Édition du 19 novembre 2024

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Arts culture et société

Rigueur pour le délinquant, neutralité pour l'oeuvre

Après les derniers scandales sexuels qui ont secoué les milieux du show-bizz, du cinéma et de la littérature aux États-Unis, en France et au Québec, (les affaires Rozon, Salvail, Polanski et Matzneff pour ne mentionner que celles-là), plusieurs se demandent si on ne devrait pas boycotter les cinéastes, les auteurs et les artistes accusés ou déjà condamnés pour des délits d’abus sexuels sur des personnes mineures ou des femmes.

Cette perplexité pose toute la question des rapports entre l’homme (car il s’agit toujours d’hommes en position d’autorité ou d’influence) et son oeuvre, qu’elle soit cinématographique ou romanesque. Dans ce dernier cas, est-on en présence d’une oeuvre de fiction ou encore de sortes de mémoires comme ceux rédigés par Gabriel Matzneff (« Mes amours décomposés », 1990) où il raconte sans complexe ses relations sexuelles passées en Asie avec des fillettes et des garçons mineurs ? Il existe une différence importante entre une oeuvre de pure fiction, même audacieuse, voire choquante d’une part, et d’autre part une sorte d’autobiographie où l’auteur étale sans vergogne, en toute bonne conscience des abus sur des personnes sans défense. Dans ce dernier cas, l’auteur doit répondre des actes illégaux qu’il a commis.

Prenons un cas extrême et invraisemblable:si Jack l’Éventreur avait rédigé le récit de ses crimes sous un pseudonyme, ses mémoires pourraient quand même continuer à circuler, mais le type, s’il avait été identifié, aurait du être arrêté et subir son procès.

Devrait-on mettre à l’Index les oeuvres d’artistes incriminés,les retirer de la circulation ? Les distributeurs nord-américains ont-ils eu raison de refuser la projection sur grand écran du dernier Polanski, « J’accuse » sur l’Affaire Dreyfus et que les critiques considèrent comme un grand film ?

Peut-on confondre l’auteur et son oeuvre, qu’elle soit romanesque ou cinématographique ? Doit-on aussi désormais interdire la scène à tout chanteur ou humoriste condamné pour abus sexuel et et trafic d’influence ?

A-t-on le droit de confondre dans une même réprobation l’individu, l’auteur et son produit ?

Celui-ci (le produit) procède de l’auteur (ou de l’artiste), lequel est bien entendu une personne façonnée par son milieu familial, scolaire et social. Ces trois dimensions (personnelles, créatrices et sociales) sont très reliées entre elles bien sûr mais demeurent quand même distinctes les unes des autres jusqu’à un certain point.

L’oeuvre ou le spectacle dépassent leur auteur et il faut les juger indépendamment de l’individu. Il s’agit de différents niveaux de réalité, bien qu’ils fassent partie de la même entité globale, si je puis m’exprimer ainsi. Un individu instable et taré peut accoucher d’une oeuvre majeure, laquelle est le résultat de sa personnalité façonnée par ses expériences existentielles, mais elle ne s’y ramène pas. Mais la qualité présumée d’un roman ou d’un film ne doit pas pour autant placer l’auteur au-dessus des lois. Le cas échéant, il doit affronter les conséquences judiciaires de ses actes.

Après tout. le marquis de Sade est considéré comme un auteur de haut vol, indépendamment de la cruauté d’épisodes de ses écrits. On ne la bannit pas des bibliothèques.

Doit-on alors s’abstenir de décerner à ces gens des récompenses, des décorations, ou retirer celles qu’ils détiennent déjà ? Bref, gommer sur le plan symbolique leur contribution au patrimoine culturel national ?

Avant leur procès et tout dépendant de son aboutissement, il me semble que non. Tout accusé est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Si le romancier ou le cinéaste est condamné, cette ligne de conduite me paraît alors défendable. La société manifeste de cette façon sa réprobation à l’égard des abus qu’il a commis, peu importe peu importe qu’il s’agisse d’un artiste de renom. Par contre, les autorités ne seraient pas justifiées de retirer de la circulation les romans, films ou pièces de théâtre de l’auteur. Dans le cas des chanteurs et humoristes, faudrait-il leur interdire la scène après qu’ils ont purgé leur peine ? À supposer qu’ils conservent encore un public et qu’ils osent préparer un autre spectacle, je ne crois pas. Ce sera au public de juger.

Même chose pour les auteurs et les cinéastes qui voudraient renouer avec leur art une fois sortis de prison. Le processus de réinsertion sociale doit jouer dans leur cas comme dans tous les autres. Si un plombier condamné pour agression sexuelle par exemple a le droit de recommencer à pratiquer son métier, pourquoi pas un romancier ou un cinéaste ?

Il importe de punir la personne délinquante, mais on ne peut interdire à l’auteur, au cinéaste ou encore au comédien de continuer à s’exprimer. Sinon, on verse dans la censure ou l’autocensure. Évidemment, il ne pourra éviter de porter devant ses pairs et le public le poids de ses actes passés, et c’est très bien ainsi. Mais on ne pourra le priver du droit de faire ce qui constitue sa raison de vivre : écrire, tourner ou chanter.

Conclusion

Tout est question de contexte historique en définitive : ce qui est accepté, voire valorisé à une époque peut se trouver rejeté à une autre. Les moeurs varient d’une époque et d’une zone de civilisation à l’autre. Tout est relatif.

Aujourd’hui, en Occident, on traite ouvertement à la télévision et au cinéma de sujets autrefois tabous et illustrés par des scènes très explicites qui auraient paru indécentes à une époque pas si lointaine.

S’il faut distinguer la personne et l’auteur de l’oeuvre, cette dernière doit continuer à circuler en dépit des déboires judiciaires éventuels de celui qui l’a produite.

L’oeuvre dépasse son auteur. Elle est aussi « durable » que lui est éphémère.

Jean-François Delisle

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