Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique latine

Chili. Le mouvement étudiant bouscule la scène politique (I)

Une forme nouvelle d’accumulation capitaliste fut installée par le feu et le sang par la dictature civil et militaire chilienne. Le modèle de développement mis en place à la fin des années 1930 – qui impliquait une forte intervention de l’État dans le développement économique et social à partir d´une stratégie de substitution des importations – fut remplacé par un modèle économique néolibéral. Des grands secteurs d’activité économique furent transférés de l’État vers le secteur privé. De plus, la déréglementation caractéristique du néolibéralisme outrancier s’empara du pays.

À côté des privatisations des entreprises d’État, les dénommées « sept modernisations » de la dictature changèrent le visage du Chili. Il faut bien les nommer, car elles furent les composantes de cette révolution capitaliste, ironiquement dénommée « libertaire » par l’un de ses principaux inspirateurs, le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale de la dictature, José Piñera [1]. Elles furent les réformes du Code du travail et de la prévoyance sociale vers un système des pensions basé sur une capitalisation individuelle. Ensuite, les réformes qui privatisèrent l’éducation, la santé et celles qui ont visé à la modernisation du système judiciaire. Finalement, le « réarrangement agricole » qui a renforcé la propriété privée à la campagne et la réforme administrative destinée à « rendre plus agile le secteur étatique en réduisant sa taille ».

L’État transféra de cette manière plusieurs de ses attributions et fonctions économiques et sociales aux grands capitalistes qui accumulèrent d’énormes ressources financières sorties des poches de tous les Chiliens. La prévoyance sociale, la santé et l’éducation furent donc des secteurs particulièrement lucratifs que la dictature sut mettre sous le contrôle hégémonique des principaux groupes économiques.

En plus d’installer un changement radical sur le terrain socio-économique, ces modernisations provoquèrent de profonds changements culturels dont les retentissements continuent à résonner quatre décennies après le coup d’État et plus de vingt-trois ans depuis le commencement du cycle des gouvernements post-dictatoriaux. La principale transformation culturelle provoquée par la dictature et par le modèle économique néolibéral a été définie par le sociologue Tomás Moulian comme « l’affaiblissement de l’esprit ou de l’état d’âme sociétal, dont les expressions les plus importantes sont la tendance associative et la « politicité/politisation » qui caractérisa pendant longtemps la société chilienne »[2]. A sa place, « l’individualisme concurrentiel et l’obsession acquéreuse ont érodé l’efficacité de ces mécanismes.

Dans le nouveau contexte, on privilégie les stratégies individuelles, le retour vers le privé, la prise de position en tant que spectateur de l’action, le décrochage de la sphère publique, l’obsession pour la concurrence et la réussite matérielle, la transformation de la consommation en source de prestige, déconnecté d’une rationalité des besoins »[3]. Dans cette société moulée par la dictature et entérinée sous les gouvernements de la Concertation pour la Démocratie, coalition qui gouverna le Chili entre mars 1990 et mars 2010, « priment les stratégies individuelles d’avancement et de mobilité, et ne reconnaissent pas ou encore se punissent les stratégies associatives. Il s’est imposé une sorte de « loi de la jungle » que l’État ne saurait réglementer, puisqu’on lui a nié la légitimité pour le faire. C’est pour cela que les conditions propres du « capitalisme sauvage », notamment la vulnérabilité des travailleurs et l’ampleur du segment des pauvres, ne tendent pas à s’atténuer, mais au contraire deviennent la « manière d’être » du capitalisme contemporain, c’est-à-dire se sont transformées en modalités en quelque sorte constantes. »[4]

Cette nouvelle société se construit en lien avec le marché mondialisé, c’est-à-dire aussi avec un renforcement du caractère concurrentiel des médias, faisant naître un champ nouveau de structuration du domaine public, car les logiques de régulation des marchés se délient des modèles objectifs, de même que les médias, noyés dans une concurrence globale et démentielle, se laissent régir par le rating associé à la spectacularisation[5].

Transition et dépolitisation

La dépolitisation de la société qui résulte de ces changements culturels trouve en grande partie son explication dans les caractéristiques « minimalistes » de la transition chilienne vers la démocratie. Cette transition fut le résultat des négociations entre les secteurs modérés de l’opposition et les représentants de la dictature, où ces derniers réussirent à imposer leurs conditions. Mais cela s’explique aussi par la chute du « socialisme réel » en Europe de l’Est, qui laissa au niveau politique et idéologique des orphelins chez les partis et les mouvements sociaux qui avaient trouvé dans ces expériences des éléments pour nourrir leur imaginaire et leurs convictions. Comme le dit si bien Moulian, la perception en vigueur dans le Chili actuel c’est que « les hommes ne font pas l’histoire » puisque celle-ci a un destin fatal manié dans les ombres par des puissances incontrôlables, tels que les marchés et les médias »[6].

A partir d’un regard semblable, Álvaro Cuadra signale que la société chilienne d’aujourd’hui serait une société médiatisée de consommateurs dont les caractéristiques sont l’amnésie, la dépolitisation, le consensus social, la consommation, la réussite et l’individualisme. Le tout dans une atmosphère de bigoterie ultraconservatrice qui revêt d’un simulacre de prétendue spiritualité un monde dans lequel toutes les pratiques sociales sont devenues mercantilisées, depuis les loisirs jusqu’à l’éducation ». De même que dans la plupart des sociétés bourgeoises, dans la société chilienne la gestion du pouvoir se révèle dans la répression policière face à toute protestation, « dans la séduction de la publicité et la consommation somptuaire, mais aussi par le spectacle à travers l’exubérance médiatique »[7].

Toutes ces caractéristiques du Chili actuel trouvent leur fondement et leur explication dans le type de transition depuis la dictature jusqu’à la démocratie libérale. La dictature ne fut pas renversée, mais remplacée par une démocratie sous tutelle, surveillée et de basse intensité qui maintint le modèle économique néolibéral et la Constitution de Pinochet reformée qui fut imposée par la fraude de 1980. Dans la foulée du grand cycle de révoltes populaires de 1983-1987 s’est ouvert un processus de négociations entre la dictature et les représentants de l’opposition modérée (Démocratie chrétienne, une faction du Parti socialiste, le Parti radical, entre autres) par l’entremise de l’Église catholique, les grands capitalistes et le gouvernement des États-Unis.

Ces négociations débouchèrent sur un accord pour une transition ordonnée et « pacifique », qui avait pour but d’empêcher un soulèvement de masse, encouragé par les forces de la gauche plus radicale. De cette manière, la dictature put imposer ses rythmes et ses institutions à la future démocratie. Le système politique chilien fut ainsi structuré par la Constitution reformée de 1980 et par le système binominal des élections parlementaires, qui permit à la minorité de droite d’exercer un droit de veto pendant les vingt années suivantes, bloquant toute réforme substantielle qui n’avait pas son consentement.

Ce sont ces caractéristiques du système politique, en plus de l’inconséquence et du manque de courage politique des dirigeants de la Concertation, qui ont permis la consolidation d’un système garantissant la permanence du modèle économique imposé par la dictature. De plus, le modèle économique vida la démocratie représentative de contenu réel et imposa une sorte de duopole politique, avec la droite traditionnelle et la Concertation. Ces dernières sont avantagées par le système binominal dans les élections des députés et des sénateurs, laissant sans représentation au Parlement les forces minoritaires.

Le caractère « pacifique » de la transition chilienne fut donc acquis au prix d’énormes concessions de l’opposition modérée face aux forces dictatoriales. Ces dernières conservèrent leurs institutions, le modèle économique néolibéral et, en conséquence, étouffèrent les possibilités d’une démocratie plus approfondie [8].

Dans ce contexte, les mouvements sociaux vécurent une profonde dépression pendant une grande partie des vingt ans de gouvernement de la Concertation. Non seulement à cause des effets « naturels » du système néolibéral, qui tend à transformer les citoyens en simples consommateurs et à détruire le tissu social, jusqu’à le faire devenir un agrégat d’individus, dont les espoirs d’amélioration du niveau de vie passent presque exclusivement par leur accès au marché sur la base de leur effort individuel, mais aussi par d’autres raisons. Une d’elles – et l’une des plus puissantes au début des années 1990 – fut le souvenir de la terreur dictatoriale.

Une autre raison est la propre structure constitutionnelle héritée de la dictature, notamment le Code du travail, qui étouffe presque complètement les actions revendicatives des travailleurs, en permettant aux patrons d’engager de la main-d’œuvre de replacement pendant la durée des grèves. Ces éléments ont inhibé pendant longtemps l’expression des demandes sociales. En plus, les partis et gouvernements de la Concertation se sont appliqués constamment à démobiliser et dépolitiser la population, surtout les secteurs populaires, en quête de la « gouvernabilité » du système. Les gouvernements de Patricio Aylwin (1990-1994), Eduardo Frei Ruiz-Tagle (1994-2000), Ricardo Lagos (2000-2006) et Michelle Bachelet (2006-2010) ont cherché á réduire au minimum l’expression les revendications sociales, en employant divers moyens tels que la cooptation des dirigeants sociaux, l’organisation des « tables rondes de dialogue » parfaitement stériles, la répression ouverte, les pressions politiques et la pratique du clientélisme à travers des mesures d’assistance et des « correctifs » sociaux au modèle économique néolibéral.

La combinaison de tous ces éléments a produit la dépolitisation, l’exacerbation de l’individualisme et la démobilisation de la société. Tous ces éléments ont été catalogués par certains analystes comme une véritable « mutation anthropologique », décrite comme une série de déplacements : « de la notion de citoyen vers la notion de consommateur, de la notion de communauté vers le concept d’individu ; de la notion de conscience de classe ou conscience historique vers la notion d’auto-conscience, parmi d’autres »[9].

L’éducation et le mouvement étudiant sous le régime néolibéral

Dans le mouvement étudiant, ces facteurs se sont combinés avec d’autres plus spécifiques, tels que les changements dans l’éducation introduits par la dictature. Dans le cas de l’éducation supérieure, la nouvelle politique stimula la création de nombreuses universités privées. Celles-ci passèrent de six en 1973 à plus de quarante en 1998. En plus, le régime de Pinochet réforma complètement les universités d’État, établissant des universités régionales à partir du morcellement de l’Université du Chili et de l’Université Technique de l’État.

Les conséquences les plus nuisibles de cette nouvelle politique furent l’imposition aux universités d’Etat de l’obligation de financer la plupart de leurs besoins de ressources par le biais des frais d’inscription et de scolarité. Cette politique entraîna une concurrence entre les universités publiques et entre celles-ci et les universités privées, afin d’enrôler des étudiants avec des bonnes qualifications dans les tests de sélection, ce qui leur permet d’obtenir l’Apport fiscal indirect (AFI).

En ce qui concerne l’enseignement primaire et secondaire, la dictature imposa la « municipalisation », c’est-à-dire le transfert des écoles et lycées depuis le Ministère de l’éducation vers les administrations communales, accentuant ainsi les différences de qualité de l’éducation en fonction des revenus de chaque municipalité. En même temps, à partir des années 1980, l’État stimula le développement d’un secteur d’écoles « privées-subventionnées » entre les mains d’entrepreneurs motivés par la recherche du profit qui, outre ce qu’ils encaissent pour l’éducation donnée aux enfants et jeunes, touchent des subventions du gouvernement en tant que prix attribué à leur « fonction co-éducatrice ».

La continuité du modèle d’éducation de marché durant les gouvernements post-dictatoriaux a provoqué, depuis 1997, diverses explosions du mouvement étudiant aussi bien secondaire qu’universitaire, les deux plus importantes étant la « révolution des pingouins » de 2006, c’est-à-dire les étudiants du secondaire appelés de ce nom à cause de la couleur de leur uniforme, et le mouvement de 2011 (universitaire, écoles techniques, et secondaire) qui se prolongea jusqu’à nos jours avec des degrés d’intensité variables. Les causes du mécontentement étudiant et de leurs revendications sont multiples, mais elles possèdent un dénominateur commun : le rejet de « l’éducation de marché », caractéristique modèle libéral s’affirmant de manière impérative au Chili.

La « révolution des pingouins »

Entre la fin avril et le début juin 2006 a eu lieu la mobilisation sociale la plus large depuis la fin de la dictature. Après seulement un mois et demi de gouvernement de Michelle Bachelet, des milliers, et plus tard des centaines de milliers de « pingouins » se sont déclarés en grève, ont occupé leurs lycées et sont descendus dans les rues dans tout le pays. Leurs revendications étaient l’élimination de la Journée Scolaire Complète, l’accélération de la distribution du laissez-passer étudiant qui permet d’utiliser les transports publics en payant un tarif réduit ainsi que la gratuité du Test de Sélection Universitaire. La politisation du mouvement des « pingouins » fut très rapide, passant de revendications mineures et corporatives à la remise en question du modèle d’éducation néolibérale. Les pingouins élargirent leurs revendications en exigeant des bourses, la fin de la « municipalisation » de l’enseignement et la réintégration des établissements scolaires au ministère d’Éducation. Ils demandaient aussi la réhabilitation matérielle des établissements et la dérogation de la Loi organique constitutionnelle d’éducation (LOCE) de la dictature, échafaudage légal qui soutenait le modèle d’« éducation mercantile », dont les principales caractéristiques sont, jusqu’à aujourd’hui, la privatisation, l’enrichissement des entrepreneurs privés et l’inégalité la plus extrême.

Le gouvernement Bachelet (celui de 2006-2010) a répondu par la répression, assortie de quelques petites concessions et des manœuvres destinées à neutraliser la force du mouvement. Parmi ces manœuvres, des mesures comme la gratuité du Test de Sélection Universitaire pour les plus pauvres et la libération du laissez-passer étudiant de manière illimitée pendant toute l’année, s’additionnèrent à l’annonce d’une Commission consultative présidentielle sur l’éducation. Ces mesures et la création de cette Commission où devaient trouver place « tous les acteurs sociaux » – incluant les représentants des étudiants– réussirent à désamorcer les mobilisations dans la deuxième semaine de juin[10].

Même si les manifestations et un certain climat d’agitation se sont maintenus jusqu’à la fin de l’année 2006, le mouvement n’a pas obtenu la concrétisation de ses principaux objectifs. Les étudiants furent « noyés » dans la Commission consultative présidentielle nommée par Bachelet. Seuls douze étudiants (six du secondaire et six de l’université) furent convoqués pour délibérer à côté de cinquante-quatre représentants du gouvernement, des politiciens professionnels, des entrepreneurs de l’éducation, des porte-parole des différents groupes d’intérêt. La LOCE de Pinochet fut « maquillée » pour devenir la Loi générale d’éducation (LGE). Et a été maintenue la municipalisation des établissements scolaires ainsi que l’obtention de profits par les entrepreneurs dans l’éducation primaire et secondaire[11].

Si les pingouins furent vaincus par l’astuce de la manœuvre de Bachelet, le coût politique pour son gouvernement et pour les partis de la Concertation fut énorme. La popularité de la Présidente chuta dans les enquêtes et sa coalition perdit prise sur les étudiants du secondaire. Ces derniers se sentirent trahis par le gouvernement Bachelet. Nombreux de ces pingouins formeront la colonne vertébrale du mouvement qu’ébranlera le Chili pendant les années 2011 et 2012, faisant sentir son écho dans tout le monde. Une série de phénomènes nouveaux apparaissent.

Parmi eux, nous pouvons nommer l’auto-organisation basée dans le fonctionnement par assemblées, l’emploi des « réseaux sociaux » et des nouvelles technologies de la communication, de l’information, l’autogestion et une tendance à l’autonomisme qui avait déjà commencé à apparaître dans les mobilisations de 2001. Une manière nouvelle de revendiquer et de faire de la politique couvait dans la jeunesse lycéenne. (Traduction A l’Encontre et de l’auteur ; Sergio Grez Toso est docteur en histoire et professeur à l’Université du Chili. Cette contribution a été faite dans le cadre du Forum international qui s’est tenu à Lausanne du 20 au 22 mai 2015. L’exposé de Sergio Grez est divisé en deux parties pour en faciliter la lecture sur le site).

Notes

[1] María Angélica Bulnes, entrevista a José Piñera, “José Piñera : Dar un golpe de timón, crear esquemas nuevos…”, Qué Pasa, Santiago, 27 de diciembre de 1979 al 2 de enero de 1980, pp. 6-11.

[2] Tomás Moulian, Contradicciones del desarrollo político chileno. 1920-1990, Santiago, Lom Ediciones, 2009, p. 129.

[3] Ibid.

[4] Ibíd., pp. 129 et 130.

[5] Ibid., p. 130.

[6] Ibidem.

[7] Álvaro Cuadra, “Chile : una arqueología del presente”, en Carlos Ossa Swears (editor), Escrituras del malestar. Chile del Bicentenario, Santiago, 2011, p. 219.

[8] Felipe Portales, Chile : una democracia tutelada, Santiago, Editorial Sudamericana, 2000 ; Gregorio Angelcos y Carlos Díaz, Chile una democracia de oligarquías, Santiago, Ediciones Documentas, 2005 ; Moulian, Contradicciones…, op. cit., pp. 117-131.

[9] Cuadra, op. cit., p. 218.

[10] Ibid. ; Tamara Gutiérrez Portillo y Cristina Caviedes Reyes, Revolución pingüina. « La primera gran movilización del siglo XXI en Chile », Santiago, Editorial Ayún, 2006.

[11] Ibidem.

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