Publié le 24 mars 2021 | tiré de Socialist Alternative (ISA aux États-Unis)
https://alternativesocialiste.org/2021/03/24/pas-de-raccourcis-sorganiser-pour-le-pouvoir/
Le rôle clé joué par les militantes et militants dans l’organisation de ces grèves a été tout aussi important. Inspirée par la campagne électorale de Bernie Sanders en 2016, une poignée d’activistes a lancé une campagne d’organisation parmi les membres du syndicat et au sein des communautés. Elle a forcé une direction syndicale réticente à accepter leur stratégie de mobilisation en faveur d’une action de grève décisive. En Virginie-Occidentale et en Arizona, ces militants et militantes ont étudié le livre No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age (Oxford University Press, 2016) de Jane McAlevey pour élaborer leur stratégie et leurs tactiques.
Dans No Shortcuts, McAlevey critique non seulement l’échec du syndicalisme d’affaire adopté par la plupart des syndicats, mais aussi ce qu’elle décrit comme le modèle « mobilisateur » adopté par de nombreux syndicats plus progressistes. Le livre décrit un modèle « d’organisation des membres de la base » (deep organizing) basé sur les méthodes utilisées par les syndicats radicaux du Congress of Industrial Organizations (CIO) émergents dans les années 30 et 40. Le militantisme ouvrier de cette période a marqué l’histoire des États-Unis. À la suite de grèves et de luttes, les industries de l’automobile, de l’acier, du caoutchouc et de l’électricité ont été syndicalisés pour la première fois, changeant l’histoire des États-Unis. McAlevey aborde également l’importance centrale de l’organisation de la communauté comme complément essentiel d’une organisation puissante sur un milieu de travail.
No Shortcuts est étroitement axé sur les méthodes d’organisation ouvrière dans les milieux de travail. Une approche marxiste serait toutefois plus large. Cet article se concentrera d’abord sur l’importante contribution apportée par McAlevey pour aider les militants et militantes ouvrier·ères d’aujourd’hui à s’armer de méthodes d’organisation syndicale efficaces sur leur milieu de travail. Là se situent les forces de l’ouvrage. Cependant, nous argumenterons que l’autrice ne met de l’avant qu’une partie des solutions nécessaires. L’autre aspect à ne pas négliger est la nécessité pour les nouvelles et nouveaux militantes et militants de s’armer politiquement afin de naviguer sur le terrain miné de la politique dans lequel les syndicats doivent agir à l’ère du capitalisme en déclin.
McAlevey est devenue une figure importante de la gauche du mouvement syndical. Tandis que de nombreux gauchistes ont critiqué les méthodes du syndicalisme d’affaire adoptées par la majorité des syndicats états-uniens, l’ouvrage de McAlevey souligne plutôt l’inefficacité des politiques employées par une grande partie de cette gauche syndicale « progressiste ». Cette critique, selon nous, constitue la contribution la plus importante du livre. L’autrice établit un contraste frappant entre ce qu’elle appelle le modèle « mobilisateur » des progressistes et celui qu’elle préconise : un modèle d’organisation des membres de la base (deep organizing) comme l’était celui du CIO dans les années 30. Elle souligne également la nécessité d’une grève bien organisée comme outil crucial pour toute organisation syndicale.
Trois modèles d’organisation
McAlevey fait une distinction nette entre trois modèles d’organisation différents : la plaidoirie (advocacy), la mobilisation (mobilizing) et l’organisation (organizing). Elle décrit comment la « plaidoirie », méthode dominante des leaders syndicaux d’aujourd’hui, cherche à utiliser les tribunaux et le lobbying politique pour obtenir des gains ponctuels avec peu ou pas de mobilisation. Inefficace, pareil modèle n’éveille pas la conscience de classe des travailleurs et travailleuses. C’est la stratégie du syndicalisme d’affaire, qui cherche à conclure un accord avec les patrons sans mobiliser ses membres.
La partie dominante des directions syndicales actuelles voient la source du pouvoir syndical dans ses propres « capacités de persuasion ». En même temps, elle cherche à trouver un « terrain d’entente » avec le patron. Elle considère les travailleuses et travailleurs comme des pions dans les négociations. Elle considère aussi que les résultats possibles sont limités par le « climat politique existant », c’est-à-dire les limites du capitalisme. On peut en trouver un exemple en jetant un coup d’œil rapide sur les méthodes des leaders actuels de l’UAW (United Automobile, Aerospace & Agricultural Implement Workers of America International Union), des métiers du bâtiment (North America’s Building Trades Unions) et des Teamsters.
L’autrice oppose ce modèle à une autre tendance importante dans le mouvement syndical, soit le modèle « mobilisateur ». Ce dernier, tout en donnant l’apparence d’être plus audacieux et plus dynamique, est très superficiel et inefficace. Sa principale faiblesse est qu’il ne parvient pas à organiser la croissance d’une base parmi les travailleurs et travailleuses, et échoue donc à développer la force globale du mouvement ouvrier.
Un chapitre expose les méthodes de David Rolf, de la section locale 775 du SEIU (Service Employees International Union) dans le nord-ouest de l’État de Washington, ainsi que, plus largement, celles du leadership du SEIU parmi les travailleuses et travailleurs de la santé entre 2005 et 2007. Ce dernier exemple est particulièrement odieux de cette stratégie. Dans cette campagne, les travailleurs et travailleuses ont été utilisé·es comme des pions, le stratagème élaboré visant à utiliser la négociation du contrat de travail pour obtenir des concessions de la législature de Washington afin de financer les employeurs. Le résultat fut la signature d’une mauvaise convention collective. Dans tout ce processus, les travailleuses et travailleurs ne furent que des spectateurs passifs.
Le modèle de McAlevey, en revanche, est un retour à l’organisation des membres de la base (deep organizing), à l’image de ce qu’a fait le CIO : il cherche à transformer les consciences en tant que point de départ d’une lutte continue.
McAlevey identifie l’organisateur et l’auteur bien connu Saul D. Alinsky comme l’un des premiers partisans du modèle « mobilisateur ». Il a organisé des luttes communautaires à Chicago et dans d’autres villes durant les années 1940 et 1950, où ses succès y ont été encensés. Il est ensuite devenu un gourou de l’organisation militante durant les années 1960 et 1970. Il a écrit le très influent Rules for Radicals : A Pragmatic Primer for Realistic Radicals, publié pour la première fois en 1971.
Cependant, la théorie et les méthodes d’Alinsky contenaient de flagrantes limitations. Elles n’étaient soutenues par aucune « idéologie » centrale et l’approche n’était certainement pas basée sur le rôle primordial de la classe ouvrière. Alinsky, apprend-on d’une citation, regrettait de ne pas avoir réussi à reproduire ses premiers succès – échec dont McAlevey tâche d’étudier les causes. Dans un premier temps, vers la fin des années 1930 et début des années 1940, la force du Packing House Workers Organizing Committee du CIO résidait dans l’opposition aux évictions et dans un travail d’agitation en faveur de nouveaux logements publics dans les stockyards de Chicago – deux luttes centrales à la campagne d’Alinsky. L’existence des syndicats du CIO lui avait fourni une puissante base ouvrière à partir de laquelle il avait pu organiser des campagnes réussies. Selon McAlevey :
Sans les véritables syndicats du CIO, tels que ceux fréquentés par Alinsky à Chicago, l’alliance entre l’Église et le mouvement ouvrier ne peut égaler en 2016 ce qu’elle avait accompli en 1939.
Par la suite, son modèle d’organisation communautaire a été adopté par d’autres campagnes. Mais sans une puissante base ouvrière, elles ont échoué. En guise d’exemple, McAlevey évoque la prolifération, dans les années 1980, de « campagnes contre de grandes entreprises » (corporate campaigns) dont Alinsky avait été le guide. Ces campagnes cherchaient à modifier les comportements inacceptables des grandes entreprises par le biais de manifestations hautement médiatisées, de pressions politiques ou de manœuvres médiatiques. De ce fait, elles contribuèrent à attirer l’attention des militants et militantes sur les intérêts des compagnies ciblées, mais non sur les travailleurs et travailleuses qu’elles désiraient supposément aider, ces dernier·ères n’étant impliqué·es dans la campagne que pour la doter d’un visage public.
À mesure que les méthodes d’Alinsky imprégnèrent celles des organisations ouvrières, leurs dirigeants se mirent à embaucher de plus en plus d’organisatrices et d’organisateurs issu·es du milieu universitaire ou de leur propre groupe militant, plutôt que de recruter dans les rangs de leur syndicat. Cette préférence fut particulièrement patente au sein du New Labour, formé autour du SEIU, de UNITE-HERE et des UFCW (TUAC), qui prirent le contrôle de l’AFL-CIO en 1995.
McAlevey pose ainsi une question importante : qui étaient les véritables leaders dans ces campagnes d’organisation ? De plus en plus, il s’agissait d’expert·es universitaires, engagé·es par les syndicats, s’appuyant sur des techniques « modernes » sophistiquées telles que la réalisation de sondages pour évaluer l’opinion publique plutôt qu’une investigation directe auprès des travailleur·euses.
À ce propos, elle cite Peter Olney, organisateur national de l’International Longshore and Warehouse Union (ILWU) :
Juste avant la scission de l’AFL-CIO, la convention [que le New Labor dirigeait] déclarait que les travailleurs gênaient le travail d’organisation syndicale.
En effet, McAlevey note qu’au sein du New Labor
Les travailleurs [étaient] considérés comme une masse largement indifférenciée. L’analyse des rapports de force, largement acceptée par le New Labor, rationalis[ait] le changement d’orientation consistant à écarter les travailleurs en tant que source primaire de pression sur les employeurs, en faveur des autres acteurs du mouvement syndical dont le rôle [était] jugé d’importance équivalente. Dans l’imaginaire du New Labor, puisque les travailleurs ne représent[aient] qu’un seul levier de la dizaine possible, il [était] logique de s’appuyer également sur les 11 autres. Hélas, les intérêts des travailleurs ne récolt[aient] qu’un douzième de la considération peu importe l’accord conclu. (p. 51)
Le résultat final fut une organisation de haut en bas (top-down) où les travailleurs et travailleuses étaient des spectateurs passifs, et où les astuces médiatiques et les experts politiques prédominaient. Au SEIU en particulier, ce modèle organisationnel impliqua des déplacements du personnel syndical d’une lutte à l’autre sans prise en compte des conséquences destructrices qu’une telle irrégularité pouvait avoir pour les travailleuses et travailleurs laissé·es à l’abandon. En conséquence, les espoirs nourris par les travailleurs et travailleuses furent anéantis et n’ont rien laissé derrière eux.
Le modèle d’organisation de McAlevey
McAlevey souligne que le véritable pouvoir repose sur les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes. Son modèle pour « organiser les membres de la base » (deep organizing) peut être décomposé en plusieurs étapes :
- Seules les grèves peuvent apporter des gains réels et nous devons cultiver la solidarité dans le milieu de travail pour gagner une grève.
- La réussite de l’action militante est dépendante du réseautage entre travailleuses et travailleurs en milieu de travail.
- L’étape première consiste à identifier les leaders naturels capables d’établir de tels réseaux.
- Conséquemment, ces leaders devront assumer les risques et les responsabilités qui découlent de ce rôle.
- Ces leaders devront ensuite former des équipes puissantes autour d’eux et elles.
- La force de ces équipes doit être mise à l’épreuve à travers une gradation d’actions publiques.
- Les travailleurs et travailleuses doivent bâtir un soutien dans tous les domaines de leur vie hors du milieu de travail. Plus la lutte est importante, plus la structure à construire doit être forte. Ce n’est qu’alors que ces personnes seront préparées à faire ce qu’il faut pour gagner.
L’autrice écrit :
J’en conclus que le succès dépend non seulement du modèle d’organisation tel qu’il a été déployé avec succès par une poignée de syndicats sur leur milieu de travail, mais aussi, que le modèle doit être étendu à la communauté par l’intermédiaire des travailleurs eux-mêmes pour que ces syndicats continuent de gagner. Pour que les actions ouvrières communautaires soient aussi réussies que celles des meilleurs syndicats, l’agentivité [agency] doit reposer sur les travailleurs, pas sur les permanents. (p. 207)
Bien qu’elle soulève la question du « travailleur à part entière », c’est-à-dire de ne pas se contenter de le considérer uniquement à travers sa relation au travail, elle n’aborde pas ce que cela signifie réellement. Pour les marxistes, la question plus large de la conscience de classe n’est pas un enjeu secondaire. Gagner de véritables batailles n’est pas seulement une question technique, mais plutôt un enjeu profondément politique. Une partie intégrante des succès de l’organisation des années 1930 fut la transmission par les organisateurs et organisatrices du CIO aux activistes de la classe ouvrière du désir ardent d’une nouvelle société socialiste. Bien que le Parti communiste ait joué un rôle important à cet égard, il a ensuite détourné la conscience de classe vers un soutien actif à Roosevelt et aux Démocrates plutôt que vers la construction par la classe ouvrière d’un parti politique indépendant.
Former des leaders sur le milieu de travail
McAlevey accorde une grande importance à l’identification des véritables leaders sur le milieu de travail. Citant un organisateur actuel utilisant les tactiques du CIO, elle souligne la compétence nécessaire pour identifier les leaders. Les leaders naturels sont
Nécessaires pour une lutte sérieuse, telle qu’une grève dans laquelle la plupart des travailleurs doivent accepter de débrayer. Selon le modèle du CIO – autant aujourd’hui que dans les années 1930 – les grèves paralysant la production sont non seulement possibles, mais nécessaires, agissant à titre de test structurel par excellence indiquant si l’organisation des travailleurs, dans un lieu donné, est à son plus fort. C’est l’aboutissement d’une série de tests qui commencent par mesurer et évaluer le pouvoir des travailleurs individuels et se terminent par un test d’organisation collective, milieu de travail par milieu de travail. (p. 34)
McAlevey souligne, avec raison, la nécessité de fonder l’organisation syndicale sur l’intégralité des travailleuses et travailleurs – pas seulement les plus politisé·es – en vue du développement d’un pouvoir réel sur le milieu de travail. Mais il ne s’agit là que d’un aspect de la question. L’autre aspect est le développement de la conscience politique des travailleurs et des travailleuses. Cela signifie qu’il faut chercher également celles et ceux qui sont les plus clairvoyants et les plus réfléchis afin de construire une direction capable de relever correctement les défis politiques complexes auxquels tout syndicat est confronté sur le milieu de travail et en dehors.
McAlevey met au premier plan un principe clé du marxisme : la classe ouvrière doit s’émanciper. Ce principe, rejeté pendant des décennies par la bureaucratie syndicale et incompris par la plupart des soi-disant organisateurs et organisatrices syndicales progressistes, est pourtant essentiel et constitue un point de départ important pour la création de syndicats combatifs sérieux, ainsi que de mouvements ouvriers plus larges.
D’une part, McAlevey souligne à juste titre que les tâches nécessaires ne peuvent être faites que par les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes. D’autre part, appeler à l’agentivité ouvrière (worker agency) est unilatéral. Certes, la puissance de la classe ouvrière vient de son engagement dans la lutte et de sa confiance grandissante basée sur l’obtention de victoires tangibles. Mais l’autre question cruciale est la mise sur pied d’une direction consciente pour que l’ensemble de la classe puisse poursuivre la lutte sur le milieu de travail lorsque l’organisatrice ou l’organisateur professionnel aura quitté.
Leçons des luttes des enseignants et enseignantes de Chicago
Un thème important que McAlevey souligne est la nécessité de construire un soutien dans la communauté. Elle donne l’exemple de la grève de 2012 menée par les leaders radicaux nouvellement élus au Chicago Teachers Union (CTU) :
Lorsque les enseignants et les enseignantes de Chicago ont débrayé dans le cadre d’une grève sur laquelle les yeux de la nation se sont rivés, elles l’ont fait après plusieurs années de bon travail avec la communauté et des mois de discussions avec les parents de Chicago. Le soutien de leur communauté a permis ce succès face à un adversaire vicieux et puissant qui a immédiatement présenté le combat comme celui « d’enseignants abandonnant leurs élèves et la communauté ». Ce cadrage du maire n’a eu aucun écho, précisément parce que les relations entre le corps enseignant et les parents, ainsi qu’entre le syndicat enseignant et la communauté, avaient déjà été forgées. (p. 202)
Tout en soulignant le dynamisme de la grève de 2012 comme un excellent exemple de la puissance d’une grève lorsqu’elle est menée par des membres dévoué⋅es, mobilisé⋅es et liée⋅es à la communauté – ce que nous approuvons – McAlevey ne parvient pas à identifier les faiblesses politiques de la direction du CTU. En contraste, Socialist Alternative a été très claire sur les défis à relever tout en appuyant activement sur le terrain la grève du CTU de 2012.
Une organisation réussie n’est pas seulement une tâche technique. Certes, avoir des compétences dynamiques ancrées dans la mobilisation des travailleurs et travailleuses pour en faire une puissante force de frappe est un premier pas essentiel. Mais une étape supplémentaire, celle de la mise sur pied au sein du syndicat d’une direction politique consciente de son rôle pour la classe ouvrière, est nécessaire si l’on veut que les gains obtenus lors d’une grève dynamique soient mis à profit et consolidés pour les années à venir.
Alors que McAlevey décrit les nombreuses activités de sensibilisation du CTU à Chicago, elle n’identifie pas les échecs politiques de cette direction et leurs conséquences. Même si la grève de 2012 a été une victoire limitée dans le cadre d’une bataille féroce, aucune stratégie n’a été mise de l’avant pour gagner une guerre plus large. Une alternative politique claire aux coupes budgétaires du maire ainsi qu’une stratégie politique pour le corps enseignant et la communauté étaient nécessaires. Les leaders du CTU n’ont pas réussi à armer les militants et les militantes sur la voie à suivre pour obtenir de nouvelles victoires.
Pour les marxistes, le pouvoir d’une classe ouvrière organisée et politiquement consciente est la force décisive pour obtenir un changement réel. Cela nécessite une stratégie politique aussi bien qu’une stratégie d’organisation. En fin de compte, toutes les luttes de classe sérieuses ont une dimension politique. Aucune aile de l’establishment du Parti Démocrate ne sera du côté des travailleurs et des travailleuses en lutte de manière cohérente. À la base, le Parti Démocrate est un parti de la bourgeoisie qui cherche à défendre et à renforcer les intérêts des grandes compagnies et du capitalisme contre ceux de la classe ouvrière. La CTU a soutenu Chuy Garcia dans sa course à mairie en 2015, un candidat démocrate de longue date qui se présente comme un « progressiste ». Lors de la campagne pour la mairie de 2019, la CTU a soutenu Toni Preckwinkle, un candidat encore pire.
La clé pour parvenir au type de mobilisation qui peut remporter des victoires décisives est de développer un programme de lutte audacieux, qui répond aux besoins des travailleuses et des travailleurs eux-mêmes, et de le relier aux besoins de la communauté ouvrière dans son ensemble. Cette approche met le syndicat dans une position où il doit construire un mouvement de base autour de ce programme et montre dans l’action ceux et celles qui s’engagent à lutter pour la classe ouvrière. C’est à travers de telles luttes que de nouvelles forces politiques indépendantes issues de la classe ouvrière émergeront.
La nécessité de politiques socialistes dans les syndicats
Bien que nous soyons d’accord avec les critiques de McAlevey concernant l’échec des méthodes d’organisation des directions syndicales au cours de la période récente, la question va au-delà des mauvaises méthodes. Ces mauvaises méthodes d’organisation découlent de leur position sociale et de leur vision politique. Elles sont ancrées dans une mauvaise compréhension du potentiel du capitalisme à pourvoir aux besoins des travailleurs et travailleuses, et de leur propre situation sociale en tant que leaders syndicaux sous le capitalisme.
C’est la position sociale élevée des leaders syndicaux, qui ont échappé à la brutalité quotidienne du milieu de travail, qui motive leurs politiques. Ce privilège dépend de leur capacité à conserver leur position syndicale. Le fait que des travailleurs et des travailleuses s’impliquent davantage dans « leur » syndicat et exigent de nouvelles politiques constitue une menace pour leur statut. Cela conduit la plupart des dirigeantes et dirigeants syndicaux à protéger de plus en plus leur position. Il est donc dans leur intérêt de conclure un accord avec l’employeur pour la protéger.
En cette période de crise capitaliste, la classe dirigeante cherche toujours à reprendre du terrain sur celui des syndicats. Les directions syndicales voient leur rôle comme celui d’un arbitre entre les intérêts des travailleurs, des travailleuses et ceux des patrons. Cela signifie qu’elles vont continuer de négocier des coupures. L’idée sous-jacente est la conception erronée selon laquelle le capitalisme est le seul système économique possible, et que tout syndicat doit limiter les demandes de « ses » membres à ce que les porte-paroles capitalistes jugent possibles.
Les directions syndicales cherchent à négocier avec le « patron », qu’il s’agisse du PDG d’une compagnie ou des personnes représentant une administration municipale. Mais le gouvernement d’une ville, par exemple, est soit aux mains des Démocrates ou des Républicains, tous deux partis politiques du patronat et non du côté des travailleurs et des travailleuses. D’où la nécessité de construire un parti politique pour la classe ouvrière. À Chicago, la tentative de la direction de la CTU de conclure un accord avec une aile de l’establishment démocrate entre 2012 et 2019 s’est révélée totalement inefficace. Elle a fait dérailler l’énergie du syndicat en trompant les travailleurs et les travailleuses vis-à-vis de leurs véritables tâches.
Pour toutes ces raisons, les marxistes soulignent l’importance centrale du développement politique des nouveaux leaders émergents et émergentes sur le milieu de travail et dans leur syndicat. Ces leaders ont non seulement besoin de savoir clairement que le véritable pouvoir appartient à la classe ouvrière elle-même, mais aussi d’avoir confiance dans le fait que les travailleuses et les travailleurs peuvent tirer, et tireront les leçons des luttes qu’ils et elles mènent.
Ce n’est qu’en mettant en avant des politiques de lutte efficaces dans les syndicats que nous pourrons les transformer en outils pour la lutte des classes. Mais cela amènera les membres combatifs et combatives à entrer en conflit avec certaines sections des directions syndicales. Ce conflit ne peut pas être évité. Grâce aux débats et à la lutte qui s’ensuivront, les membres tireront de riches enseignements sur les politiques nécessaires et sur les réactions des individus de la direction face à la contestation.
Le mouvement ouvrier doit construire un mouvement politique indépendant des deux grands partis et avancer vers la création d’un parti ouvrier indépendant des classes dirigeantes. Ce n’est pas une question abstraite, mais une nécessité brûlante. Les campagnes politiques organisées par la conseillère municipale Kshama Sawant et Socialist Alternative à Seattle l’ont démontré. C’est en exigeant des politiques radicales comme un salaire minimum de 15$/h, des politiques audacieuses de logement abordable, un Green New Deal, etc. et en menant des campagnes indépendamment du Parti Démocrate que sa fonction d’élue a pu être utilisée comme un levier efficace pour construire de puissants mouvements sociaux en dehors de l’influence de l’establishment.
Conclusion
Malgré certaines lacunes, No Shortcuts est une ressource importante pour les personnes qui cherchent à s’organiser sur leur milieu de travail et qui veulent comprendre les pratiques inefficaces de la plupart des syndicats. Plus important encore, il met en évidence le rôle central de la classe ouvrière dans l’organisation ainsi que la nécessité de s’enraciner réellement dans le milieu de travail et dans la communauté pour gagner des grèves.
McAlevey donne des exemples importants de pratiques d’organisation réussies à différents chapitres. Par exemple, elle documente l’approche d’organisation dynamique des organisateurs et organisatrices du UFCW (TUAC) auprès des travailleurs et travailleuses des abattoirs de Smithfield Foods en Caroline du Nord. Cette campagne d’organisation a été beaucoup plus proche de l’auto-organisation typique du CIO en raison des affinités nationales/communautaires des travailleurs et travailleuses ainsi que de la nécessité d’une organisation sérieuse sur le milieu de travail. Il est particulièrement intéressant de voir comment la campagne d’organisation a surmonté des décennies de divisions patronales entre les personnes immigrées et afro-américaines. Elle a abouti à la plus grande victoire syndicale du secteur privé des 20 dernières années. Elle a aussi conduit au mouvement du Moral Monday en Caroline du Nord.
Pour les nouvelles et nouveaux militants syndicaux, No Shortcuts est un contrepoids précieux aux idées du syndicalisme d’affaire et au modèle « mobilisateur » tel que décrit par McAlevey. C’est en adoptant les méthodes d’organisation de la base que les enseignants et enseignantes de Virginie-Occidentale et d’Arizona ont remporté des victoires importantes qui ont contribué à déclencher la plus grande vague de grèves aux États-Unis depuis les années 1980.
Traduction et adaptation française du texte Review of No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, publié le 28 mai 2020.
Auteur
Tony Wilsdon, Socialist Alternative (ISA aux États-Unis)
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