Tiré de Le blogueur solitaire
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mai 04, 2024
Il y a deux manières faciles de réagir à ce départ. La première consisterait à simplement s’attrister, en focalisant notre attention sur l’expérience personnelle d’Émilise. C’est une réaction saine et essentielle, mais qui ne suffit pas. Au pire, ce serait une manière de blâmer Émilise pour ce qu’elle a vécu. L’autre, qui peut vivre avec la première, serait de faire porter tout le blâme à Gabriel Nadeau-Dubois et son entourage immédiat. Le porte-parole masculin et chef parlementaire a sans doute sa part de responsabilité dans cette situation (ce qu’il a lui-même admis), mais une telle logique ne permet pas non plus de développer une réflexion suffisante pour comprendre ce qui se passe et agir efficacement.
Ces deux approches centrées sur le personnel et les personnalités permettent d’éviter de se questionner sur les causes profondes d’un problème qui dure depuis au moins l’élection générale de 2018, comme en a témoigné Catherine Dorion dans son essai Les Têtes brûlées. Elle nous a expliqué en long et en large comment la culture de l’Assemblée nationale et celle des médias ont constitué autant de murs bloquant les possibilités d’action politique créative et subversive. Surtout, elle a illustré comment ces cultures - autoritaire et commerciale - ont une influence majeure sur la culture de l’aile parlementaire d’abord, puis indirectement sur le reste du parti.
La volonté exprimée par la bouche de Gabriel Nadeau-Dubois à l’effet de changer Québec solidaire pour en faire « un parti de gouvernement » donne l’impression d’une capitulation sur toute la ligne face aux institutions. Il semble inviter notre parti qui a toujours voulu « faire de la politique autrement » à devenir résolument un parti comme les autres. On ne peut que comprendre l’urgence de remplacer le gouvernement conservateur actuel par un gouvernement de gauche, même avec un programme modeste. Les membres du caucus, qui observent au quotidien l’arrogance et la bêtise des ministres, doivent ressentir cette urgence constamment.
Mais l’adéquation entre la respectabilité et le succès électoral est trompeuse et conduirait le parti à une nouvelle forme de marginalisation. Prenons en exemple la campagne électorale de 2022. Elle était plus importante par ses moyens financiers, moins audacieuse dans ses propositions, plus étroitement liée aux médias avec l‘autobus de la tournée. Mais au bout du compte, nous avons obtenu un député de plus et moins de votes. Comment penser qu’aller plus loin dans cette direction nous rapprocherait du pouvoir en 2026 ?
Une collision planifiée
La décision de créer un parti politique de gauche comme Québec solidaire repose dès le début sur la volonté de causer un choc entre la culture patriarcale, hiérarchique et même monarchique de nos institutions politiques - ainsi que la culture capitaliste des entreprises médiatiques - avec la culture militante, égalitaire, féministe et autogestionnaire des mouvements sociaux progressistes. Ces contre-cultures ne sont pas sans défauts, et les organisations qui les structurent ne sont pas toujours capables de mettre leurs principes en pratique, mais elles ont toutes en commun la volonté de contester les pouvoirs en place et l’espoir d’une société plus humaine. C’est cet espoir que la candidate Émilise avait cherché à incarner dans sa campagne pour devenir porte-parole et qui a été brisé par quatre mois de pratique politique.
Québec solidaire a toujours vécu dans cette zone de turbulence où la culture autoritaire et la culture de libération se rencontrent et se confrontent. Le simple fait de participer aux élections et aux travaux de l’Assemblée nationale nous met résolument un pied dans la culture dominante qui en est une de domination. Nous avons dû faire des compromis avec cette culture dès le début, par exemple en désignant une « personne candidate au poste de première ministre », condition de notre participation au « débat des chefs ». Mais en même temps, nous avons insisté sur le fait que le parti avait deux porte-paroles ayant la même importance. Nous avons fait de la politique autrement parce que c’est une meilleure manière de militer, mais aussi parce que ça envoie le message que nous avons l’intention de gouverner autrement.
L’élection d’Amir Khadir en 2008 a testé notre capacité à mettre en pratique ce principe d’égalité entre les deux porte-parole. Nous avons déployé divers moyens pour rééquilibrer la situation en faveur de Françoise David, ce qui était un défi, malgré sa notoriété bien établie et la générosité de son partenaire. Dans cette période, Amir a démontré qu’on pouvait très bien siéger à l’Assemblée nationale et rester d’abord un militant. Il a eu le courage de faire l’empêcheur de tourner en rond, le trouble-faite, de se faire une voix au service de la contestation et même de la désobéissance, notamment durant la grande grève étudiante de 2012.
Le choc de 2018
Bien entendu, tant qu’un parti politique demeure relativement marginal, le poids de son aile parlementaire reste limité et le défi d’intégrer le travail parlementaire dans une vision plus large est relativement facile. La période 2008-2018, très occupée avec la rédaction du programme, a été relativement stable quant aux rapports entre les différentes composantes du parti : aile parlementaire, coordination nationale, permanence, associations locales, etc. Tout ça a changé avec l’élection de dix solidaires en octobre 2018. Tout d’un coup, les ressources de l’aile parlementaire ont été multipliées, celles de la permanence du parti ont augmenté aussi, dans un moindre proportion. Tandis que le nombre de membres (à carte ou actifs) du parti demeurait assez stable.
Dans ce nouvel équilibre, l’aile parlementaire a commencé à en mener très large et à s’autonomiser par rapport au reste du parti, sans malveillance, simplement par la force des choses. Une division pratique s’est développée entre les personnes qui font de la politique à temps plus que plein et les autres. En réponse aux dangers posés par cette nouvelle situation, le parti dans son ensemble a essentiellement pratiqué la méthode du déni, évitant soigneusement de mener les débats de fond qui s’imposaient. La démission de notre nouvelle porte-parole est le résultat ultime de cette politique de l’autruche.
Une stratégie de transformation
La question de fond qui sous-tend tout le reste, selon moi, est celle de la stratégie au sens large, c’est à dire que comment nous pensons pouvoir réaliser notre projet, de comment on peut « gagner » collectivement et changer le Québec. L’approche suivie par la direction du parti, informellement et sans processus décisionnel formel jusqu’à maintenant, a toutes les apparences de ce qu’on pourrait qualifier d’électoralisme ou de parlementarisme. Tout est structuré autour du trio « parlement, élections, média ». On choisit de dire et de faire ce qui passe bien dans les médias, ce qui pourrait nous permettre de gagner des votes ou ce qui augmente notre influence à l’Assemblée nationale. Tout le reste est vu comme autant de distractions, de sujets secondaires ou « pas gagnants » pour nous.
On peut difficilement reprocher aux personnes dont c’est le travail à temps plein de préparer des interventions parlementaires, des points de presse ou des campagnes électorales de centrer leur travail sur ces enjeux. On a un problème lorsque la vie du parti est centrée sur ces questions. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas par ces chemins-là que nous pouvons vraiment changer les choses. Certains députés, notamment Andrès Fontecilla, l’admettent volontiers. Les cimetières de l’histoire sont remplis de partis de gauche qui ont gagné des élections pour ensuite décevoir amèrement leur base militante et leur électorat, ouvrant la porte à une revanche de la droite et à une grande défaite sociale. On pense au gouvernement de Bob Rae en Ontario qui a été immédiatement suivi par celui de Mike Harris, ou plus récemment à l’échec de Siriza en Grèce.
Québec solidaire, s’il prend son propre programme au sérieux, doit centrer son action sur les luttes sociales et l’action autonome de la population. Les élections sont au mieux un instrument pour retirer les obstacles institutionnels qui empêchent la société de progresser. Jamais ils ne peuvent se substituer à la mobilisation populaire, la seule force capable de constituer un contrepoids face aux pressions des marchés financiers et du patronat. Bref, tout le monde à QS veut que le parti forme un gouvernement au plus vite. Le débat porte sur les conditions nécessaires à une réelle victoire, qui tiennent en grande partie au rapport que le parti - et son éventuel gouvernement - entretient avec la société.
Mais à qui confier la responsabilité de maintenir le cap, si l’équipe parlementaire « fait du parlement », l’équipe médiatique des médias, etc.? Le comité de coordination national, avec un douzaine de militantes et de militants bénévoles, ne fait pas le poids et ne peut pas compenser pour la masse gravitationnelle autour de l’aile parlementaire. Il faut élargir la direction collégiale du parti en revoyant le fonctionnement (mais pas les responsabilités déjà bien formulées) du conseil national. Celui-ci devrait être constamment en fonction, comme le CCN ou les comités de coordination locaux, plutôt qu’un mini-congrès 48 heures aux six mois. Il devrait pouvoir se réunir plus facilement et plus souvent et inclure des personnes qui représentent le leadership des associations locales et celui des réseaux militants. La présence des réseaux militants et leur développement sont essentiels pour enraciner le parti dans les mouvements sociaux.
Un retour en force des pratiques organisationnelles inspirées du féminisme est aussi indispensable. Les changements de structure ne suffisent pas à remporter une bataille de culture. L’horizontalité, la collégialité et l’inclusion doivent être des préoccupations constantes à tous les niveaux de la structure du parti, des associations locales jusqu’au caucus. Avoir des femmes dans des positions de pouvoir est tout aussi insuffisant, comme l’expérience de Catherine Dorion et d’Émilise Lessard-Therrien en témoigne.
Ceci dit, les statuts ne sont pas qu’une technicalité. Le refus originel de Québec solidaire de se donner une ou un « chef » n’est pas un caprice ou un incongruité. C’est l’expression la plus visible de notre vision égalitaire et radicalement démocratique de l’action politique, en cohérence avec la direction collégiale du comité de coordination, la parité et le fonctionnement participatif. Tout ce qui remet en cause ces principes, tant dans la pratique quotidienne que dans la structure des statuts, doit être rejeté sans appel, plus que jamais. Les bonnes idées d’il y a vingt ans sont des nécessités vitales pour la suite. Si ce que GND entend par « moderniser les structures du parti » signifie une rupture avec ces principes et une capitulation devant la culture politique dominante, nous allons vivre une vraie confrontation lors du congrès de révision des statuts cet automne.
La volonté exprimée par le comité de coordination national de réécrire le programme n’est pas non plus une simple question de style. On conviendra que le programme est lourd et complexe. Ce n’est pas étonnant quand on considère qu’il a été adopté à la suite de six congrès tenus entre 2009 et 2016 et l’implication de centaines de personnes dans sa rédaction. L’idée de produire une nouvelle version du programme, plus accessible et concise, n’est pas mauvaise en soi. Mais si l’idée est de rendre le programme plus « pragmatique », en réponse aux critiques des médias et des adversaires, cette réécriture deviendrait l’occasion d’un virage vers le centre, en plus d’un geste de mépris pour le travail énorme accompli par les militantes et les militants.
Les débats du prochain conseil national (sur la Déclaration de Saguenay et la révision du programme) et du congrès de l’automne (sur les statuts) seront des moments importants pour l’avenir de Québec solidaire. Nous aurons à décider si nous voulons que notre parti devienne une sorte de NPD souverainiste, modérément à gauche et cherchant à plaire plutôt qu’à convaincre ou si nous continuons notre bataille pour des changements profonds et des ruptures avec les institutions économiques et politiques qui nous mènent vers le précipice. Nous devrions être animés par un sentiment d’urgence, pas pour une mythique « prise du pouvoir », mais pour la réalisation de changements réels qui ne peuvent être décrétés d’en haut par un gouvernement, aussi bien intentionné qu’il soit.
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