Il faut dire qu’il y a eu au sein de la gauche québécoise, depuis environ une quinzaine d’années, la volonté de se tenir au plus près des nouvelles tendances de la critique sociale. On a ainsi essayé de s’approprier une série de concepts apparemment novateurs et radicaux, susceptibles de combler les manques des théorisations passées concernant les phénomènes de domination de genre ou d’exploitation. Et parmi ces derniers se trouve le fameux concept d’intersectionnalité.
Mis de l’avant par Kimberlé Crenshaw pour rendre compte des conditions d’oppression spécifiques que pouvaient vivre aux USA certaines femmes afro-descendantes vis-à-vis d’autres femmes dites "blanches", ce concept visait au départ à rendre plus fine la compréhension des formes que l’oppression de genre pouvait prendre. Il était en somme une sorte d’outils d’analyse permettant de mieux voir ce qui, pour beaucoup, était passé jusqu’à présent inaperçu, de manière à tenter de mettre en place les mesures de correction "plus équitables" et efficaces.
Mais tel est justement le point aveugle de cet outil d’analyse : parce qu’il a été d’abord pensé pour décortiquer, sur le mode analytique, l’imbrication des différentes oppressions subies, il est un outil tout à fait inadéquat pour offrir en même temps, sur le mode synthétique, des pistes de luttes politiques communes. Il n’a pas vocation à fournir des pistes d’intervention et d’action rassembleuses qui iraient au-delà de l’objectif spécifique de ne répondre qu’à telle forme donnée de discrimination (de genre ou de race par exemple) ou encore de corriger dans l’immédiat certains de ses effets ponctuels (le manque de parité par exemple !). Il n’emporte pas non plus, avec lui, de perspectives stratégiques claires, c’est-à-dire de volonté de penser les rapports de force politiques en présence pour les faire évoluer en sa faveur sur le moyen ou le long terme. Et cela, parce qu’il n’a pas été conçu pour travailler sur le tableau d’ensemble et les logiques structurelles socio-économiques qui ne cessent en arrière plan de réalimenter les différentes formes de discrimination. Il n’a pas été pensé pour appréhender le fait que le capitalisme néolibéral contemporain –par la pesanteur même des mécanismes socio-économiques qu’il met en jeu— est précisément ce système global qui ne cesse de réactiver et de reprendre à son compte la diversité des oppressions spécifiques aujourd’hui présentes : de classes, de genre, de race, etc.
Or l’apparent succès de l’intersectionnalité vient précisément de là : dans le sillage de la très profonde crise du politique qui frappe les régimes de démocratie libérale et qui a rendu la gauche si désorientée et en panne de projet d’émancipation d’ensemble, le concept d’intersectionnalité paraît combler un vide. Il semble répondre à un besoin d’explication et d’intervention réactualisée sans pour autant en avoir véritablement les moyens, conduisant à installer une fausse dichotomie entre approche universaliste et intersectionnelle. Aussi, parce que ce concept est un des symptômes des difficultés comme des défis que la gauche connaît aujourd’hui, il devrait être compris pour ce qu’il est vraiment : non pas une vérité indiscutable, mais un appel à aller plus loin et à se dépasser pour échapper à la pensée en silos et parvenir ainsi à unir les forces de tous et toutes contre les multiples discriminations générées par le système global !
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
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