Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique latine

L’après-Chávez a commencé

Poursuivant dans la voie ouverte sur notre site par Franck Gaudichaud qui, quelques mois avant la mort d’Hugo Chávez, mettait en évidence les « tensions du processus bolivarien », Patrick Guillaudat – auteur avec Pierre Mouterde du livre Hugo Chávez et la révolution bolivarienne (MEditeur, 2012) – s’interroge dans cet article sur l’après-Chávez, par-delà l’alternative stérile de la déférence nostalgique et du ressentiment post-mortem.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Le corps est encore chaud que les vieilles haines anti-Chávez des porte-voix des possédants ressurgissent. Le Nouvel Observateur fait ainsi semblant d’être « impartial » en donnant la parole à des « experts » : un romancier qui considère que Chávez est un dictateur, une « chercheuse » qui dit n’avoir accès à aucune statistique, un autre « expert » qui estime que la mauvaise gestion de Chávez est évidente et donne comme preuve la stagnation de la production pétrolière et surtout l’augmentation des effectifs de la compagnie nationale PDVSA !

Quant au quotidien Le Monde, son éditorial du 6 mars apparaît surréaliste : « Le président a mis les médias au service de sa personne »1, et sa popularité aurait « légitimé une démocratie plébiscitaire dangereusement privée de contre-pouvoirs »2, qui aurait en conséquence « déconstruit l’Etat et affaibli une économie totalement dépendante des importations »3.

On se rappellera que le même journal avait soutenu la tentative avortée – grâce à la mobilisation du peuple vénézuelien – de coup d’Etat patronal de 2002, renversant durant quelques heures Chávez et suspendant tous les droits démocratiques. C’est aussi le même journal qui a fait l’apologie de son adversaire de droite aux dernières élections, Henrique Capriles, présenté comme un sympathique « petit gars » face au « populiste » Chávez, et oubliant en conséquence sa participation directe au coup d’Etat de 2002 ainsi que le soutien matériel qu’il a obtenu des Républicains de Bush pour créer son parti Primero Justicia.

Si le bilan des 14 années est à tirer, on ne peut nier les avancées sociales et politiques que le peuple vénézuélien a obtenues et qu’il craint, à raison, de perdre en cas de retour de la droite aux prochaines élections présidentielles. D’autant que la disparition de Chávez a lieu dans une période difficile.

De nombreux conflits

Depuis l’élection présidentielle d’octobre 2012 et les élections régionales de décembre 2012, se multiplient les appels à approfondir la révolution bolivarienne et à faire en sorte que les mouvements sociaux et le peuple prennent réellement en main leur destin.

Chávez lui-même parlait de rectification et d’approfondissement du processus. Le 20 octobre 2012, lors du premier conseil des ministres qui a suivi sa réélection, il a présenté une feuille de route reprise sous la forme d’une brochure au titre évocateur : « el golpe de timon » (le coup de gouvernail). Elle fixait plusieurs priorités : l’élargissement du pouvoir communal, l’extension de l’autogestion au sein des entreprises, la rectification des erreurs pour une meilleure efficacité. Le tout avec un appel à l’autocritique. Mais comme souvent dans les propositions de Chávez, rien de précis n’était avancé quant aux modifications structurelles au niveau économique, absence problématique dans la mesure où, comme il l’affirmait, toute réforme économique suppose de réaliser au préalable la transformation politique du pays.

Pourtant, la question économique apparaît d’autant plus urgente que se multiplient les luttes sociales, exprimant par là une impatience légitime du peuple vénézuélien. Ces luttes sont d’abord portées par un affrontement entre les salariés des entreprises publiques et leurs gestionnaires. Dans ces entreprises, les salariés luttent régulièrement contre la corruption ou l’absence de dialogue de la part de la direction, comme à la Sidor4. C’est aussi le cas de la Venezolana de Cementos, de l’Hôtel Venetur Residencias Anauco Suites à Caracas, de la grève pour les augmentations de salaires menée par les personnels administratif et ouvrier des universités autonomes du Venezuela ou de nombreuses entreprises du bassin de l’Orénoque. Mais les luttes dépassent le secteur public et sont nombreuses également dans les entreprises privées. Parfois, ces conflits traversent l’ensemble de la population, comme dans le cas des actions menées contre la marchandisation de la santé où des manifestations se sont déroulées dans 15 états du pays fin février 2013.

Un autre secteur est en effervescence : les peuples indigènes. Acquis au processus depuis la reconnaissance de leurs droits dans la Constitution de 1999, les déceptions se sont accumulées. D’abord avec la lenteur de la fixation conjointe – Etat et représentants des peuples autochtones – des limites des territoires indigènes pourtant rendues obligatoires par la loi. Ensuite avec les désastres écologiques de la fuite en avant, qui plus est sans débat, de l’exploitation minière et des grands travaux d’infrastructure traversant les territoires indigènes. Plus grave, le 3 mars 2013, l’assassinat par des tueurs à gages en moto, du cacique Yukpa Sabino Romero, est apparu comme le symbole de la lutte qui continue d’opposer les propriétaires terriens et le peuple Yukpa. Celui-ci aspire en effet à maintenir son droit à sa terre, alors que le gouvernement, notamment le Ministère du Pouvoir Populaire pour les Peuples Indigènes, joue le pourrissement du conflit et criminalise le mouvement indigène.

Ironie de la situation, ce drame a eu lieu juste après la mise en place le 27 février, par le gouvernement, d’une Commission pour le Justice et la Vérité afin d’enquêter sur les crimes liés à pratique de la torture et aux violations des droits de l’homme commis de 1958 à 1998, période prétendument « démocratique » où il y eut plus de 3500 disparus.

Quelques effets de la dépendance économique

Sur le terrain économique, la nouvelle dévaluation du bolivar face au dollar, décrétée le 8 février 2013, pénalise la population coincée par une économie où la plupart des biens de consommation sont importés et où les pratiques spéculatives dominent. Certes, à la différence de la période antérieure à Chávez, les salaires sont désormais systématiquement revalorisés. Mais cette fois-ci la dévaluation est bien plus forte, ce qui provoque une flambée des prix et relance d’autant la spéculation. Plus grave, la CSBT, la centrale syndicale créée en 2011 et alignée sur la politique gouvernementale, a refusé de revendiquer une augmentation des salaires pour compenser cette perte nette de pouvoir d’achat.

Autre question brûlante : l’élargissement nécessaire des alliances politiques et économiques en direction des pays d’Amérique latine pourrait aussi avoir des effets pervers. Il est évident que le renforcement des liens entre tous ces pays porte un coup au projet états-unien de domination économique continentale, déjà mis en échec avec l’arrêt de la ZLEA5. Mais le mal est plus pernicieux car les bourgeoisies latino-américaines, si elles soutiennent assez largement un projet d’alliance latino-américain, ne sauraient représenter une alternative anticapitaliste ! Et cette intégration, si elle possède un évident visage anti-impérialiste, est aussi une alliance économique sur des bases capitalistes.

Prenons l’exemple des OGM. Le Venezuela a toujours affirmé son refus de les cultiver. Mais sa récente admission au sein du Mercosur porte le risque de l’entrée de ces produits, largement cultivés et transformés au Brésil ou en Argentine. Or, nous sommes dans une période où le continent est largement en recul sur ce thème, avec la récente autorisation de leur culture en Equateur et même à Cuba, sous forme « expérimentale » avec le maïs Bt.

L’inquiétude tient au fait que la question de la rupture économique est le point aveugle de la réflexion politique au Venezuela. La dépendance ne se limite pas à une dimension géopolitique dont la lutte contre l’impérialisme US et la construction d’un monde multipolaire représenteraient l’alternative. Elle trouve sa force dans la formation économique et sociale du pays. Or le Venezuela de la révolution bolivarienne a hérité d’une société dépendante, ou dit autrement d’une économie rentière. L’absence de volonté radicale pour révolutionner ce substrat renforce les risques de défaite du processus car l’économie vénézuélienne demeure capitaliste et la bourgeoisie en tient les rênes.

Quel avenir pour le processus ?

Avec la mort de Chávez se pose, plus que jamais, la question de la nature de la succession, car aucun dirigeant actuel ne lui est comparable et n’a le charisme nécessaire pour porter un tel processus. La lutte au sein du PSUV et du gouvernement va donc s’accentuer entre deux lignes. D’un côté ceux qui s’accommoderont d’un statu quo, voire d’un rapprochement avec une partie de la droite au nom d’une « réconciliation nationale » ou, plus prosaïquement, pour défendre leurs intérêts de couche sociale, comme corps social qui a su profiter de sa place au sein des institutions pour s’enrichir. De l’autre côté des milliers de militants, y compris au sein des institutions, qui veulent approfondir le processus en prenant en main, collectivement, leur avenir.

Mais le PSUV pourra-t-il porter cette marche en avant ? Rien n’est moins sûr. Construit comme machine électorale et relais de la politique gouvernementale, il est un mélange d’authentiques révolutionnaires et de véritables carriéristes. Chávez lui-même reconnaissait que des parvenus profitent de la révolution bolivarienne. Mais si Chávez se méfiait des thermidoriens, la cooptation comme mode de désignation des candidats et des dirigeants d’entreprises publiques a favorisé les allégeances et la corruption, déjà endémique.

L’élection présidentielle qui va se dérouler oppose Nicolas Maduro, actuel vice-président, à Capriles Radonski, candidat de la droite. Même si Maduro est porté par l’actuelle vague d’émotion, rien n’est complètement joué et les semaines à venir seront décisives pour savoir si un Thermidor se profile ou si, au contraire, le peuple vénézuélien prendra son avenir en main.

La droite, derrière Capriles Radonski, a choisi une autre voie que celle suivie lors des meetings publics de la récente présidentielle de 2012. L’an dernier, elle avait choisi de jouer une partition publique mêlant le maintien des acquis de la période de Chávez avec un appel à rajeunir le personnel politique (comprendre remplacer Chávez !). Un peu avant la fin de la campagne présidentielle, la publication du livre de Romain Mingus, dévoilant la réalité ultralibérale du programme de la MUD (coalition de droite soutenant Capriles Radonski), a changé la donne. Le PSUV s’est alors mobilisé plus énergiquement contre ce programme.

Depuis l’ouverture de la campagne pour l’élection du 14 avril 2013, c’est un autre discours qui est tenu. Désormais, Capriles apparaît comme un candidat de droite décomplexée. Ne reconnaissant pas la légitimité de Maduro, ni comme vice-président ni comme candidat, celui-ci remet en cause les institutions, jugées non indépendantes et acquises aux seuls partisans du gouvernement. Si Capriles perd, cela permettra à la droite, appuyée par les gouvernements des pays impérialistes et leurs médias, de contester la légitimité de Maduro. Nous risquons ainsi de revenir à la stratégie d’affrontement développée entre 2003 et 2007, mais dans une période où, au sein même de l’Etat et des administrations, l’idée nouvelle d’ouverture vers le patronat et la droite a fait son chemin.

Reste un élément majeur : le mouvement social. S’exprimant dans les luttes, il ne demande qu’à être un acteur effectif et dirigeant du processus. La douleur ressentie par le peuple vénézuélien a resserré les rangs autour du pouvoir politique, reportant à plus tard la discussion indispensable sur l’avenir à construire. Mais déjà surgissent des exigences populaires concernant la démocratie interne, le pouvoir des conseils communaux, le pouvoir dans les entreprises, l’extension du droit à construire des médias indépendants des groupes financiers et de l’Etat, le projet économique à la lumière de la politique extractiviste menée par l’actuel gouvernement, etc.

Le peuple vénézuélien a intégré, dans sa conscience collective, sa participation active et dirigeante à la révolution bolivarienne. Reste désormais à l’inscrire dans la réalité du processus.

Notes

* 1. Rappelons au contraire que tous les grands quotidiens sont liés à l’opposition de droite et moins de 10% de la population regarde les chaînes publiques ou communautaires. Les autres chaînes, privées, étant tenue par des hommes d’affaires qui constituent autant d’opposants à Chávez.

* 2. La nouvelle constitution permet le référendum révocatoire du président, ce qui n’existait pas dans l’ancienne. Un tel référendum a pu se tenir à la demande de la droite le 15 août 2004, référendum emporté par Chávez.

* 3. La caractéristique de l’économie vénézuélienne était déjà la dépendance, notamment des importations. Quant à la déconstruction de l’Etat, cette affirmation contredit son renforcement dénoncé par ce même quotidien…

* 4. Sidor constitue la principale entreprises sidérurgique du pays. Privatisée en 1997, elle fut renationalisée en 2008 au terme d’une lutte de 15 mois menée par les travailleurs du site.

* 5. Zone de libre échange des Amériques, projet continental ressemblant à l’ALENA, traité de libre-échange entre le Mexique, les USA et le Canada entré en application à partir du 1er janvier 1994

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