Gerard Di Trolio, rédacteur à Rank & Files et collaborateur dans d’autres publications
Jacobin, 28 avril 2018 Traduction : Alexandra Cyr
Cet oléoduc devait transporter le bitume sur 610 milles, de la capitale albertaine, Edmonton à la ville de Burnaby en Colombie-Britannique. Pour sa mise en place, les travaux ont commencé dès le moment où le gouvernement fédéral a autorisé son installation en 2013, mais le gouvernement de la Colombie britannique pensait autrement. Sous la pression des groupes autochtones et de la gauche, son gouvernement NPD s’est donné comme mission d’empêcher la partie de la construction passant dans la province, ce qui a poussé Kinder Morgan à annoncer sa récente décision le 8 avril dernier, le tout accompagné d’un ultimatum : ou bien le gouvernement de la Colombie-Britannique autorise le passage de l’oléoduc ou bien le projet sera simplement abandonné.
Alors que la compagnie se plaint d’inutile harcèlement de la part du gouvernement de la Colombie-Britannique, les militants.es ont remercié les groupes autochtones pour (leur rôle) dans l’atteinte de la suspension, ceux-ci ayant protesté avec une grande ardeur, essuyé des arrestations et démontré que leur résistance était déterminante.
Par un tweet, le premier ministre fédéral, Justin Trudeau, a répliqué en disant que le « Canada est un état de droit », qu’il est dans « l’intérêt national » de construire l’oléoduc et qu’il s’y tiendrait. Mais un article dans The National Observer avance qu’au lieu d’être soumis à la loi, son processus d’autorisation était truqué.
Mais Justin Trudeau n’est pas le seul à s’opposer au NPD de la Colombie-Britannique. Les partisans.es de l’oléoduc se retrouvent au sein même du NPD. La Première ministre de l’Alberta, Mme Rachel Notley, joue sa ré-élection en 2019 sur sa promesse d’obtenir la prolongation du pipeline Trans Mountain. Elle menace de réduire les exportations de pétrole vers la Colombie-Britannique pour la punir de son intransigeance, annonçant aussi la volonté de l’Alberta d’acheter l’oléoduc si jamais Kinder Morgan met fin à son projet.
Le Canada se retrouve ainsi en territoire peu connu. Une province en menace une autre d’embargo et pour ajouter de l’huile sur le feu, des rumeurs veulent que le gouvernement fédéral retienne des paiements de transferts à la Colombie-Britannique à titre de sanction dans cette controverse.
Ces gouvernements, (de l’Alberta et de la Colombie-Britannique), sont les deux seuls détenus pas le NPD et ils sont à couteaux tirés. L’approfondissement de la crise de la sociale démocratie canadienne se pointe à l’horizon.
Le contexte canadien
Le Canada est un des quelques pays avancés à être un exportateur net d’énergie. Sa colonisation et son développement se sont faits grâce à ses énormes ressources naturelles. En 1930, l’économiste canadien Harold Innis explique le développement économique du pays par un extrait de la bible qui parle de l’exploitation du bois et de l’eau.
À cette époque, l’extraction (des matières premières) a été occultée par la préséance donnée par les élites à l’industrialisation. Elle a commencé aussi tôt qu’en 1867, en partie pour se prémunir contre l’annexion au voisin du sud, mais depuis le début du 21e siècle, avec le cycle de la désindustrialisation et l’augmentation de la demande chinoise pour les ressources naturelles, l’économie canadienne a renoué avec sa dépendance aux marchandises « exportables ». Dans ce contexte, les pressions du secteur de l’énergie ont considérablement augmenté et influencé les politiques industrielles du pays.
Avec de tels développements, il n’est pas surprenant que le Canada ne puisse pas respecter ses engagements en matière de réduction des gaz à effet de serre. Le gouvernement Trudeau blâme son prédécesseur, Stephen Harper qui a retiré le Canada de l’accord de Tokyo, mais il soutient toujours la construction de nouveaux oléoducs.
Que les Libéraux veuillent toujours gagner sur les deux tableaux n’est pas surprenant non plus, c’est leur façon de gouverner. Proclamer son soutien à des cibles de réduction des gaz à effet de serre, tout en poursuivant l’augmentation de la production pétrolière constitue une contradiction qui finira par hanter le NPD.
Des contradictions au sein de la social-démocratie canadienne
La victoire du NPD albertain en 2015 a été un grand événement ; il a renversé le Parti conservateur qui y régnait depuis presque 45 ans. Le NPD a réformé des politiques qui en avaient grand besoin ; il a créé un impôt provincial progressif pour remplacer le taux unique d’imposition et il est en marche pour introduire un salaire minimum à 15 $ l’heure. Il a rejeté l’austérité (…) et augmenté considérablement le déficit du gouvernement. En 2017, la croissance économique de l’Alberta devançait celle de toutes les autres provinces.
Mais l’enjeu du pétrole continue de hanter le gouvernement
Dans sa plateforme électorale, le NPD albertain s’engageait à réviser le niveau des redevances pétrolières et gazières. Plusieurs experts estimaient qu’elles étaient trop basses. Une fois élu, il est revenu sur cette promesse et, au contraire, il a abaissé encore les redevances dans un effort de soutien aux investissements. La Première ministre Notley a annoncé un nouveau prix du carbone, accompagné de règlementations fixant un plafond sur les émissions toutefois trop haut et qui prend en compte le pétrole transporté par les nouveaux pipelines que le gouvernement veut autoriser.
C’est une division au sein de la droite qui a permis la victoire du NPD en 2015, mais depuis, elle s’est unifiée au sein du United Conservative Party. Le NPD est maintenant à la traîne dans les sondages et Mme Notley mise sa prochaine victoire sur l’ouverture d’au moins un nouvel oléoduc.
Cela a entraîné une animosité entre les partis néo-démocrates des deux provinces. Même avant les récentes menaces de Mme Notley, les médias rapportaient des manifestations de bisbille (entre ces deux gouvernements), par exemple, à propos du marché du vin de la Colombie-Britannique vers l’Alberta, un ministre albertain s’est permis de traiter les représentants.e officiels.les du gouvernement voisin de « connards.es ». Ce genre de tensions entre deux gouvernements NPD provinciaux est sans précédent.
De plus, en 2017, le NPD de la Colombie-Britannique est entré dans une coalition avec les Verts réussissant ainsi à renverser le gouvernement libéral au pouvoir depuis 2001. Les Libéraux et leur Première ministre de l’époque, Mme Christie Clark, étaient considérés corrompus, inatteignables, liés à des spéculateurs dans l’immobilier et à des compagnies pétrolières et gazières. En Colombie-Britannique, les Libéraux sont considérés comme faisant partie d’une « coalition en faveur de la libre entreprise » qui comprend des Libéraux fédéraux et des Conservateurs et dont la raison d’être serait de bloquer le NPD social-démocrate.
Dans sa plateforme électorale, le NPD de la Colombie-Britannique promettait d’élever le salaire minimum à 15 $ de l’heure, d’établir un mode de vérification des cartes d’affiliations syndicales et de s’attaquer à la cherté de la vie dans la région du Grand Vancouver où elle est la plus élevée du pays et même du monde. Il s’est opposé à la construction de l’oléoduc Trans Mountain venant de l’Alberta et a aussi pris des positions très critiques face au projet de liquéfaction du gaz naturel dans la province ainsi qu’à l’achèvement du barrage du site C. Cet ouvrage inonderait des terres agricoles de grande qualité appartenant aux Premières-Nations pour des avantages financiers plutôt douteux.
Parce que le NPD de la Colombie-Britannique est à la tête d’un gouvernement minoritaire au pouvoir grâce à l’appui des Verts, il a une certaine confiance en lui, ce qui donne au Premier ministre John Hogan un peu d’espace pour revenir sur ses promesses progressistes.
Le Parti Vert et son chef, Andrew Weaver, a affiché ses positions de classe et s’est élevé contre la vérification des cartes (syndicales) et contre l’entrée en vigueur très prochaine du salaire minimum à 15 $ de l’heure. La vérification des cartes a été abandonnée et le salaire minimum à 15,20 $ sera introduit en 39 mois, délai beaucoup plus long que celui prévu dans les autres provinces.
M. Hogan aurait pu tenter de faire accepter ces décisions comme imposées par la situation d’un gouvernement minoritaire, mais il est allé de l’avant, a approuvé l’achèvement du barrage du site C et accordé des subventions à l’industrie de liquéfaction du gaz. Les Verts étaient contre ces deux projets centraux durant leur campagne. Il semble que M. Weaver ne renversera pas le gouvernement sur ces enjeux de sitôt, mais cela pourrait se produire lors de l’adoption du budget au printemps 2019. Des rumeurs veulent que M. Hogan s’en servirait pour forcer le déclenchement d’une élection pendant que le NPD bénéficie d’un taux d’approbation important, lui permettant d’obtenir la majorité.
Il n’y a pas que ces conflits qui menacent les gouvernements NPD à court terme, mais à long terme, il y aura aussi des conséquences partout au Canada. Le NPD, tant au fédéral qu’au provincial, ne semble pas se rendre compte que, par exemple, les opposants.es au pipeline Trans Mountain qui devrait être leur base naturelle, seront aussi ceux et celles qui formeront les rangs des opposants.es à l’achèvement du barrage du site C et de la liquéfaction du gaz.
Fondamentalement, le NPD est accroché au développement des énergies fossiles ; il devrait préparer une stratégie de sortie de cette position et préparer une alternative d’économie verte. Leur meilleure offre actuelle porte sur des règlementations stricts et la fixation d’un prix sur le carbone, mais les énergies fossiles doivent rester dans le sol pour empêcher des changements climatiques catastrophiques.
Au NPD fédéral, son chef, M. Jagmeet Singh, a pris position contre l’oléoduc Trans Mountain durant sa course à la chefferie et il l’a répété une fois devenu chef. Ceci dit, il n’a pas pris position en faveur ou contre la Colombie-Britannique et l’Alberta, malgré que ce parti soit le seul au Canada à avoir des sections provinciales et une fédérale. Sa dernière proposition de référer le débat à la Cour supérieure est une malheureuse tentative d’en faire une loterie.
Hayden King, un politologue anishnaabe, souligne que la Cour suprême n’est pas spécialement favorable aux autochtones, ayant déjà émis, par exemple, un jugement qui permet d’éliminer les droits de propriété des Amérindiens.nes au nom des « intérêts nationaux » tels que déterminés par l’État canadien. En ce moment, J. Trudeau utilise justement ce concept pour passer outre au fait que le pipeline (tel que prévu) ne respecte pas la loi et il refuse de respecter et d’appliquer complètement la Déclaration des Nations-Unies sur les droits des peuples indigènes.
Il est probable que sa position se révélera intenable. Après des représentations importantes de la part des Premières Nations, il a été obligé de se ranger du côté de la proposition du député Cri, Roméo Saganash du NPD, pour que la résolution des Nations-Unies soit complètement respectée et appliquée au Canada. Cette loi n’est toujours pas adoptée formellement et pendant que nous attendons son adoption, M. Trudeau peut toujours revenir sur ses promesses aux Premières Nations.
Une alternative existe
Le mouvement ouvrier et le mouvement social canadiens défendent des approches qui pourraient offrir une porte de sortie au NPD au niveau de cet enjeu, la plus importante étant le Manifeste pour un bond en avant. Celui-ci a suscité beaucoup de controverses chez les conservateurs.trices et dans les sections du Parti attachées au commerce. Ce manifeste milite pour une économie qui n’utiliserait que les énergies vertes et laisserait les énergies fossiles dans le sol.
En 2016, le Congrès national du NPD a adopté une résolution pour que le Manifeste soit étudié et discuté, ce qui ne semble pas porter fruit. S’il est important de discuter de ce document quant à ses faiblesses en ce qui concerne ses particularités d’application, il n’en présente pas moins une aspiration qui a rallié les autochtones, les environnementalistes et les militants.es du monde ouvrier.
On y trouve aussi des politiques dont les propositions et la mise en vigueur dans le mouvement ouvrier pourraient dessiner les contours d’une façon de procéder et d’avancer.
Le mouvement ouvrier canadien a constitué un élément déterminant dans la création du cadre politique intitulé « la juste transition ». Ce cadre tente de trouver une position juste pour les travailleurs.euses des industries fossiles et pour d’autres qui perdront leurs emplois dans cette transition. Ce concept de « juste transition » a été défendu internationalement aux cours des années 1980-90, mais le mouvement ouvrier canadien a été à la traîne dans ce débat jusqu’au début des années 2000. Cependant,il y a eu du changement.
Le Congrès canadien du travail et le Conseil du travail du district de la région de Toronto et de York ont préparé des plans détaillés pour « verdir » l’économie nationale et celle des villes. La Laborers’ International Union of North America a signé un engagement historique avec l’Assemblée des Premières Nations où elle affirme que ses membres ne travailleront pas dans des projets qui n’auraient pas reçu leur accord. Le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, réputé le plus radical du pays, a produit un plan pour « verdir » Postes Canada et faire des bureaux de poste des centres soucieux de l’environnement dans leurs communautés. Au Québec, la CSN a créé un fond, le Fond carbone, en faveur du climat pour financer des projets de réduction des gaz à effet de serre.
Malgré ces progrès, les défenseurs de la juste transition ont toute une côte à remonter. Lors de la récente vague de pertes d’emplois dans le secteur manufacturier, déclenchée par la restructuration néolibérale des années 1990, les gouvernements de l’époque, incluant ceux du NPD, ont promis aux travailleurs.euses concernés.es de parfaire leur formation pour accéder à des emplois hautement qualifiés ; promesse qui ne s’est jamais matérialisée. À ce chapitre, le Canada détient un rang plutôt minable selon les standards de l’OCDE. Il s’ensuit une perte de productivité. Avec cette histoire ratée, il ne sera pas facile de convaincre les travailleurs.euses d’adhérer à l’économie verte. Alors que les pétrolières visent à augmenter l’automatisation dans leur industrie, ce sera encore moins facile. En Alberta, les emplois du secteur de l’énergie disparaissent pour de bon malgré la reprise économique. Le mouvement ouvrier canadien est un joueur clé pour convaincre les travailleurs.euses de la validité de la juste transition ; mais il ne peut le faire seul.
Les paramètres d’un plan plus mordant vers une économie verte existent déjà et ce sont les militants.es qui doivent s’assurer que leurs communautés, leurs syndicats et leurs gouvernements travaillent à les faire appliquer. La réconciliation avec les Premières-Nations est une nécessité absolue. L’exploitation sans restriction des ressources naturelles du Canada, jumelée à la bombe climatique qu’elle comporte, ajoute à nos responsabilités envers la planète. Les militants.es ont donc le devoir de s’organiser pour empêcher l’installation des oléoducs. Le pouvoir des membres du NPD à l’obliger à s’engager sans compromis dans cette bataille sera un facteur déterminant au maintien de sa pertinence et même de sa survie.
Un message, un commentaire ?