Cependant, l’artiste réputé a surtout mis en scène des opéras, qui ont suscité des controverses chez les observateurs (trices). Au nombre de ceux-là, référons-nous à Giulio Cesare (1990), Doctor Atomic (2005) et Tristan und Isolde (2013). Incontestablement, aux yeux de Sellars, la plupart des intrigues propres à l’art lyrique ne répondent guère aux attentes du public contemporain. Voilà pourquoi cet artiste américain a mis en scène différents opéras, qui ont révélé à moult spectateurs (trices) sa philosophie esthétique et sa vision du monde personnelle par rapport aux grands problèmes sociopolitiques caractérisant notre époque.
À l’occasion du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, en 2017, Peter Sellars a choisi de présenter au public français son adaptation du fameux opéra-oratorio d’Igor Stravinsky qui s’intitule Œdipus rex (1927). De plus, Sellars a décidé de prolonger le spectacle lyrique qu’il a élaboré en y incorporant une œuvre pour chœur et orchestre, la Symphonie de Psaumes (1930), que le compositeur d’origine russe avait créée seul. Par ailleurs, spécifions que, conformément au souhait de l’artiste américain, le cinéaste et téléaste François Roussillon, un homme rompu aux arts scéniques, a effectué une captation et un montage télévisuels du diptyque précité. Or, on a présenté cette version du spectacle de Sellars sur les ondes de Télé Saint-Pierre et Miquelon en 2019.
L’argument d’une œuvre tragique
On peut résumer l’intrigue d’Œdipus rex de la façon suivante : dans les temps anciens, alors que le roi Oedipe règne sur Thèbes, une épidémie de peste s’abat subitement sur la ville. Cela pousse les Thébains à croire qu’ils sont victimes d’une punition des dieux en raison d’une faute grave que l’un d’entre eux a commise. Dans cette perspective, Œdipe promet à ses sujets de trouver le coupable et de le châtier sévèrement, afin d’apaiser le courroux des divinités qu’ils respectent. Cependant, le roi de Thèbes découvrira avec consternation que, malgré lui, il a tué son père, Laïos, et épousé sa mère, Jocaste. Pour expier leurs fautes respectives, Œdipe et Jocaste s’infligeront de terribles châtiments.
La portée dramatique du livret de Cocteau
En mettant en scène le fameux opéra-oratorio d’Igor Stravinsky, Peter Sellars a eu la main heureuse. D’abord, sur le plan narratif, il faut reconnaître que le livret qu’a écrit Jean Cocteau s’impose en vertu de son élégance et de la solidité de sa structure. En outre, le spectateur (ou la spectatrice) attentif (tive) ne manquera pas de constater que le poète surréaliste utilise avec adresse différents procédés stylistiques, comme la répétition ou l’antinomie, afin de donner une grande force dramatique à l’intrigue. Cela dit, l’écrivain décrit, avec une appréciable concision, l’évolution psychologique des principaux personnages de la narration. Certes, Cocteau s’est grandement inspiré de la tragédie ancienne, Œdipe roi (entre 430 et 420, avant J.-C.), de Sophocle pour écrire sa propre œuvre. Cependant, l’auteur contemporain a su lui insuffler une vision personnelle qui l’empêche constamment de verser dans un stérile démarcage de l’œuvre originelle. Par conséquent, à travers son interprétation du mythe d’Œdipe, Cocteau met-il l’accent sur l’impuissance des êtres humains à transcender leur propre condition. Ainsi, voit-on Œdipe et Jocaste manifester un sincère scepticisme par rapport à l’oracle selon lequel le roi de Thèbes aurait tué son père. N’empêche qu’ils n’ont d’autre choix que d’attendre le résultat d’une enquête visant à déterminer si Œdipe a réellement assassiné l’auteur de ses jours, ainsi que le lui avait prédit l’oracle de Delphes. Or, malgré les croyances sur lesquelles s’appuient le roi et la reine de Thèbes, leur interprétation de la réalité s’effritera irréversiblement. Au demeurant, à l’instar de son idole Sophocle, Jean Cocteau laisse clairement entendre au public que nul ne peut échapper à son destin parce que celui-ci est inéluctable.
La prédominance de la musique de Stravinski
Fidèle à lui-même, Peter Sellars se montre particulièrement respectueux envers la partition originale qu’a composée le créateur musical lorsqu’il met en scène Œdipus rex. Dans ce cas, il faut mentionner que Sellars a bénéficié de la collaboration des musiciens du Philarmonia Orchestra, lesquels interprètent de façon magistrale la musique d’Igor Stravinsky. Précisons au passage que l’œuvre précitée porte un titre latin en vertu des nombreux chants qu’elle comporte : ceux-ci sont récités dans cette langue sacrée. Nonobstant, la qualité littéraire des dialogues qu’a écrits Jean Cocteau à travers son livret, il est indéniable que la musique néoclassique d’Igor Stravinsky transcende ceux-là sans pour autant altérer leur signification. Qui plus est, on peut soutenir, avec rigueur, que la partition de Stravinsky procure un supplément de sens à l’intrigue, voire au propos de Cocteau. À l’inverse, on peut affirmer, avec justesse, que le livret de Jean Cocteau permet à la musique d’Igor Stravinsky d’atteindre un sommet.
Une mise en scène flamboyante de Peter Sellars
Ainsi qu’on pouvait l’anticiper, Peter Sellars a exécuté une mise en scène baroque, moderne, flamboyante à travers laquelle les différents personnages de l’opéra-oratorio participent pleinement à l’action. En termes techniques, l’artiste américain utilise, avec adresse, des couleurs et des éclairages froids de manière à suggérer au public que sa narration comporte une dimension funèbre. Quant au décor choisi, il s’avère fort restreint afin de favoriser les déplacements des diverses figures. Pour ce qui est de la sélection des costumes, on constate que le créateur et concepteur d’art lyrique a demandé à ses interprètes de porter des vêtements propres aux citoyens du vingt-et-unième siècle. Dans cet esprit, il apparaît cohérent que les représentants de la famille royale thébaine soient nettement mieux habillés que les membres du chœur de l’œuvre, qui apparaissent comme des citoyens anonymes de la ville de Thèbes. Sur le plan spatiotemporel, Peter Sellars utilise la scène du Grand Théâtre de Provence avec doigté, afin que le spectateur (ou la spectatrice) prenne vraiment conscience de l’universalité de la tragédie qui se déroule devant lui (ou elle). Ainsi, le metteur en scène accorde-t-il une grande importance aux mouvements scéniques des nombreux personnages de l’intrigue. Certes, il s’avère opportun qu’en tant que roi de Thèbes, Œdipe soit au centre de la narration. Toutefois, on remarque que le protagoniste demeure constamment à proximité des membres de sa famille ou des représentants du chœur : ceux-ci occupent, avec émotion, une grande partie de l’espace représentant l’ensemble de la cité grecque.
Entre l’éthique et le sociopolitique
Il va sans dire que Peter Sellars ne pouvait pas anticiper qu’une pandémie comme celle du Corona virus décimerait des citoyens du monde entier en 2020. Cependant, en observateur sociopolitique attentif du monde d’hier et d’aujourd’hui, le prolifique artiste constate que les catastrophes sanitaires qui affligent l’humanité ont généralement pour caractéristique de n’épargner personne. Ainsi, l’épidémie de la peste à laquelle il se réfère, à travers l’opéra-oratorio de Stravinsky, se révèle impitoyable envers le peuple thébain. Dès lors, ce dernier se sent-il justifié de demander à son souverain de le protéger et d’agir comme il se doit. Or, c’est cette démarche politique qui obligera Œdipe à lancer une investigation. Toutefois, sans que le roi ne le soupçonne au départ, le résultat objectif de l’enquête entraînera sa disgrâce... Sur le plan éthique, on pourra apprécier le jugement nuancé que Peter Sellars porte sur le protagoniste de la tragédie : certes, il a tué son père et il a entretenu des rapports charnels avec sa mère, mais il n’a pas commis ces crimes sciemment. Après avoir pris conscience des gestes irréparables qu’il a effectués, le roi de Thèbes s’inflige une terrible punition en se crevant les yeux. Dans cette perspective, Œdipe, qui a été le jouet du destin, apparaît davantage comme une victime que comme un bourreau du genre humain.
Le mélange des genres
En dépit du remarquable talent de metteur en scène que possède Peter Sellars, on déplore le fait qu’il ait décidé de prolonger son spectacle lyrique en proposant aux spectateurs et aux spectatrices d’assister à l’œuvre pour chœur et orchestre intitulée Symphonie de Psaumes d’Igor Stravinsky. Assurément, cette création musicale n’est pas dépourvue de qualités sonores. Certes, la chorégraphie à laquelle Sellars a recours, pour permettre au public de visualiser les sonorités émises, se révèle harmonieuse et ne trahit pas la subtile musique élaborée par le compositeur du Sacre du printemps (1913). Toutefois, le lien que le metteur en scène établit entre la croyance des Grecs de l’Antiquité en une religion polythéiste et la foi des Chrétiens contemporains en un Dieu unique apparaît assez artificiel, voire bancal. Dans ces circonstances, on regrettera que Peter Sellars n’ait pas cherché à puiser davantage dans le répertoire, fort riche, des œuvres de Jean Cocteau portant sur la tragédie d’Œdipe, de manière à développer sa narration et à en assurer l’unité tragique. Quoi qu’il en soit, malgré cette erreur de parcours, il faut se montrer équitable : globalement, le diptyque qu’a présenté l’artiste multidisciplinaire au public d’Aix-en-Provence s’impose comme une création instructive et signifiante. Quant à l’émission télévisée que François Roussillon a tirée du spectacle de Sellars, elle respecte heureusement l’esthétique de la représentation théâtrale originale.
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