Montréal, le 18 mai 2021
Que signifie cette action symbolique dans le contexte où M. Arthus a été nommé à ce poste sans la ratification du Sénat haïtien et sous les auspices illégitimes du régime répressif de Jovenel Moïse qui fait face à un large soulèvement populaire contre la corruption de l’État en Haïti ?
Que l’on soit d’origine haïtienne ou de toute autre origine, en tant que citoyen du Québec et du Canada, il y a lieu de se méfier de ce genre d’action symbolique qui, loin d’être un hommage, révèle tout le mépris des corrupteurs du Canada et des corrompus d’Haïti envers la vie de la population à majorité noire d’Haïti qui lutte sans relâche contre la dictature. Les majestueuses chutes du Niagara ne suffiront pas à cacher le fait que la police haïtienne financée par le Canada a participé à des massacres à Port-au-Prince et que des compagnies minières canadiennes s’apprêtent à piller le sous-sol haïtien. Ni que la firme d’ingénierie montréalaise SNC Lavallin a été impliquée dans des scandales financiers ou que Gildan, une autre firme montréalaise, casse les syndicats et paye des salaires de misère aux travailleurs et travailleuses d’Haïti.
Le rôle du gouvernement du Canada dans la consolidation de la domination étrangère et la mainmise des multinationales en Haïti ne devrait laisser aucun contribuable canadien indifférent. C’est avec nos taxes que l’ambassadeur du Canada en Haïti, Stuart Savage, s’impose en douce comme le gouverneur néocolonial d’Haïti. Le 13 mai dernier, celui-ci était présent à la remise de diplômes des 94 nouveaux inspecteurs de la police nationale d’Haïti. L’ambassadeur canadien aurait déclaré que la PNH était parmi les importants partenaires du Canada en Haïti. Imaginez un peu l’indignation générale que cela susciterait au Canada si l’Haïtien Weibert Arthus se rendait à Nicolet pour faire une déclaration similaire lors d’une remise de diplômes de l’École nationale de police du Québec...
Mais non, c’est inimaginable. À l’inverse, selon l’ordre des choses de la suprématie blanche, le Canadien Stuart Savage peut fort bien utiliser l’ambassade du Canada en Haïti comme plaque tournante des intrigues internationales visant à dominer la politique haïtienne. Ainsi, pendant que l’ambassadeur canadien se mêle des affaires policières en Haïti, l’ambassadeur d’opérette d’Haïti au Canada joue au producteur de spectacle son et lumière à Niagara Falls. Si vous cherchiez à mieux comprendre ce qu’était au juste le néocolonialisme, ne cherchez pas plus loin.
De façon beaucoup plus subtile que le gouvernement états-unien, le gouvernement canadien a compris que pour dominer un peuple en toute tranquillité en 2021, il est parfaitement inutile de le bombarder ou de l’envahir militairement. Il faut plutôt mettre en pratique le mot d’ordre « Qui finance commande » dans le pays dominé en investissant tout particulièrement dans des secteurs névralgiques comme le système électoral, la police et les prisons. Pour être un dominant exemplaire, il faut aussi se targuer d’être féministe, en faveur du développement durable, ami du peuple opprimé et savoir célébrer sa culture ainsi que les symboles de son indépendance perdue.
C’est cette feuille de route que suit le Canada à la lettre depuis le 31 janvier 2003 afin de s’affirmer comme une puissance néocoloniale en Haïti. Que s’est-il passé le 31 janvier 2003 ? Le gouvernement du Canada a convoqué une conférence internationale de deux jours au sujet de l’avenir d’Haïti en oubliant d’inviter les principaux concernés. Plus précisément, Denis Paradis qui était alors secrétaire d’État chargé de l’Amérique latine, de l’Afrique et de la Francophonie a invité des représentants des États-Unis, de la France et de l’OEA à venir le rencontrer à Ottawa afin de décider de l’avenir d’Haïti en l’absence de représentants haïtiens.
Ce qui a été discuté lors de cette réunion informelle de haut niveau nommée « Initative d’Ottawa sur Haïti » a fait l’objet d’une demande d’accès à l’information en 2006, d’une pétition en 2020 et d’une autre pétition en 2021. Mais rien n’y fait, le gouvernement du Canada refuse de faire toute la lumière sur ce qui s’est tramé durant ces deux jours au complexe gouvernemental du Lac Meech. Cependant, comme l’a récemment admis Denis Paradis lors d’une entrevue accordée à l’émission Enquête de Radio-Canada, l’une des questions débattues consistait à savoir « si la souveraineté des États était un principe immuable ».
Tout indique que les protagonistes de l’Initiative d’Ottawa sur Haïti sont arrivés à la conclusion que, non, la souveraineté de l’État d’Haïti n’est pas immuable. Aujourd’hui en Haïti, c’est le Core group qui a pris l’allure de véritable instance décisionnelle présidant les destinées du peuple haïtien. Formé de la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies, des ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis, de la France, de l’Union Européenne ainsi que du Représentant spécial de l’OEA, le Core group semble ne pas être gêné par l’installation insidieuse d’une dictature en Haïti dans la mesure où cela favorise les intérêts économiques ou géopolitiques de ses membres.
Jovenel Moïse a prolongé son mandat au-delà du 7 février 2021, date à laquelle sa présidence aurait dû prendre fin selon la constitution haïtienne. Depuis lors, le pouvoir se maintient en place en s’alliant à des gangs criminalisés qui terrorisent, violent et kidnappent ses opposants. Dans ce contexte, des syndicats du Québec et une coalition d’ONG québécoises, le Congrès du travail du Canada, le Syndicat canadien de la fonction publique, l’Alliance de la fonction publique du Canada et de nombreuses autres organisations ont critiqué le soutien du Canada à la dictature. Trois députés actuels et trois anciens députés, ainsi que Stephen Lewis, David Suzuki, Naomi Klein et 500 autres, ont signé le mois dernier une lettre critiquant l’appui du Canada au président haïtien de facto, répressif, corrompu et dépourvu de légitimité constitutionnelle.
Malgré tout, le Canada poursuit sa domination tranquille en Haïti. Les torrents de larmes des mères haïtiennes ayant perdu leurs enfants en raison de la répression du régime dictatorial de Moïse ne font-ils pas le poids à côté des chutes du Niagara illuminées aux couleurs du bicolore haïtien ? Le temps est venu pour un réel sursaut de solidarité internationale envers la lutte que mène le peuple haïtien pour mettre fin à l’ingérence du Canada et de ses complices internationaux en Haïti.
Jennie-Laure Sully, membre de Solidarité Québec - Haïti (SQH)
Co-signataires et membres de SQH :
Jean St-Vil ; Frantz André ; Turenne Joseph ; Marie Dimanche ; Darlène Lozis ; Yves Engler
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