Présentation par Carole Yerochewski, sociologue.
Ainsi, cette crise a, en premier lieu, mis en évidence les ravages causés par les politiques d’austérité : s’il est si important d’aplatir la courbe, et d’en revenir à des méthodes du moyen-âge pour se protéger de la pandémie, c’est parce que la plupart des pays avaient réduit leur structure sanitaire ou même sabré dans la santé publique et la prévention, comme le Québec l’a fait avec la réforme Barrette, si bien que, face à la pandémie, on ne dispose plus des stocks de matériels de protection des soignants, de la capacité à produire des tests et toutes choses dont les personnels et médecins de santé publique savaient qu’elles étaient nécessaires.
En deuxième lieu, cette pandémie a mis en lumière que nous marchons sur la tête en déqualifiant et en sous-payant celles et ceux qui assurent ces activités essentielles : toutes ces petites mains, préposées aux bénéficiaires, auxiliaires de santé et services sociaux déplacées de CHSLD en CHSLD ; aides à domicile qui jonglent avec des bouts d’heure par-ci, par-là ; travailleuses des garderies d’urgences, préposé-e-s à l’entretien, commis d’épicerie, caissières, manutentionnaires, transporteurs et travailleurs et travailleuses agricoles.
Cette situation est aussi un révélateur des discriminations systémiques. Car nombre de ces travailleuses et travailleurs essentiels sont d’origine immigrée, et d’autant plus exploités que leur statut ne leur permet pas de revendiquer les minima salariaux et les protections pour leur santé et sécurité auxquelles ils ont pourtant droit.
C’est le cas des travailleurs au statut contraint d’étranger temporaire, qui ont un permis de travail fermé avec un seul employeur : quand celui-ci abuse de la situation, ils n’ont pas accès à la PCU – la prestation canadienne d’urgence – s’ils veulent le quitter pour s’en protéger.
C’est le cas des réfugié-e-s qui passent par des agences de placement pour travailler : elles et ils sont envoyé-e-s dans des CHSLD sans protection adéquate et sont victimes de l’épidémie ou, tout du moins, ramènent l’infection dans leur quartier, à Montréal-Nord, Ahuntsic, Parc-Extension… Parmi ces travailleurs, certains sont sans papier et sont payés moins que le salaire minimum par les agences de placement ; et ils n’ont même pas accès au système de santé.
Enfin, il faut souligner les effets délétères de la précarité. Car toutes celles et tous ceux qui étaient au chômage avant que la pandémie ne frappe et qui seront, ou sont déjà, au bout de leurs prestations chômage – quand ils avaient travaillé un nombre d’heures suffisant - ne peuvent avoir accès à la PCU. Et c’est à l’aide sociale qu’ils risquent fort de se retrouver, ou à retourner vers les emplois les plus précaires - si l’après consistait à renouer avec l’avant.
Cependant, parallèlement, la situation actuelle modifie aussi radicalement les habituelles hiérarchies sociales et économiques. Cette crise et les mesures d’urgence que le gouvernement fédéral empile, pour répondre à la mise à jour de ces multiples inégalités et injustices, légitiment du coup de nouvelles références en matière de rémunération : ce n’est même plus 2 000$ par mois, comme le prévoit la PCU, mais 2 500$ par mois qui est désormais le seuil minimal quand on travaille dans toutes ces activités essentielles, selon la rallonge annoncée par Ottawa et distribuée aux provinces.
Livrons-nous à un petit calcul de ce que cela représente comparativement à ce qui existe.
2 000$ par mois par personne, quand on ne travaille pas, c’est déjà bien supérieur à l’actuelle aide sociale, de 850 $ par mois. Mais 2 000 $ par mois, c’est aussi supérieur à ce que quelqu’un travaillant au salaire minimum à temps plein (37,5 heures par semaine) peut percevoir : 2 000 $ par mois, c’est équivalent en fait à un taux horaire de 13,33$/h (et non 13,10 comme c’est le cas actuellement au Québec pour le salaire minimum).
Quant aux 2 500 $ minimaux par mois pour les travailleurs essentiels, cela représente un salaire horaire de 16,66$ de l’heure à temps plein. C’est aujourd’hui le minimum versé à ces femmes, racisées pour la plupart, qui travaillent dans les CHSLD privés, compte tenu de la prime de 4$/heure que leur a octroyé le gouvernement québécois par le biais d’un transfert aux employeurs du privé. Comme si ces employeurs ne pouvaient eux-mêmes faire cet effort, alors qu’ils ne se privent pourtant pas de faire des bénéfices sur le dos de ces femmes et des aînés qu’ils logent ou qu’ils parquent dans les pires conditions parfois.
Que retenir de ces chiffres ? Tout d’abord que les croyances qui voyagent parmi les décideurs politiques comme quoi le salaire minimum doit être fixé à 50% du salaire horaire moyen sont des aberrations d’économistes orthodoxes ; ils raisonnent sur des modèles théoriques jamais validés par la réalité. Quand on se souvient qu’un salaire horaire moyen varie avec l’ampleur des inégalités salariales, on comprend bien que la fonction de telles croyances est surtout de légitimer la recherche du profit et l’accroissement des inégalités qu’engendrent le capitalisme et la loi du marché.
Enfin, ces aides financières, qui sont tout à coup déversées pour les travailleuses et travailleurs essentiels montrent l’importance de revaloriser durablement leurs qualifications tout en nous invitant à revoir globalement notre prise en charge des aînés.
Finalement, les mesures prises nous invitent à changer radicalement d’échelle de valeurs.
D’une part, la façon dont les aides financières, et la PCU en particulier, sont conçues nous permet de parler désormais en termes de revenu ou de rémunération mensuelle décente, et non plus seulement en termes de salaire horaire minimum. Car il n’y a pas de raison que les besoins de flexibilité de l’emploi que réclament les entreprises ne soient assumées que par les travailleurs, comme c’est le cas avec la diffusion de la précarité depuis les années 1980. Cette question est un enjeu de taille pour l’après, qui se discute maintenant.
D’autre part, l’existence de la PCU est du même coup un aveu de l’indignité des actuelles aides sociales, et de la situation inadmissible dans laquelle sont maintenus les prestataires, comme Virginie Larivière va nous en parler. On peut souligner l’injustice criante à ne pas donner accès à ces 2000 $ aux personnes prestataires, alors que l’explosion du chômage ne va pas se résorber instantanément avec le déconfinement, et que ces personnes sont toujours celles qui se retrouvent en queue de la file d’attente des demandeurs d’emploi.
Pour conclure, je dirai qu’il est important de se mobiliser plus que jamais pour les 15$ de l’heure, aussi parce qu’il ne faut pas sous-estimer les risques de backlash des milieux d’affaire : des voix ont déjà commencé à s’élever contre l’augmentation du salaire minimum au 1er mai, au prétexte que les entreprises étaient fragilisées. C’est toujours la même volonté de faire retomber les sacrifices du côté des plus vulnérables. Or, si l’on raisonne sur un plan macroéconomique, qui est le plan sur lequel s’opèrent les choix de société, alors on se rend compte qu’en maintenant et, surtout, en augmentant le salaire minimum, on permettra un autre partage, plus équitable, de la richesse produite et des efforts à consentir pour construire une autre économie, plus solidaire. Parce qu’alors on soutiendra le pouvoir d’achat des plus vulnérables, de celles et ceux qui subissent de plein fouet les inégalités et les discriminations systémiques, et, ce faisant, on soutiendra aussi la possibilité qu’elles et ils acquièrent une voix collective et orientent la demande vers d’autres choix de production et de vivre-ensemble.
Autrement dit, il est important dans la conjoncture actuelle, qui a rendu visibles des travailleuses et travailleurs longtemps méprisés et sous-estimés, de les garder au centre de nos démarches.
Je vous remercie de votre attention.
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