Une seule plume, deux réalités. En plus de quinze ans de carrière, l’autrice dramatique Emmanuelle Jimenez a écrit nombre d’œuvres, montées par plusieurs théâtres : Centre d’achats, Cendres et Bébés, pour ne nommer que celles-là. Lorsqu’un théâtre lui commande une pièce, la loi est claire : un cachet minimum et les clauses de son contrat sont prévus par une entente collective négociée par l’Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD).
A contrario, lorsqu’elle prend l’initiative de proposer, elle-même, son texte à un théâtre, l’autrice doit conclure une entente, qu’elle négocie seule. Ce second scénario est beaucoup plus fréquent. « Tu pars avec ta pièce et tu la soumets au théâtre de ton choix. S’il accepte de monter la pièce, il faut négocier avec le producteur un contrat de licence. Dans le milieu, il existe un certain usage, une coutume. Des producteurs font bien les choses. D’autres, non ! Ça nous place dans une position très vulnérable. Tu ne veux pas te mettre le milieu des producteurs à dos », explique Emmanuelle Jimenez, également vice-présidente de l’AQAD. En effet, la loi ne permet pas aux autrices et auteurs qui soumettent volontairement leurs textes à un producteur de négocier collectivement des tarifs minimums. Et lorsqu’un auteur se retrouve seul face à un producteur, on sait que le rapport de force est comme la tour de Pise : il penche toujours du même bord.
Les écrivaines et écrivains laissés à eux-mêmes
Le sort de l’écrivain qui propose son manuscrit à l’éditeur s’avère tout aussi injuste, soumis à un rapport de force totalement déséquilibré. « Chaque contrat est différent. On ne respecte pas de contrat type. Ce qui est offert par l’éditeur, c’est souvent à prendre ou à laisser. Il y a des histoires d’horreur où des écrivains cèdent leurs droits de manière illimitée, par exemple. Et le premier contrat est crucial parce qu’on peut regretter des clauses pour longtemps. » Celle qui s’insurge, vous la connaissez. Suzanne Aubry a été la scénariste de plusieurs séries à succès à la télé : Sauve qui peut, Mon meilleur ennemi, etc. En tant que scénariste pour la télé, elle était protégée dès le premier mot. Mais comme romancière, Suzanne Aubry, aussi écrivaine de la saga historique Fanette, doit compter sur sa réputation et sa pugnacité durant la négociation avec les éditeurs.
C’est pour cette raison qu’elle préside l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). Pour que ses collègues aient droit à un régime de rapports collectifs encadré par la loi. Cela permettrait l’obtention de conditions de travail décentes et la création d’une structure d’arbitrage, de grief et de médiation efficace.
Dépoussiérer des lois qui ratent leur cible
Retour historique. À la fin des années quatre-vingt, le Québec, dirigé par le premier ministre Robert Bourassa, se dote de deux lois sur le statut de l’artiste (Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma [S-32.1] et Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs [S-32.01]). La première permet la représentation collective et la conclusion d’ententes collectives, la seconde l’en empêche. En effet, la loi S-32.01 met uniquement en place certaines mesures pour l’exploitation commerciale des œuvres entre les artistes et les diffuseurs. Ensemble, ces deux lois devaient permettre aux artistes, aux créateurs et aux professionnels du milieu culturel québécois d’améliorer leur situation socioéconomique ainsi que leurs conditions de vie et de pratique. Trois décennies plus tard et malgré quelques bonifications des lois, c’est un échec.
Les données colligées par l’Institut de la statistique du Québec sont implacables. Malgré un niveau de scolarité souvent supérieur à celui de l’ensemble de la population, les artistes – très souvent considérés comme des travailleuses et des travailleurs autonomes – subissent des disparités importantes de revenu. En 2015, leur revenu médian était d’environ 19 000 $ comparativement à 36 000 $ pour l’ensemble des travailleurs québécois. Depuis la pandémie, c’est le gouffre. Les contrats annulés en cascade deviennent des tickets pour les programmes d’aide gouvernementale.
Des journalistes indépendants abonnés à la précarité
À l’instar des artistes visés par la loi S-32.01, les journalistes indépendants se sentent bien seuls lorsqu’arrive le temps de négocier la diffusion du fruit de leur travail avec les entreprises médiatiques. Si ces journalistes à la pige ne sont pas des « artistes » au sens strict du mot, ils vivent des réalités similaires et revendiquent aussi le pouvoir de négocier collectivement des conditions de pratiques minimales.
Guillaume Roy, spécialisé dans le domaine du plein air, de l’aventure, des sciences et des ressources naturelles, est membre de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Il collabore avec plusieurs médias. Il se souvient de ses premières années dans le métier. « De grands médias te disent que tu vas être lu, que ça va rayonner ! Oui, mais le peu qu’ils t’offrent, ça ne nourrit pas les enfants. Tout se négocie à la pièce. Moi, par exemple, je refuse de céder mes droits d’auteurs. Mais c’est dur de t’imposer au début parce que t’es content d’avoir des piges. »
Un cadre minimum de négociation collective permettrait de protéger leurs droits d’auteurs, d’accéder à de meilleures conditions de travail, à un régime de retraite, à des assurances et ultimement à de meilleures conditions de vie. Les journalistes indépendants sont, eux aussi, des travailleurs essentiels dont le métier est fondamental dans notre société démocratique.
Vite ! Révisons les lois sur le statut de l’artiste
Le temps est désormais à l’action. Voilà pourquoi les trois associations (AQAD, UNEQ, AJIQ), en collaboration avec la Fédération nationale de la culture et des communications (FNCC–CSN) déposeront prochainement leurs mémoires au ministère de la Culture et des Communications afin que les deux lois soient revues. L’une de leurs principales luttes s’avère incontestablement le droit à la liberté d’association, incluant le droit à la négociation collective. Ces lois doivent jouer leur rôle et devenir véritablement efficaces. Suzanne Aubry est sans appel, « la loi S-32.01 est carrément discriminatoire, car elle ne contient aucune contrainte pour obliger les éditeurs à négocier des ententes collectives avec les écrivains. Ça fait trente ans que ça dure et ça doit changer ».
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