Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Le Petrocaribe en Haïti : entre corruption et géopolitique régionale

Haïti, ce singulier petit pays livré aux gangs armés, à la mafia financière et à l’amateurisme politique, s’enlise dans la mauvaise gouvernance et la corruption depuis son indépendance en 1804. Selon le dernier rapport de la Transparency International (janvier 2020), la première République noire fait partie des pays les plus corrompus du monde occupant la 168e place sur 180 pays avec un score médiocre de 18 points sur 100.

*Par Bleck D. Desroses, professeur d’Histoire et de Géopolitique /*

S’il faut croire les écrits de l’historien Thomas Madiou, l’on peut alors
déduire que la corruption s’est institutionnalisée depuis la fondation du
pays eu égard, à la gestion catastrophique des premiers chefs d’État
haïtiens. Selon Madiou, l’empereur Jacques 1e (1804-1806) semble avoir
cautionné cette pratique des fonctionnaires en disant : « Plumez la poule
mais attention qu’elle ne crie. » Et le président Alexandre Pétion
(1807-1818) a ajouté sans ambages : « Voler l’Etat n’est pas voler ». Sans
vouloir remettre en question la véracité des propos de l’historien qui, par
la suite, a montré que le fondateur a été assassiné à cause de sa lutte
contre la corruption administrative, il est évident que la position
défaitiste de ces deux chefs d’État a conforté les agents de la fonction
publique qui dilapident les fonds du Trésor. Ce mal s’est encastré dans les
mœurs haïtiennes au point de devenir la norme pour beaucoup des dirigeants haïtiens actuels éclaboussés dans l’affaire PetroCaribe.

Il s’agit du plus gros scandale de corruption que connaît le pays depuis celui ayant conduit au fameux procès de la Consolidation en 1903 sous le Gouvernement de Nord Alexis (1902-1908). Près de 4 milliards de dollars se sont mystérieusement volatilisés des caisses de l’État entre 2006 et 2016 selon les rapports de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), l’équivalent du Bureau du vérificateur général au Canada. De hauts dignitaires de l’État dont le président Jovenel Moïse, des entreprises privées haïtiennes, des firmes étrangères, etc. sont impliqués dans ce dossier qui semble cette fois-ci avoir révolté la conscience collective et tient l’opinion publique haïtienne en alerte depuis plus de deux ans.

Le PetroCaribe est une alliance énergétique entre le Venezuela, premier pays producteur de pétrole de l’Amérique latine, et les pays des Caraïbes. Cette alliance mise en place par le président Hugo Chavez (2009-2013) a permis aux pays membres d’acheter l’or noir à des conditions de paiement préférentielles. Elle a été conclue le 29 juin 2005 au départ avec treize pays et s’est élargie par la suite pour atteindre 18 pays en 2017.

Haïti n’a pas été invitée à la création de ce programme à cause de la situation politique qui y prévalait à l’époque. Pour Chavez, le Gouvernement mis en place en 2004 après la chute de Jean Bertrand Aristide (2001-2004) était inconstitutionnel. Il a été fabriqué par les États-Unis contre lesquels le leader vénézuélien engageait une lutte acharnée. C’est en cours de route que l’unique PMA de l’hémisphère occidental allait monter à bord du train.

Haïti et Venezuela ont tissé des relations dès l’aube du XIXe siècle lorsque le général Francisco de Miranda débarqua dans la rade de Jacmel (Métropole du Sud-Est) le 12 mars 1806 venant solliciter du nouvel État pour libérer son pays et tout le reste de l’Amérique du Sud de la domination coloniale espagnole. Dans un geste de solidarité panaméricaine, Jacques 1e a ordonné au général Magloire Amboise, commandant du département du Sud-Est, de le recevoir avec honneur et de lui donner toute l’assistance dont il avait besoin pour réaliser son entreprise.

Les relations entre les deux pays se sont poursuivies après la mort du fondateur. À deux reprises, en 1815 et en 1816, Pétion volait au secours de Simon Bolivar ; il lui a offert des appuis financiers, techniques, logistiques et de l’aide alimentaire. El Libertador quittait les eaux haïtiennes en 1816 avec 1500 volontaires haïtiens pour renforcer les troupes révolutionnaires vénézuéliennes en lutte contre l’Espagne. Cette expédition fut un succès grâce à l’aide d’Haïti et à la combativité de ses soldats.

L’histoire récente montre que les deux nations riveraines de la mer des Caraïbes ont développé des liens fraternels jusqu’au vote surprenant du pouvoir en place, au début de l’année dernière, contre le deuxième mandat du président Nicolas Maduro à l’Organisation des États américains(OEA). En effet, après sa chute en 1988, le président Leslie François Manigat s’était réfugié à Caracas où il avait enseigné à l’Université Simon Bolivar .Trois ans plus tard, les Vénézuéliens ont ouvert leurs bras pour recevoir le président Aristide renversé du pouvoir par un coup d’État (le 30 septembre 1991) comme les Haïtiens avaient accueilli Hugo Chavez en 2007 dans une ambiance de fraternité, de convivialité et de sympathie jamais exprimée à l’endroit d’un autre chef d’État étranger en visite dans ce pays condamné à cuire dans son jus par les puissances occidentales depuis 1804 . Avec le programme PetroCaribe, la première République noire avait franchi une nouvelle étape dans ses relations avec son partenaire privilégié sud-américain.

Le 14 mai 2006, M. Vicente Rangel, vice-président de Hugo Chavez, a paraphé au Palais national, un accord avec le président René Préval (2006-2012) selon lequel le Venezuela s’engage à fournir quotidiennement à Haïti sept mille barils de pétrole dans le cadre de ce programme. L’initiateur du socialisme du XXle siècle entend être reconnaissant au pays de Dessalines pour sa contribution dans la lutte pour la libération de son pays en ce sens que le sang des compatriotes haïtiens a été versé dans la lutte pour l’indépendance vénézuélienne. « C’est une dette non seulement envers le président Pétion, mais aussi à l’endroit des milliers et des milliers d’Haïtiens qui ont lutté à côté de Miranda et de Bolivar pour la liberté du Venezuela et celle de toute l’Amérique latine », a rappelé Vicente Rangel, représentant du géant pétrolier sud-américain, à la cérémonie d’investiture de René Préval. Quelles sont les clauses de cette alliance énergétique ? Qu’en est-il du mode de gestion des fonds ?

D’après Leslie Péan, la gestion de la manne financière du Venezuela est assurée par le Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (BMPAD) servant d’intermédiaire entre le fournisseur vénézuélien PDVSA (Petroleos de Venezuela SA) et les compagnies pétrolières en Haïti. Ces dernières « paient à l’État 100% de la valeur FOB (en anglais Free On Boad qui signifie en français sans frais jusqu’à bord) des cargaisons. Selon les prix du baril sur le marché international, le gouvernement haïtien transfère 40% à 70% des montants perçus, à la PDVSA. Le solde restant, soit 30% à 60%, doit être payé par Haïti, sur 25 ans à un taux d’intérêt annuel de 1% après un délai de grâce de deux ans ». Dans l’intervalle, le Gouvernement haïtien allait investir les fonds restants du Trésor public dans les secteurs clés de développement comme l’agriculture, l’industrie, la santé, l’éducation, le renforcement de l’État, les infrastructures routières, sportives, touristiques qui généreront des dividendes assez significatives et donneront une impulsion économique au pays, ce qui lui permettra d’honorer ses engagements envers son créancier sans grandes difficultés. Quels sont les enjeux géopolitiques de cette alliance pour la Caraïbe ?

Selon Karl Haushofer, le monde est divisé en quatre en grandes zones : une zone paneuropéenne incluant avec l’Allemagne comme leader, une zone panasiatique avec le Japon comme leader, une zone panrusse incluant l’Asie centrale et l’Océan indien avec la Russie comme leader et une zone panaméricaine avec les États-Unis comme leader. La première manifestation du leadership américain sur le continent date de 1823 lorsque le président James Monroe (1817- 1825), lors de son septième message annuel au Congrès avait défini la politique extérieure américaine pour les siècles à venir. Il lançait du même coup une mise en garde aux puissances européennes à travers les positions suivantes : l’Amérique du Nord et du Sud ne sont plus ouvertes à la colonisation ; toute intervention européenne dans les affaires du continent sera perçue comme une menace pour la sécurité et la paix ; en contrepartie, les États-Unis n’interviendront jamais dans les affaires européennes.

La position du chef d’État américain était donc claire :« l’Amérique aux Américains ». Dès lors, on allait assister à l’ingérence des États-Unis sur le continent en ce sens que la domination coloniale européenne a été supplantée par le néocolonialisme américain. Sur cette base, la République étoilée intervient partout en Amérique latine et dans la Caraïbe pour renverser des gouvernements progressistes, s’emparer des richesses et soutiennent les gouvernements-clients les plus réactionnaires qui collaborent à son projet impérialiste. Le chavisme se veut une contestation de cet ordre et cherche à redéfinir les rapports de force à l’échelle du continent américain par le biais de l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine(ALBA) dont le PetroCaribe en est une stratégie.

Le Venezuela est un pays d’Amérique du Sud de plus de 900 000 km2, bordé à l’Ouest par la Colombie (Alliée des États-Unis), au Nord par la mer des Caraïbes (contrôlée par la marine américaine) et l’Océan Atlantique, à l’Est par le Guyana (l’ex Guyane anglaise ), et au Sud par le Brésil (Allié des États-Unis). En ligne droite, il se trouve à 4500 km des côtes américaines et à 1519 km de celles d’Haïti. Comme on peut le constater, le Venezuela est un pays encerclé par les États-Unis à travers des alliances politiques et stratégiques. Une telle évidence se traduit par la dépendance de l’économie américaine par rapport au pétrole car, selon les dernières estimations de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (fin 2010), les réserves pétrolières prouvées de ce pays atteindraient 296,50 milliards de barils, ce qui le place à la première position mondiale devant l’Arabie Saoudite.

L’histoire récente de cette ancienne colonie espagnole est marquée par une succession de régimes démocratiques, de tentatives de coups d’État et de dictatures. Après son indépendance en 1816, Simon Bolivar se proposait de créer une fédération d’États réunissant la Colombie, le Panama, l’Equateur et le Pérou pour faire face au géant américain. Ce projet n’a pas réussi à cause de l’opposition des États-Unis. Un siècle plus tard, Chavez a repris cette idée.

La parenté idéologique entre le projet de Bolivar et le chavisme dont Nicolas Maduro est le plus authentique représentant, semble évidente. En effet, l’ex-président Hugo Chavez a décidé de rebaptiser la République du Venezuela en République bolivarienne du Venezuela. De la même manière, il entendait exporter sa révolution bolivarienne. Pour y parvenir, il a pris un ensemble d’initiatives dont le programme Petrocaribe qui a pour finalité de financer le développement des pays de la zone par le biais du pétrodollar. Une telle initiative répond, selon moi, à trois fondamentaux : d’abord, promouvoir la coopération Sud-Sud pour briser les chaines du néocolonialisme de la coopération Nord-Sud, ensuite affaiblir la suprématie américaine dans la région et, enfin créer un leadership régional sous la direction du Venezuela comme le voulait Simon Bolivar.

Une nouvelle fois, Haïti a raté ce grand rendez-vous avec l’histoire à cause de la myopie politique de ses dirigeants et de leur incapacité à comprendre la dynamique géopolitique régionale afin d’exploiter les conflictualités dans l’intérêt du pays. Après avoir raté le train de la révolution industrielle et de la modernisation de l’État avec le Parti libéral au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, elle a choisi la voie du sous-développement et de l’arriération avec le duvaliérisme en 1957, et par voie de conséquence, a raté l’occasion de se doter d’une bourgeoisie nationale avec Louis Dejoie capable de faire le contrepoids à la bourgeoisie compradore sans une véritable vision nationale. Par le biais d’une alliance stratégique avec les plus corrompus et les plus réactionnaires des éléments des classes moyennes, ces rentiers de l’élite haïtienne parviennent à maintenir les masses dans les conditions les plus abjectes.

Avec le programme PetroCaribe, le pays avait la possibilité d’amorcer le processus du développement pour s’inscrire parmi les économies émergentes de la Caraïbe. Les fonds générés par ce programme, une valeur de 4 milliards de dollars, sont dilapidés par les dirigeants à travers des projets bidon, des programmes sociaux cosmétiques, et des politiques de développement farfelues. Les entreprises et les firmes haïtiennes citées dans le rapport des commissions d’enquête du Sénat haïtien et de l’audit de la CSC/CA sur ce scandale de corruption appartiennent à cette ‘’ bourgeoisie’’ moralement répugnante qui, depuis 1804, a toujours travaillé au détriment des intérêts nationaux.

Les responsables de ce crime financier vont-ils être jugés ? Aura-t-on un procès de farce comme le procès de la Consolidation en 1903 ? Tenant compte de la corruption de l’appareil judiciaire et de l’emprise des États-Unis sur les institutions nationales, en particulier la justice, et tenant compte des enjeux géopolitiques de cette alliance énergétique, l’on peut douter de la réalisation d’un tel procès qui a remobilisé l’opinion publique avec la publication le 17 août dernier de la troisième et dernière partie de l’audit de la CSC/CA sur cette affaire.

christopher.bleckedward@gmail.com <christopher.bleckedward@gmail.com> *

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