Le think tank de la « gauche indépendante » canadienne-anglaise, Socialist Project, y est allé d’un très rare éditorial [2] à propos du manifeste « A Leap Manifesto / Un bond vers l’avant » :
Le manifeste a gagné une notoriété nationale grâce à une résolution favorable adoptée lors du récent congrès du NPD encourageant sa discussion au sein du parti. Mais le manifeste LEAP a aussi une existence indépendante découlant des luttes concernant le changement climatique au cours de la dernière décennie notamment en ce qui concerne le développement des pipelines pour augmenter encore l’extraction de pétrole à partir des sables bitumineux, la souveraineté des Premières nations et de ce qu’exige la justice écologique.
Les monopoles médiatiques canadiens anglais, sauf exception, ont vite compris le danger : « LEAP est maintenant au centre du débat politique, du moins à l’extérieur du Québec. L’appui du NPD à ce manifeste, même si discret, préoccupe les entreprises canadiennes et elles ont réagi rapidement pour tenter de limiter les dégâts. Le NPD doit être mis au pas et le pays mis en quarantaine pour éviter la contagion incarnée par Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. » [3] Pourtant ce manifeste est tout sauf radical comme l’a compris un commentateur [4] lié à une mince frange patronale consciente du cul-de-sac d’une stratégie de développement assise sur le tout pétrole.
Selon Socialist Project, il est bien en-deçà du « socialisme » de Bernie Sanders. De plus « [l]a plupart du temps, le document ne traite pas des moyens d’atteindre les objectifs énoncés de façon si éloquente. » Sauf que,
Avec son appel contre de nouveaux pipelines et pour l’élimination progressive des sables bitumineux, ‘‘Un bond vers l’avant’’ vise directement l’État pétrolier canadien […] Malgré la campagne contre ‘‘Leap’’ par les médias pro-business, un récent sondage a révélé que l’opinion publique était partagée de façon égale. Le Manifeste a été soutenu par une majorité au sein du NPD, des Verts et des libéraux ainsi que de 20% des conservateurs. Pas étonnant que les barons de Bay Street soient nerveux. [5]
De l’hostile tonitruance médiatique à la complice grande omerta
Comme le congrès NPD avait comme plat principal au menu un vote de confiance sur la chefferie et non celui inattendu sur le manifeste LEAP, le congrès Solidaire avait comme point d’orgue le faux débat à propos du mandat de l’Assemblée constituante et non celui sur la question du climat [6]. Ces deux débats, qui soulevaient des passions entretenus médiatiquement, ne manquèrent pas de retenir l’attention de l’opinion publique durant les congrès respectifs. Par contre, si les grands médias ne pouvaient taire le débat LEAP étant donné l’importance relative du NPD par rapport à Québec solidaire — le NPD avait été quelques mois auparavant le parti de l’opposition officielle à la Chambre des communes pendant que Québec solidaire n’est que le troisième parti de l’opposition à l’Assemblée nationale — et étant donné la renommée du couple initiateur du manifeste LEAP (Avi Lewis, fils et petit-fils de figures centrales du NPD historique et Noami Klein, sommité altermondialiste mondiale), il était médiatiquement possible d’enterrer le débat écologique Solidaire. Ce qui fut fait au plus grand soulagement de la direction Solidaire, qui se contenta d’invoquer des généralités et ne faire qu’une allusion précise sur un aspect secondaire et problématique de la résolution votée. Encore plus soulagé fut son allié de gauche, Presse-toi-à gauche, qui s’empressa de se presser à droite en taisant le débat dans son compte-rendu sauf à dire qu’il ne s’était rien passé à ce niveau [7].
Par le biais climatique, les deux congrès soulignent la grande crise du capitalisme
Pourtant contre un assaut de la droite électoraliste du parti à laquelle s’était associée discrètement mais clairement la direction Solidaire, le congrès a renforcé la cible anti GES à moyen terme, au delà même de celle, trop prudente, proposée par le think tank de gauche IRIS. Non satisfait de ce tournant à gauche, il a confirmé le rejet tant du marché que de la taxe carbone de l’ancien programme alors que le comité sur l’environnement de la Commission politique s’était résigné, face à la pression de l’opinion publique, à une taxe carbone progressive et redistributive. Il vaut la peine de reproduire l’essentiel de ces éléments programmatiques :
[…] Afin de rattraper le retard accumulé par rapport à nos engagements internationaux et afin de contenir la hausse moyenne de la température mondiale à 1.5 degrés Celsius, il faut accélérer la transition énergétique pour la période entre 2018 et 2030 de façon à atteindre 67% de réduction en dessous du niveau de 1990. Au niveau international, il faut faire pression pour arriver à un nouvel accord légalement contraignant [...] ...il importe de rejeter les moyens d’action qui nous mèneraient vers un maintien du statu quo : a) S’opposer aux Bourses du carbone qui sont des outils d’enrichissement des multinationales, et qui risquent de devenir un nouvel instrument spéculatif. b) Rejeter les fausses solutions techniques qui n’engagent pas de réelles réductions d’émissions des gaz à effet de serre (les agrocarburants, la géoingénierie, le stockage du carbone, etc.). c) S’opposer aux taxes sur le carbone qui frappent surtout les plus pauvres.
Les congressistes Solidaire, narguant intellectuels et dirigeants politiques de gauche, même de la gauche de la gauche, sont-ils tombés sur la tête ? Ceux du NPD, faisant fi des hauts cris du seul gouvernement qui reste au NPD, celui de l’Alberta, ont-ils succombé à un vent de folie venant de la rue ? Ou bien ces congressistes sont-elles/ils le fer de lance populaire de l’aiguë prise de conscience de la catastrophe climatique qui pend au bout du nez de l’humanité ? Au Québec et au Canada, cette crise climatique qui a pris le visage après coup du grand feu de la forêt boréale de la région de Fort McMurray [8], centre de l’exploitation des sables bitumineux, n’est-elle pas plutôt la crise de procuration par excellence du capitalisme, faute d’intenses guerres comme au Moyen- Orient, d’intenses mouvements de réfugiés comme en Europe, d’intenses régimes répressifs comme dans pas mal de pays dépendants, d’intenses racismes et inégalités comme aux ÉU ?
Il y a loin de la coupe aux lèvres, de l’idéologie radicale à la politique anticapitaliste
La conférence climatique de Paris a plus que démontré que les plans nationaux ratent complètement la cible d’une hausse maximum de deux degrés Celsius d’ici 2100, encore plus de 1.5 degré. De même il est contradictoire de vouloir bannir le pétrole sale et ses oléoducs, encore plus de se doter de cibles rapprochées ambitieuses tout en rejetant les mécanismes régulateurs de marché, sans plan de rapide sortie du pétrole. Ce saut n’est pas que technocratique et financier bien que ça le soit aussi. Il ne faut pas dédaigner la confection de plans documentés et chiffrés compréhensibles par le grand public. C’est là par exemple la force de la candidate de la gauche indépendantiste à la chefferie péquiste [9].
L’obstacle clef est cependant politique. Un plan sérieux de rapide sortie des hydrocarbures, à la hauteur de cibles ambitieuses à court terme, démontrerait la nécessité d’abolir l’hégémonie des marchés sous la houlette de la pétrocratie et d’exproprier la Finance. Il serait immanquablement anticapitaliste. Cet aveu rebute tant les auteurs du manifeste LEAP que la Commission politique Solidaire et encore plus leurs directions partidaires. Ils préfèrent noyer le poisson dans des envolées sirupeuses et repousser à plus tard la confection du plan. Pourtant ce plan exigeant se révélerait emballant. Il démontrerait la faisabilité technique et économique de l’anticapitalisme, par le fait même le démystifierait.
Le capital-argent est dans les comptes en banque du 1%, et quelque peu au-delà, et dans les paradis fiscaux. Infrastructures, machinerie, compétence technique, à un recyclage près, sont au rendez-vous. La conversion rapide des économies québécoise et canadienne en économies de guerre, lors du second conflit mondial, et vice-versa, l’ont amplement démontré. Le bond du manifeste LEAP est moins celui matériel qu’il propose que celui hors du radicalisme idéologique vers la stratégie politique qu’il escamote. Un plan sérieux pointerait du doigt l’ennemi à vaincre et les alliés à rallier comme il étalerait un échéancier lequel ne serait autre qu’un plan de combat pour atteindre le plein emploi écologique.
Les généralités du manifeste LEAP ont la qualité d’inclure les questions sociale,
internationale et nationale aborigène... tout en oubliant celle québécoise. Le plan Sortie du pétrole Solidaire de 2014, plus élaboré, met toutefois uniquement l’emphase sur les aspects de reconversion économique tout en restant imprécis sur les moyens. Comme LEAP mais à sa façon, il est déconnecté de l’enjeu indépendantiste... connexion que fait, trop abstraitement cependant, le plan de la candidate à la chefferie péquiste de la gauche indépendantiste. L’indépendance québécoise, politiquement bien comprise, c’est créer les conditions de l’unité égalitaire des peuples canadiens pour vaincre la pétrocratie adoubée du capital financier.
Last but not least, ni LEAP ni le plan Solidaire 2014 n’envisagent ni la mise au pas du capital financier ni même une réforme fiscale en profondeur qui ne tombe pas dans le piège droitiste de la panoplie des écotaxes. LEAP flirte avec la taxe carbone « progressive » et la lubie du « revenu universel de base », truc néolibéral qui revient à la mode pour justifier la privatisation des services publics et indirectement subventionner les bas salaires. L’ambitieux plan Solidaire avoue explicitement qu’il compte sur le financement par les banques et consorts, ce que sous-entend le flou artistique de LEAP. Ce financement, s’il vient, se fera avec une importante prime de risque et une obligation d’austérité à la grecque. C’est principalement à ce niveau que se révèle la contradiction entre radicalité idéologique et politique anticapitaliste.
Double course à la chefferie à potentiel Sanders ou Corbyn
La résonance médiatique pour le manifeste LEAP due au congrès NPD a stimulé le mouvement écologique et aussi social canadien-anglais à participer, critiquement il va sans dire, au processus de consultation du gouvernement fédéral concernant la « stratégie pan-canadienne sur le climat » qui doit aboutir à la fin 2016. Il s’agit de faire valoir les principes d’un « vrai plan climat » [10] selon une tactique raffinée évitant la récupération [11]11 dans des assemblées consultatives organisées par certains députés lesquelles assemblées semblent relativement populaires si l’on se fie aux premières qui ont déjà eu lieu. Sauf qu’une seule de ces assemblées est prévue dans le Québec clairement francophone... à une date encore indéterminée. Toujours les deux solitudes. Plus palpitante et ayant une portée tout autre serait une candidature à la chefferie NPD s’appuyant sur le manifeste LEAP et offrant le potentiel d’être la Sanders ou la Corbyn canadienne. Difficile de ne pas penser à Noami Klein... malgré le fait qu’elle ne maîtrise pas le français ni qu’elle n’a jamais montré aucun intérêt pour le Québec, même si elle est née et a grandi à Montréal, un handicap majeur pour tout chef d’un grand parti canadien. Comme l’establishment du NPD a été pris de court par le rejet de son actuel chef droitier par plus de 50% des congressistes, et qu’il n’y a pas de successeur « modéré » crédible en vue, la campagne à la chefferie est prolongée jusqu’à l’automne 2017. Belle opportunité pour la gauche radicale et socialiste du parti, organisée en plusieurs caucus, de saisir la balle au bond avec ou sans une candidature Klein parfaitement capable de se mettre à temps au parfum québécois.
Course à la chefferie il y a aussi au PQ qui doit se terminer cet automne. Les chances de l’emporter de la candidate indépendantiste de gauche, qui a un potentiel Sanders, sont minces. Devant le mur électoraliste d’un parti crispé dans l’alternance au bénéfice d’un Québec Inc. évanescent, Martine Ouellet envisagerait-elle, avec ce qui reste de gauche nationaliste au PQ, de passer à Québec solidaire ? L’apport d’une culture politique axée sur le développement socioéconomique à finalité de plein emploi écologique revivifierait un parti s’enfonçant dans un sociallibéralisme calinours de la bonne conscience parlementaire générant une stagnation tant de son recrutement que de son soutien électoral malgré une conjoncture des plus favorables pour sa croissance. Se pourrait-il que l’attachement à un carriérisme acquis à Québec Inc. par cette ingénieure ex-militante écologiste l’emporte sur sa rationalité réformiste ? Sans doute. Il ne faudrait donc pas compter sur un ébranlement dans les appareils partidaires.
À la recherche de la percée médiatique
Reste, pour créer les conditions d’un mouvement de la rue, le travail de taupe militant mais sans l’apport d’une percée médiatique... à créer. Pour ce faire, la Commission politique sait ne pas pouvoir compter ni sur la direction du parti ni sur son aile gauche soi-disant écosocialiste. Mais à l’interne, elle sait dorénavant pouvoir compter sur la militance du parti... en autant qu’elle trouve la méthode pour la mobiliser [12]. En parallèle est à faire un travail d’expertise pour refondre le plan « Sortie du pétrole » en fonction de la nouvelle cible et un cadre financier sans recours aux injustes écotaxes. À l’externe, elle pourrait se lier au nouveau mouvement écologiste québécois, celui né dans la lutte contre le gaz de schiste et maintenant centré sur la lutte contre le transport du pétrole sale et, dans une moindre mesure, contre l’exploitation pétrolière gaspésienne. Cette nouvelle mouvance de groupes locaux a commencé à se fédérer dans la campagne « Coule pas chez nous » [13] qui démontre une conscience écologique allant au-delà des probabilités de catastrophes locales [14]
La visibilité médiatique réside-t-elle dans le débat constitutionnel ? C’est certainement ce que croit la gent bien pensante des Libéraux, par cynisme, jusqu’à la gauche Solidaire, par aveuglement stratégique, en passant par le PQ, par nécessité interclasse droite-gauche, et Québec solidaire, piégé par la dite convergence péquiste. Pourtant le peuple québécois, en dehors des intellectuels du formalisme constitutionnel et des politiciens emmurés dans la joute parlementaire, y’en a marre. « Les électeurs, eux, semblent indifférents à ce débat qui agite le PQ. En gros, au moins la moitié des répondants au sondage se préoccupent peu du calendrier référendaire... » [15]
L’indépendance ne découle pas de la constitution mais de la lutte sociale, comme dans la séquence inaboutie de 1960-1976 pour cause de récupération électoraliste par le PQ. La conjoncture de l’heure pose la candidature de la lutte climatique à la fine pointe de la lutte sociale tant au Québec qu’au Canada. Tant la mise au pas du capital financier et pétrolier que l’unité de peuples égaux dans un combat commun requièrent l’indépendance. Le meilleur service que nous puissions rendre au peuple canadien est de nous séparer de son Quebec bashing pour mieux nous unir d’égal à égal avec lui et les peuples aborigènes dans une lutte coordonnée pour le climat.
Mouvement climatique surmontant les trois solitudes nationales et le blocage syndical ?
Peu importe le chemin pris, celui des hauteurs partidaires ou celui du travail militant à la base, par ailleurs tout à fait complémentaires, le but reste toujours de créer une grande mobilisation sociale. Leur isolement l’un de l’autre est empreint de grands dangers. Sans travail à la base, les tsunamis à la Sanders finissent par sombrer dans les miasmes de la récupération électoraliste [16]. Sans perspective d’un débouché politique macroscopique, le patient et indispensable labour du terrain populaire finit par se stériliser en impuissant mouvementisme de pression. Le Printemps érable, faute de relais syndical mais aussi politique, s’est arrêté chemin faisant à l’orée de la grève sociale. Aurait pu se consolider un front anti-austérité si la lutte du Front commun du secteur public n’avait pas été sabotée par les directions syndicales et le silence complice de la direction Solidaire.
La différence, cette fois-ci, c’est que tant la nouvelle conjoncture québécoise que celle canadienne suggèrent une possibilité de construire directement un front climat. En particulier, elle souligne la nécessité d’adjoindre à la revendication du rejet des hydrocarbures, particulièrement du pétrole sale et des ses oléoducs, son complément, un plan « Sortie du pétrole » holistique incluant tant les aspects sociaux qu’internationaux qu’un cadre financier basé sur l’expropriation du capital financier et de la pétrocratie. Sans alternative sonnante et trébuchante, pas de crédibilité au rejet des hydrocarbures. Sans rejet des hydrocarbures, pas de nécessité de lutter pour une alternative. À cet égard, peut-être y a-t-il une complémentarité nationale. Avec les nations aborigènes comme fer de lance, la lutte anti hydrocarbure prend du relief au Canada anglais, ce qui est un peu normal étant donné la localisation des gisements, pendant que celle pour une alternative de plein emploi écologique pourrait le devenir au Québec si les Solidaires mettaient leurs culottes. Programme audacieux s’il en est et qui en est à ses premiers balbutiements.
On se dit que le jour où le mouvement ouvrier organisé y verra son intérêt, au lieu d’opposer emplois et environnement comme il l’a fait traditionnellement [17], ce qui suppose de mettre l’emphase sur le potentiel de création d’emplois de l’alternative, insistant sur la reconversion industrielle, les colonnes du temple commenceront à trembler. Le grand mouvement français contre le code du travail et autres mesures austères, malgré ses difficultés d’unité syndicale et de convergence syndicale et populaire, vérifie encore une fois cette constante historique de la lutte sociale.
Marc Bonhomme, 12 juin 2016 www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca