointe de l’iceberg. En Colombie, le modèle économique néolibéral s’est consolidé au cours des trois dernières décennies. L’État ne garantit pas aux citoyen.ne.s de droits fondamentaux, tels que l’éducation, les soins de santé et le logement.
Selon une étude réalisée par l’Index of Regional Development – Amérique latine en octobre 2020, la Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires de la région et avec le plus grand écart de développement entre ses régions.
Le Département administratif national des statistiques (DANE) a publié le 29 avril 2021 un rapport qui estime que 21 millions de personnes, soit 42,5 % de la population, vivent dans la pauvreté, soit une augmentation de 6,8 % par rapport à l’année dernière. Il a également confirmé que 7,4 millions de personnes vivent dans l’extrême pauvreté. 49,2% de la population active n’a qu’un emploi informel, mais selon Milena Ochoa, directrice de la Corporation for Popular Education and Research – National Labour Institute (CEDINS), le nombre réel pourrait être plus proche de 70 pour cent.
Ces populations ont été durement touchées par les mesures de restriction pour lutter contre la pandémie du COVID-19, d’autant plus que le gouvernement n’a pas fait grand-chose pour fournir une aide économique. Un autre rapport du DANE a montré que de mars 2020 à avril 2021, 87,3 % des décès du COVID-19 étaient des membres des trois couches socioéconomiques inférieures. Avec une population de seulement 50 millions d’habitant.e.s, au 16 mai, le pays andin était le 12e au niveau mondial en nombre de cas confirmés de COVID-19, avec 3 103,33 et 10e décès dus à la maladie avec 80 780.
C’est de ces secteurs appauvris que le gouvernement veut prendre des ressources pour résoudre le déficit budgétaire et non, par exemple, de Luis Carlos Sarmiento du groupe Aval, qui contrôle un tiers du système bancaire en Colombie, ou d’Alejandro Santo Domingo, propriétaire de plusieurs entreprises de télécommunications, de la brasserie Anheuser-Busch InBev, et de plusieurs centres commerciaux, ou de Carlos Ardila Lülle, propriétaire d’entreprises sucrières et de chaînes de télévision.
Colombie : État génocidaire
Tout au long des six décennies de conflit armé interne en Colombie, les organisations de défense des droits de la personne, les syndicats et les mouvements sociaux ont été classés par l’État colombien comme des ennemis internes. L’État colombien a traité le conflit politique et social interne comme s’il s’agissait d’une guerre contre un groupe ennemi. Il a développé une politique de contre-insurrection contre le peuple organisé, en enlevant tout espace démocratique aux différentes formes organisationnelles d’opposition et en répondant par la criminalisation et la persécution politique.
Selon le discours officiel, ce dont la Colombie souffre depuis plus de six décennies n’est pas un conflit d’origines sociales, mais plutôt d’une guerre menée par des criminel.le.s contre la Colombie, comme il est décrit dans la théorie des deux démons, que l’Amérique latine et les Caraïbes ont subies lors de la mise en œuvre de l’opération Condor, dirigée par la CIA. Cet ennemi de l’État change de nom, selon, bien sûr, non pas par hasard mais dépendant de l’orientation du Pentagone, de la politique étrangère américaine. L’opposition politique au régime capitaliste et foncier a été criminalisée d’abord dans la « guerre contre le communisme », puis dans la « guerre contre le trafic de drogue » et enfin dans la « guerre contre le terrorisme ». Sous ses prétextes, l’État colombien, avec un énorme soutien américain, qui va de la formation militaire au financement concret pour améliorer l’appareil répressif de l’État, a systématiquement attaqué tous les processus organisationnels qui cherchent à changer le statu quo d’inégalité et d’autoritarisme. Tout au long de cette histoire, elle a cherché à limiter à tout prix la participation politique de cette opposition, en démantelant les organisations et par l’extermination pure et simple.
Nous voyons cela se manifester dans diverses expériences tragiques en Colombie au cours du XXe siècle : de Guadalupe Salcedo, un chef de guérilla avec qui l’État a violé un accord de démobilisation et que l’État a fini par assassiner en 1957, au génocide politique qui a eu lieu dans les années 1980 et 1990 de l’Union patriotique, A Luchar, et d’autres mouvements et partis politiques qui ont émergé des accords de paix au cours des années 1980, dans lequel l’État, dans le cadre du plan militaire « Danse rouge », a exterminé au moins 4.000 membres de ces mouvements et partis politiques dans les campagnes et dans les villes de Colombie. Et cela se poursuit aujourd’hui, avec l’assassinat systématique de dirigeant.e.s sociaux et sociales et politiques ; de 2016 à aujourd’hui, plus de mille personnes ont été assassinées pour des raisons politiques.
Pour l’État colombien, toute expression d’opposition est officieusement déclarée un objectif de guerre qui doit être traité soit par l’appareil répressif de l’État, soit par les forces paramilitaires. Le paramilitarisme en Colombie est une politique de l’État, où, avec la collusion et le financement de différents gouvernements, de nombreuses structures armées illégales différentes ont été créées qui sont responsables de faire le « sale travail » que l’État ne peut pas faire directement, mais qu’il fait de toute façon. C’est pourquoi il y a des centaines de plaintes de violations des droits de la personne contre les forces de l’État.
C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’extrême violence qui est menée aujourd’hui par les forces de sécurité contre les manifestant.e.s pendant la grève nationale. Cette multitude de personnes dans les rues n’est rien de plus pour l’État qu’un groupe de « vandales et de terroristes ».
La répression militaire de la protestation sociale est un problème central qui vient du fait qu’en Colombie, contrairement à d’autres pays, les forces de sécurité et les forces de défense sont considérées comme faisant partie de la même force relèvant du ministère de la Défense. Essentiellement, elles traitent une protestation civile comme elles traiteraient l’ennemi sur un champ de bataille. Cette analogie est le seul moyen de comprendre comment la police nationale ouvre le feu sur les manifestant.e.s, comment les hélicoptères survolent les quartiers résidentiels, et comment il y a un nombre scandaleux de détenu.e.s, torturé.e.s et disparu.e.s, dans le cadre de cette grève nationale.
Vents de changement : la Colombie Anti-Uribista
Le soulèvement social dans les rues et sur les places des petites villes à travers la Colombie est le résultat de la priorisation pendant des années de la militarisation sur les garanties des droits fondamentaux à la santé, à l’éducation et au logement ; de la criminalisation du mouvement social, et de la qualification des dirigeant.e.s sociaux et sociales et des défenseurs et defenseuses des droits de la personne de terroristes, d’assassinats en toute impunité, et du découragement obstiné de la participation populaire à la vie politique.
Ce que l’on peut voir aujourd’hui en Colombie, c’est une mobilisation sans précédent, qui a réussi à politiser une génération que le néolibéralisme aurait préféré gardée dépolitisée et indifférente.
La crise sociale et politique en Colombie s’est développée comme avalanche. Aujourd’hui le mouvement populaire peut effectuer un changement significatif de la direction du pays. L’État, dirigé par le gouvernement uribista d’Iván Duque et Álvaro Uribe, gouvernement qui semble avoir survécu de loin à son moment, répond à cette énorme célébration populaire du changement et de la transformation avec une recette classique : répression, assassinat, incarcération, menaces et peur. Le gouvernement uribista veut faire descendre avec lui tout ce qu’il trouve sur son chemin.
Et malgré tout cela, les Colombien.ne.s de tous âges réagissent avec organisation, avec résistance et avec joie, inondant les rues avec le drapeau tricolore et s’embrassant dans ce cri pour la justice. Ils et elles organisent des cuisines communautaires, prennent soin les un.e.s des autres face à la répression, et dansent la salsa et le joropo ensemble.
Cette période donne naissance à un cœur, nous dit la chanson du compositeur-interprète cubain Silvio Rodríguez. En Colombie, le peuple donne naissance à un nouveau pays. La stratégie de l’État ne fonctionne plus. Aujourd’hui, le désir de changer et de passer de la Colombie guerrière et coloniale à une Colombie digne et humaine pour tous et toute surmonte la peur.
Laura Capote est une journaliste colombienne et militante de la Marche patriotique colombienne. Elle est membre de l’ALBA Movimientos, et elle travaille dans le bureau de Buenos Aires du Tricontinental : Institute for Social Research.
Zoe Alexandra est journaliste et co-rédactrice en chef de Peoples Dispatch. Elle couvre les mouvements sociaux et la politique de gauche en Amérique latine et dans les Caraïbes.
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