Depuis les débuts de la pandémie de COVID-19, la guerre civile idéologique qui sévit rageusement sur les réseaux sociaux oppose les partisans de l’imposition de mesures sanitaires à ses détracteurs qui, dans bien des cas, les dénoncent comme autant de manœuvres dictatoriales qui trahiraient l’existence d’un vaste complot médical à l’échelle internationale. Dans la foulée des manifestations contre le port obligatoire du masque qui ont récemment eu lieu à Montréal, à Londres et à Berlin et qui ont attiré des milliers d’individus aux horizons les plus divers que rien ne semble relier à première vue, nous constatons que bon nombre d’entre eux carburent aux théories conspirationnistes.
En tant que simulacre de la démarche scientifique, la rhétorique complotiste procède d’un croisement d’informations véridiques souvent décontextualisées et d’informations mensongères ou erronées dans le cadre duquel le caractère imprévisible de l’histoire se dissout complètement et à partir duquel le cours des événements prend la forme d’une orchestration concertée par une élite globalisée qui viserait secrètement à dominer le monde. Dans cette optique aux relents apocalyptiques, les conflits guerriers, les crashs boursiers, les attentats terroristes ou les crises sanitaires ne seraient que le résultat de machinations coordonnées d’acteurs omnipotents ayant infiltré à l’aide de « taupes » les différentes instances de pouvoir nationales et internationales. Ce schéma conspirationniste promu entre autres par les adeptes de Q-Anon renvoie, d’une part, à l’idée d’un « État profond » ou d’un gouvernement caché qui tirerait les ficelles du gouvernement « de façade » et relègue, d’autre part, les gouvernants au rang de « pions » ou de « marionnettes » qui, sous la férule d’une cabale occulte aux penchants totalitaires, seraient contraints de participer à l’instauration d’un « nouvel ordre mondial ». À ce titre, suivant certaines thématiques complotistes présentement en vogue qui ne prennet appui sur aucune preuve tangible, l’Organisation Mondiale de la Santé travaillerait de concert avec l’industrie pharmaceutique et la communauté scientifique à la création en laboratoires de virus destinés à assujettir les populations à un micropuçage sous-cutané au moyen de vaccinations forcées dans le but ultime de les contrôler.
Généralement sous-diplômés, socialement isolés, financièrement dépourvus, en difficulté professionnelle, en proie à une angoisse existentielle ou tout simplement en peine d’amour, les individus les plus susceptibles de succomber au complotisme sont souvent aux prises avec des pensées délirantes ou persécutoires qui les motivent à chercher des « coupables » de la détresse du monde et à ainsi entreprendre une quête de sens qui, pour paraphraser Pierre-André Taguieff, prend vite les allures d’une religion de substitution. Ces « nouveaux croyants » qui, la plupart du temps, se mobilisent en ligne sous le couvert de communautés virtuelles dévouées à mettre au jour des complots en démystifiant les « impostures » perpétrées par les médias traditionnels et les journalistes « collabos », peuvent vraisemblablement être comparés à une « nébuleuse mystique-ésotérique » pour emprunter l’expression forgée par la sociologue Françoise Champion.
Filtrée à travers le prisme déformant du conspirationnisme, l’actualité devient un foisonnement de « signes » révélateurs qui nécessitent l’acquisition d’un « savoir » préalable pour être interprétés et décodés adéquatement et que les cercles d’initiés traitent comme autant de preuves irréfutables, bien que souvent invérifiables, des théories qu’ils avancent en vue de convertir les profanes. En désignant non plus des puissances spirituelles maléfiques comme ennemis du genre humain mais des êtres charnels diabolisés (personnifiés parfois par les figures de Bill Gates ou de George Soros), le combat que mène la complosphère pour la découverte de la « vérité » se mue dès lors en un rapport de force sécularisé qui prend l’aspect d’une mission sacrée.
Selon le politologue Rudy Reichstadt, le conspirationnisme est un révisionnisme en temps réel qui repose en partie sur l’effet Dunning-Ruger nommé après les chercheurs qui ont identifié un biais cognitif dit de « surconfiance » chez certains individus qui tendent à surévaluer leurs capacités personnelles dans un domaine spécifique tout en étant très peu qualifiés, de sorte que des incompétents notoires passent pour de véritables experts. En effet, les individus prédisposés à souscrire à une théorie conspirationniste parmi d’autres ont la propension à adhérer à plusieurs autres et démontrent par le fait même une aptitude à ordonnancer méthodiquement des faits qui ne présentent aucune connexion logique entre eux, comme par exemple la mort de Lady Diana et les attentats du 11 septembre 2001 ou la construction de tours 5g et l’apparition du coronavirus. Sur ce point, le sociologue Philippe Corcuff évoque la « démocratisation du complot » que permet l’existence des réseaux sociaux en corollaire de la vitesse exponentielle de propagation d’informations falsifiées d’un continent à l’autre sur Internet.
Bien que le complotisme trouve un écho favorable d’un bout à l’autre du spectre politique, il est plus fortement ancré à l’extrême-droite dont la stratégie consiste à l’heure actuelle à enchevêtrer les thèmes de prédilection de ses sympathisants comme le « grand remplacement », le « complot islamiste » ou la démonisation de la gauche avec les théories conspirationnistes entourant la pandémie. En guise d’exemple, alors que Marine Le Pen accusait dernièrement certaines mosquées de profiter du confinement pour faire résonner des appels à la prière dans des haut-parleurs publics de manière à porter atteinte à la laïcité « par voie sonore », le ministre des affaires étrangères brésilien Ernesto Araujo déclarait que le coronavirus n’était rien d’autre qu’un « comunavirus », c’est-à-dire un virus idéologique chinois qui correspondrait à un plan communiste global qui, à l’instar des changements climatiques, ne serait qu’un « complot marxiste » de plus. Poursuivant la même logique, des extrémistes en France et en Italie ont lancé des appels à la déportation de populations non-blanches en blâmant les réfugiés d’avoir introduit le coronavirus sur le continent européen tandis que d’autres en Allemagne comparait les mesures de confinement à un « nouvel Holocauste » et le masque sanitaire à l’étoile jaune des non-vaccinés. À tout bien considérer, on s’aperçoit facilement à partir de ces quelques exemples de la perméabilité de la complosphère avec la fachosphère.
En somme, toute remise en question du pouvoir n’est pas systématiquement réductible au conspirationnisme, de même que tout doute émis sur le gouvernement n’est pas automatiquement attribuable à un trouble paranoïaque. La critique est bien au contraire démocratiquement salutaire. Toutefois, si les théories du complot ont le mérite de mettre en lumière certaines incohérences dans la version officielle des faits en période d’instabilité, elles ont malgré tout le défaut de pervertir le débat politique. Regrettablement, elles servent trop souvent de catalyseur de radicalisation et de palliatif à un sentiment d’impuissance conjugué à un désir insatisfait de compréhension du monde en proposant, tout compte fait, des modèles d’analyse tout aussi fallacieux que simplistes de la complexité du réel.
Un message, un commentaire ?