La méthode utilisée ressemble étrangement à celle mise en œuvre par les anciennes Forces Armées d’Haïti (FAd’H) entre 1986 et 1994. Avant sa démobilisation, cette armée opprimait la population civile désarmée. L’objectif alors était d’utiliser la terreur comme moyen de contrôle social.
Prémisses d’un État de droit en Haïti
La chute de la dictature, en 1986, amena la dissolution de l’État tyrannique. Les mouvements populaires revendiquèrent l’élaboration d’un État fondé sur la démocratie, et procurant des services publics. Mais ces revendications furent difficiles à concrétiser : les contradictions entre ceux luttant pour de nouvelles institutions et ceux attachés à l’État tyrannique restaient fondamentales. Malgré la chute de la dictature, aucune justice n’a pu être rendue. Les adeptes de l’ancien régime attendaient une occasion pour refaire surface. Le retour du « refoulé » a été d’autant plus facile que l’État en Haïti, depuis le coup d’état contre Dessalines et son assassinat le 17 octobre 1806, s’est transformé en un État néocolonial.
L’État tyrannique se caractérise par la sujétion des individus, l’oppression du plus grand nombre au profit de quelques-uns1.
Pour dépasser ce modèle d’État, les revendications populaires ont oscillé entre deux grandes visions. D’une part, la construction d’un État de droit et, d’autre part, l’élaboration d’institutions étatiques capables d’améliorer les conditions matérielles du peuple. Considérant cette seconde revendication, l’État haïtien doit consolider la société par les services publics. Ces objectifs sont consignés dans la Constitution de 1987.
Comprendre le massacre
Vraisemblablement, le massacre de La Saline est le résultat logique du retour au pouvoir des partisans de l’État tyrannique.
Le bilan de ce massacre est extrêmement lourd : des femmes assassinées et/ou violées, des enfants en bas âge massacrés, des personnes âgées (dont une femme de 73 ans) abattues. On rapporte des expéditions punitives au cours desquelles, cinq (5) personnes ont été exécutées et neuf (9) autres blessées par balles. Le 13 novembre 2018, on compte soixante-treize (73) victimes, dont cinquante-neuf (59) assassinées2. Analysant ce rapport, deux questions n’ont cessé de nous hanter : comment des dirigeants d’un « État de droit » peuvent massacrer ou faire massacrer impunément une partie de la population ? Comment peuvent-ils s’associer à des bandits ?
Concernant La Saline, c’est de cette situation de terrorisme d’État qu’il s’agit. Certains auteurs intellectuels et exécutants, clairement identifiés dans les divers rapports cités3, sont directement associés au pouvoir en place. Parmi eux, des hauts fonctionnaires de l’État. Que faut-il en conclure ? Ces gens ne devraient-ils pas impérativement répondre à la justice, devant les autorités compétentes ?
Les régimes modernes de droit formel postulent les droits de l’Homme comme fondements inaliénables de toute société. Parmi ces droits, celui à la vie est fondamental puisque sans lui, aucun autre n’est possible. Ce droit inconditionnel protège tout être humain contre l’assassinat arbitraire. En situation de crimes de masse comme celui de La Saline, c’est ce droit qui a été principalement violé.
L’« État de droit », en construction depuis 1986, est en passe de devenir, avec la bénédiction des tuteurs de l’Internationale communautaire4, un état voyou. Au lieu d’un État nominalement de droit, nous faisons face à ce que le philosophe et militant politique Alain Deneault (2010) appelle une « souveraineté criminelle ». Une combinaison de forces internes et externes s’approprie de l’appareil d’État, sape ses éléments traditionnels de souveraineté avec l’objectif piller les ressources du pays.
Ce massacre est un signal fort envoyé aux partisans de la lutte pour la démocratie, l’égalité et le bien-être en Haïti. Il constitue une entreprise de répression politique visant à terroriser un peuple en lutte pour la dignité, la liberté et la justice. Incapable de résoudre les problèmes sociaux fondamentaux, les classes dominantes tentent de détruire – ou de pervertir – les acquis de la lutte post-dictature.
Les forces populaires haïtiennes, par leurs structures formelles et informelles, doivent tirer les leçons de ce massacre. Elles doivent contrecarrer cette « transformation criminelle » de l’État haïtien et renforcer la lutte pour des changements structurels de cet État.
Notes
1- Philosophe, enseignant-chercheur et militant engagé.
2- « Situation de terreur à La Saline : la Fondasyon Je Klere (FJKL) déplore l’incapacité de l’État à garantir la sécurité des citoyens et des citoyennes », Fondasyon Je Klere, novembre 2018, 8 p. Cf. également Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), « Les événements survenus à La Saline : de la lutte hégémonique entre gangs armés au massacre d’État », 1er décembre 2018, 16 p. On lira aussi « Le massacre de La Saline est un crime d’État », selon le BAI (Bureau des Avocats Internationaux), Le Nouvelliste, https://lenouvelliste.com/public/index.php/article/195427/le-massacre-de-la-saline-est-un-crime-detat-selon-le-bai
3- Cf. Max Chancy, Haïti, J’accuse – Documentaire sur l’Histoire d’Haïti, part 3 et 4, Duvalier, 2009.
4- Réseau National de Défense des Droits Humains, Les événements survenus à La Saline : de la lutte hégémonique entre gangs armés au massacre d’État, décembre 2018, 17 p.
5- Aux dernières nouvelles, l’un des agents de police indexés dans le cadre de ce massacre, M. Jimmy Cherizier (alias Barbecue) aurait été renvoyé par la Direction générale de l’institution policière.
6- Voir Jean Anil Louis-Juste (cf. Comprendre l’hégémonie de l’Internationale Communautaire en Haïti, Jean Anil Louis-Juste, 29 septembre 2003. www.alterpresse.org/spip.php?article749). Il a été lâchement assassiné le 12 janvier 2010 quelques heures avant le séisme.
Un message, un commentaire ?