D.N., Nermeen Shaikh : J. Stiglitz, vous avez dit que les mesures d’austérité qui ont été imposées ou sont discutées à travers l’Europe sont « un pacte de suicide ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire au juste ?
J.S. : En Europe, ces mesures d’austérité ne vont qu’affaiblir les pays touchés. J’ai annoncé cela dès 2010 quand la crise grecque a commencé. Depuis, la Grèce n’a cessé de s’affaiblir au point ou le taux de chômage des jeunes est à 50%. Et la contestation politique est démarrée. J’ai répété cette analyse lorsque le même processus a commencé en Espagne. Maintenant le taux de chômage des jeunes y est aussi de 50% et le taux pour la population en général est de plus de 20%. Le nouveau gouvernement conservateur a déclaré : « Nous ne pouvons plus faire face » ! Pourtant il avait fait sa campagne sur une plate-forme qui disait, (parlant du gouvernement sortant) :« Vos politiques économiques nous ont mis dans un vrai gâchis, dans le pétrin ».
Cette expérience de politiques d’austérité a été mise en place à de multiples reprises. Premier exemple dans l’histoire moderne, celle de Herbert Hoover. Il a répliqué à la crise boursière (1929 n.d.t.) par des politiques d’austérité sous l’influence de son secrétaire au Trésor, Andrew Mellon. Et nous avons eu la Grande Dépression. Le Fonds monétaire international à obligé l’Asie de l’Est, la Corée, la Thaïlande et l’Indonésie, à le faire (début 1990, n.d.t.) et nous connaissons la suite : les économies des ces pays se sont effondrées. Alors, l’Europe répète cette expérience. Mais nous en connaissons le résultat qui est déjà perceptible comme je l’ai prédit.
Amy Goodman : Est-ce que cela ne concerne que l’Europe ? Regardons le budget fédéral ici. Les RépublicainEs qui contrôlent la Chambre des représentantEs exigent des coupes dans les programmes d’aide alimentaire, de soins de santé et d’autres services sociaux tout en protégeant le budget du Pentagone. Voici la déclaration du président du comité du budget de la Chambre, M. Paul Ryan, républicain, le mois dernier : « Ce que nous disons, c’est de travailler à la croissance et à prévenir l’austérité. L’objectif de notre budget est d’empêcher l’austérité en reprenant le contrôle sur nos emprunts, en réformant notre régime fiscal pour favoriser la croissance économique et prévenir que Medicare, Social Securite et Medicaid ne fassent faillite. Cela va prévenir l’austérité. Le budget présidentiel et, le fait que le Sénat n’ait produit aucun budget en trois ans, nous pousse vers une politique d’austérité de type européen. C’est ce que nous tentons d’empêcher d’abord et avant tout ». (…) Que dites-vous de cela, J. Stiglitz ?
J.S. : La bonne nouvelle c’est qu’enfin l’austérité n’ait plus bonne presse. Mais où sont les politiques pour y arriver ? Ce qu’il propose ici affaiblira les bases de notre économie. Si vous n’investissez pas dans l’éducation, la technologie, les infrastructures, (…) l’économie s’affaiblit. Mais, en ce moment les marchés sont d’accord pour prêter au gouvernement presque sans intérêts, des prêts à long terme à un et demi pour cent. Si vous êtes une entreprise à qui quelqu’unE veut prêter de l’argent pour aussi peu que 1-1/2 %, pour même pour rien du tout et que les revenus générés sont élevés vous seriez bien fous de ne pas en profiter. La droite ne voit qu’une colonne du budget du gouvernement, celle des dettes. Elle ne regarde jamais celle des actifs. Pourtant c’est le plus important si nous voulons une croissance à long terme. Qu’elle compagnie dirait : « Éliminons notre budget de recherche et développement. Coupons tous nos investissements ». Vous savez où se ramasserait cette compagnie ? En faillite !! Et c’est ce qu’on recommande pour les Etats-Unis. Je pense que c’est une erreur. Ce n’est pas le moyen de nous amener à la croissance.
N.S. : Et vous avez aussi dit que si M. Romney et les RépublicainEs gagnent les élections de novembre prochain, cela augmenterait significativement les risques d’entrée en récession.
J.S. : Les RépublicainEs sont complètement centréEs sur les coupes dans le budget. Les AméricainEs ne se rendent pas compte que nous sommes déjà dans un régime d’austérité. Il y a environ un million de travailleurs-euses de moins dans le secteur public qu’il y en avait avant la crise. Les recommandations élémentaires en macroéconomie sont que lorsque le secteur privé s’affaiblit, l’État doit entrer dans le jeu, suppléer aux manques et stimuler l’économie pour qu’elle se stabilise puisque le secteur privé est volatile. Mais nous nous dirigeons exactement dans l’autre sens. Alors que le secteur privé s’affaiblit, nous éliminons un million d’emplois. Et les RépublicainEs ne feraient qu’augmenter encore plus ces coupes. Résultat : (le Wisconsin en est un exemple) encore plus de restrictions et encore plus d’élimination d’emplois. Avec cette recette notre économie s’enfonce de plus en plus. Comme l’Europe est sur le chemin de grands bouleversements, le risque d’une chute encore plus significative est bien là. Alors ces propositions politiques ne font qu’augmenter la probabilité que notre faible économie ne chute dans la récession.
A.G. : M. Stiglitz, le 5 juin courant, chaque éluE du parti Républicain au Sénat a voté contre le Paycheck Fairness Act, donc son adoption est bloquée. Expliquez-nous ce que cela signifie pour les travailleuses, s.v.p.
J.S. : C’est un des problèmes que je soulève dans mon livre, pas ce projet de loi particulier, mais ce qui est distinctif des inégalités aux Etats-Unis : trop de bénéfices vont au haut de l’échelle, au 1%. La classe moyenne est déclassée et ceux et celles tout en bas s’en tirent très mal. Quand vous cherchez les causes de cette situation, vous tombez sur la discrimination. Les femmes reçoivent environ 80% du salaire des hommes pour des qualifications et des tâches semblables. C’est discriminatoire. Et cela affaiblit notre économie et crée encore plus d’inégalités. Ce projet de loi tentait d’amoindrir cette discrimination. Les choses vont mieux qu’il y a 30 ans. Nous avons progressé. Mais il est clair, que si nous sommes conscientEs de ce genre de discrimination, nous n’avons rien fait pour la faire disparaître. Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir.
A.G. : Ce sont surtout les Afro-américaines et les femmes d’origine hispanique qui sont touchées.
J.S. : En effet. Et nous nous rendons compte maintenant, c’est qu’un des aspects de la crise, est justement que les banques avaient précisément visé les Afro-américainEs et ceux et celles d’origine hispanique avec leurs prêts vicieux, mauvais prêts et les frais d’administration élevés. C’est de la discrimination. Les banques ont d’ailleurs payé des amendes importantes pour cette pratique mais, dans l’opération, ces populations ont perdu leurs avoirs. Et l’écart de richesse s’est élargi encore plus que celui dans les revenus. Je vous ai dit que le 1% perçoit 20% de tous les revenus. Ils possèdent environ 40% de la richesse du pays. Si vous faite la comparaison avec la richesse des Afro-américains et les Hispaniques l’écart est encore plus important et c’est vraiment impossible à rétablir.
N.S. : Quel est votre commentaire à propos d’Occupy Wall Street ? Vous avez abordé ce sujet aussi dans votre livre.
J.S. : La réflexion à propos d’Occupy Wall Street faisait écho à celle courante dans notre pays à l’effet que notre système économique est injuste. Vous savez, la protestation en Tunisie a commencé par une revendication pour des emplois, (je suis allé en Tunisie) mais ce n’en était qu’une partie, l’autre portait sur l’injustice de notre système. Il y avait un espoir, qu’après la crise, le gouvernement arrangerait les choses. Il ne l’a pas fait, il n’a pas assez fait. Alors, ce sentiment d’injustice économique et que le système politique ne semble pas capable de corriger les injustices, je crois que c’est ce qui a principalement motivé les occupants d’Occupy Wall Street.
A.G. : Nous allons entendre un extrait d’une déclaration du maire de New-York, Michael Bloomberg à propos d’Occupy Wall Street. Il dit que les revenus de taxation (issus de l’industrie financière de Wall Street), sont critiques pour la ville. (…) C’était en octobre dernier.
Maire M. Bloomberg : Les protestations qui tentent d’éliminer des emplois de travailleurs et travailleuses de cette ville ne sont pas productives. Et ceux et celles de nos employéEs, de nos syndiquéEs qui participent à ce mouvement oublient que leurs salaires viennent des taxes que payent ceux et celles qu’ils tentent de diaboliser.
A.G. : Qu’en dites-vous M. Stiglitz ?
J.S. : Je pense que c’est une erreur à 100%. Ce que je veux dire, c’est qu’en démocratie, il est fondamental que les gens puissent exprimer leurs points de vue. Ces protestataires ont espéré que les politicienNEs entendraient leur voix, s’attaqueraient aux inégalités dans notre société aux déficiences de notre système financier. Et il est devenu absolument clair que l’argent mène la politique ; c’est un sujet important dont je traite dans mon livre. L’argent modèle les marchés. Ils n’existent pas dans le vide. Leur façon de fonctionner repose sur des lois et des règles votées par le Congrès. Alors, si les législateurs-trices conçoivent ces règles pour que le 1% soit favorisé plutôt que de venir en aide au reste de la société, il y a quelque chose qui ne va pas. Le mouvement de protestation est issu d’une frustration, d’un sentiment que les politiques démocratiques ne reflètent pas les vues de la majorité dans le pays. On peut dire les 99%.
A.G. : Voudriez-vous que ce courant se développe, s’amplifie ? Vous y êtes allé à Occupy ?
J.S. : Je pense qu’il est extrêmement important que d’une façon ou d’une autre, nous ayons des politiques que prennent en compte les intérêts de la majorité. (Ce n’est pas le cas lorsque) les lois sur les faillites donnent la priorité aux actionnaires et autres impliquéEs dans l’entreprise (sauf les employéEs) et encourage la spéculation sur les marchés financiers ; ou encore quand ces mêmes lois stipulent que les étudiantEs ne peuvent pas faire faillite peu importe la qualité de l’éducation et des diplômes reçus dans des écoles à but lucratif, c’est quelque chose d’incorrect.
Traduction, Alexandra Cyr