Tiré de Courrier international. Publié à l’origine dans The Guardian.
Guidés par David DeWit, un des chefs du peuple wet’suwet’en, nous avons survolé des carrés de terres déboisées et des plantations de conifères de différentes teintes de vert dans le centre-nord de la Colombie-Britannique. Les repères sur la carte de David DeWit, qui a retracé les sentiers ancestraux de son peuple, correspondaient à des marques visibles du sol : des cercles gravés dans les arbres, preuve s’il en est de la longue histoire des Premières Nations dans la région.
L’hélicoptère s’est approché de Caas Tl’aat Kwah (également connu sous le nom de “Serb Creek”), un bassin-versant de 15 000 hectares. La forêt s’est alors transformée en une dense étendue d’un vert profond, entrecoupée de zones humides vert-jaune où serpentent des cours d’eau bleu turquoise. “Nous voulons préserver tout cela pour les générations futures, explique Charlotte Euverman, la meneuse de la lutte des Wet’suwet’en pour la défense de ces terres, où se tiennent des festins traditionnels. Nous devons au moins leur laisser cela.”
Comme la plupart des Premières Nations de la région, les Wet’suwet’en n’ont jamais signé de traité avec le gouvernement canadien ou provincial, et pourtant ce dernier s’est approprié ces terres et les loue désormais à des entreprises forestières. Aujourd’hui, en Colombie-Britannique, il ne reste plus que 20 % des forêts anciennes de la région [c’est-à-dire des forêts âgées de plus de 250 ans].
150 000 km2 de terres brûlées
En 2020, après plusieurs décennies de mobilisation, la province a publié un rapport [intitulé Examen stratégique des forêts anciennes] qui signalait qu’environ un quart des forêts anciennes restantes étaient exposées à un risque élevé de déboisement. Elle recommandait alors de cesser l’exploitation forestière de ces terres en attendant de décider de leur sort. Pourtant, à ce jour, les activités d’exploitation ont été reportées dans moins de la moitié de ces zones à haut risque.
Aujourd’hui, Caas Tl’aat Kwah est au cœur d’un débat sur le domaine de compétence des Premières Nations, la perte et la protection de la biodiversité, et le rôle joué par l’exploitation forestière industrielle dans l’intensification des feux de forêt au Canada, qui ont des répercussions dans le monde entier. Durant l’été 2023, plus de 150 000 km² de terres ont brûlé dans tout le pays, un record absolu. Ces incendies ont dégagé de la fumée à travers tout le continent américain et ont entraîné une pollution atmosphérique jusqu’en Europe et en Chine.
Avec ce vol en hélicoptère, Sandra Harris a enfin pu se rendre à Caas Tl’aat Kwah, car la zone n’est pas encore accessible par la route. C’était une grande première pour cette membre des Premières Nations dont l’arrière-grand-père, Jack Joseph, possédait jadis une cabane dans la région. Le pilote a posé l’hélicoptère sur une prairie marécageuse et David DeWit, qui dirige le Bureau des Wet’suwet’en [un organe chargé de gérer certaines questions territoriales et sociales], nous a guidés à travers les arbres jusqu’à une cabane plus récente, où il a accroché une photo encadrée de Jack Joseph.
Les dégâts de l’exploitation forestière
Selon certaines idées reçues, l’augmentation de la gravité des incendies ne serait pas seulement due au réchauffement climatique, mais aussi à la croissance dense des forêts permise par la lutte contre les incendies. La solution longtemps défendue a alors été de réduire la “charge en combustible” des forêts par des coupes rases et des brûlages dirigés, [sorte de débroussaillages par de petits incendies volontaires, qui permettent d’assainir la forêt]. Cependant, de plus en plus de scientifiques affirment que cette approche néglige le rôle de l’exploitation forestière industrielle dans l’intensification des feux de forêts – ces activités détruisent les écosystèmes complexes qui stabilisent le cycle de l’eau.
Le déboisement d’une zone assèche énormément la terre, et les entreprises forestières laissent souvent derrière elles des tas de copeaux très secs et inflammables. Bien que la Colombie-Britannique exige des entreprises forestières qu’elles replantent des arbres dans l’année suivant la coupe, ces jeunes plantations restent extrêmement inflammables.
Une étude scientifique a étudié 1 500 incendies qui se sont produits dans les États de l’ouest des États-Unis sur une période de trente ans. Elle montre que les forêts protégées avec une forte densité de croissance ont été moins touchées par les incendies que les forêts soumises à l’exploitation forestière intensive. Une autre étude a conclu que les forêts plantées à la suite de l’exploitation forestière “étaient un élément majeur de la gravité des feux de forêts”, contrairement aux forêts anciennes et denses. Enfin, une dernière a constaté que la coupe rase était un des principaux facteurs à l’origine des “incendies fréquents et de grande ampleur”.
Aucun droit de veto
Les flancs des montagnes qui s’élèvent à partir des zones humides de Serb Creek abritent un écosystème de cèdres, de pruches du Canada, d’épinettes d’Engelmann et de sapins subalpins, avec des arbres parfois vieux de 350 ans. D’après la province, le bassin-versant relève de la compétence du British Columbia Timber Sales (BCTS), la branche commerciale du ministère des Forêts.
En vertu du plan pour les forêts anciennes de 2020, les Wet’suwet’en ont fait savoir au BCTS qu’ils étaient favorables au report des activités d’exploitation forestière, ce que le ministère des Forêts a reconnu dans une lettre en 2023.
Cependant, de récentes cartes dévoilées par l’organisation [de protection de l’environnement] Sierra Club BC ont révélé que le BCTS avait déjà cartographié une partie de la région pour d’éventuelles coupes d’arbres. Le ministère des Forêts n’a pas souhaité nous accorder d’interview, mais son représentant nous a répondu par courriel :
- “Les reports [d’exploitation] seront maintenus tant qu’une stratégie de gestion à long terme des forêts n’aura pas été mise en œuvre.”
Ces dernières années, la Colombie-Britannique et le Canada ont tous les deux adopté la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), qui requiert leur “consentement préalable, libre et éclairé”. Pourtant, ils n’ont pas accordé de droit de veto aux Premières Nations concernant les projets développés sur leurs terres.
“Les feux de forêts continuent”
Les populations locales sont préoccupées par la possibilité que le BCTS décide un jour d’exploiter Caas Tl’aat Kwah. Le porte-parole du ministère a répondu à ces inquiétudes : “Si les reports temporaires sont levés […], le BCTS […] organisera toute exploitation forestière potentielle en veillant à préserver la biodiversité, la faune, la richesse culturelle et les possibilités de loisir dans la région.”
D’après Sandra Harris, un des principaux défis auxquels est confronté son peuple est le fait que la ligne politique de la province change tous les quatre ans, à chaque nouveau gouvernement, alors que les lois wet’suwet’en restent inchangées. “Nos histoires nous aident à connaître nos lois et à comprendre nos responsabilités. Ça, ça ne change pas”, ajoute-t-elle.
Jens Wieting, responsable de la campagne de protection du climat et de la forêt pour le Sierra Club BC, a vu “d’innombrables exemples” de cette réalité. Il explique :
- “Quand une [Première] Nation réussit à s’opposer à l’exploitation forestière, elle doit reprendre cette lutte quelques années après, et parfois elle perd.”
David DeWit doute que le plan de la province pour les forêts anciennes suffise à protéger la région, et souhaite que les Wet’suwet’en assurent la protection de Caas Tl’aat Kwah en accord avec leurs propres traditions. Les membres de Kwen Bea Yex [littéralement, la “Maison près du feu”, une des maisons wet’suwet’en, à qui reviendrait cette responsabilité] pourraient alors décider que la région est indispensable sur les plans culturel et écologique, et y interdire toute exploitation forestière, résume-t-il. Cette maison devrait obtenir l’accord de son clan, puis de tous les autres clans, et l’accord serait ratifié par un grand festin.
Mais, en attendant, les feux de forêt continuent. En août 2024, 353 incendies se sont déclarés en Colombie-Britannique, dont un “particulièrement important” sur le territoire des Wet’suwet’en. Pour Sandra Harris, le racisme et le colonialisme ont laissé des plaies profondes, mais David DeWit reste optimiste : “En soignant la terre, nous nous guérirons nous-mêmes.”
Erica Gies
La Première Nation Wet’suwet’en
Pour s’être opposés, en 2020, à un projet de gazoduc sur leurs terres ancestrales de Colombie-Britannique, plus de 75 militants pour les droits fonciers des Wet’suwet’en ont été arrêtés par les autorités canadiennes. Une vingtaine d’entre eux font l’objet de poursuites pénales depuis 2022, et trois ont été déclarés coupables d’outrage criminel en 2024. D’autres sont victimes de surveillance ciblée, de harcèlement et d’intimidation. Amnesty International demande la fin de telles pratiques, menées contre des militants qui défendent leur territoire pacifiquement.
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