L’idéal européen envoyé par le fond. Lundi 11 juin, le gouvernement italien a maintenu mordicus sa décision de fermer tous les ports du pays à l’Aquarius, navire humanitaire bloqué en mer depuis la veille alors qu’il faisait route vers la Sicile avec 629 migrants à son bord, dont 123 mineurs isolés et sept femmes enceintes.
Dans l’urgence, et dans un silence assourdissant côté français, c’est le premier ministre espagnol qui s’est dressé pour offrir une solution de rechange au bateau de SOS Méditerranée, affrété en collaboration avec Médecins sans frontières (MSF). « Il est de notre obligation d’aider à éviter une catastrophe humanitaire et d’offrir un “port sûr” à ces personnes », a réagi lundi après-midi Pedro Sánchez en proposant que la ville de Valence, sur la côte est du pays, recueille l’ensemble des exilés, dont plusieurs ont été repêchés ce week-end in extremis alors que leurs embarcations pneumatiques étaient déjà en train de couler. Pour le socialiste, il s’agit juste que « l’Espagne honore [ses] engagements internationaux en matière de crise humanitaire ».
Selon les membres de l’ONG, aucune vie n’est plus en péril, mais « tous les rescapés sont épuisés et déshydratés parce qu’ils ont passé de longues heures à la dérive dans des canots. Il y a beaucoup de rescapés brûlés par le mélange d’essence et d’eau de mer ». Confronté au blocus italien, le président de SOS Méditerranée, une ONG qui a « repêché » plus de 30 000 migrants en quatre ans, devait encore se frotter les yeux pour y croire : « Nous ne pouvons pas imaginer que des préoccupations politiques prévalent sur la situation humanitaire de centaines de personnes tout juste sauvées d’une noyade certaine et qui viennent de quitter l’enfer libyen. »
Matteo Salvini, leader de la Ligue du Nord, dimanche 4 mars à Milan. © Reuters Matteo Salvini, leader de la Ligue du Nord, dimanche 4 mars à Milan. © Reuters
Et pourtant. Le blocus italien a été annoncé dimanche par le ministre de l’intérieur en personne, Matteo Salvini, entré au gouvernement le 31 mai dernier à la faveur d’une coalition entre son parti d’extrême droite (La Ligue) et les populistes du M5S (arrivés en tête des dernières législatives). C’est déjà lui, le 3 juin dernier, qui avait prévenu que l’Italie ne deviendrait pas « le camp de réfugiés de l’Europe » et qui avait appelé les 500 000 « clandestins » du pays à « faire leurs valises ». Au-delà de ces paroles incendiaires, Matteo Salvini avait besoin d’un acte symbolique, le voici.
L’Aquarius a dû stopper les gaz dimanche alors qu’il croisait au large des côtes italiennes et maltaises, précisément à 35 milles nautiques de la Sicile et 28 milles de Malte, l’Italie estimant qu’il revenait plutôt à son micro-voisin, lui aussi membre de l’Union européenne, d’accueillir les 629 migrants.
« Malte n’est pas l’autorité qui coordonne le dossier et n’en a pas la compétence », a répliqué lundi le porte-parole du gouvernement maltais, entamant un bras de fer diplomatique. Son argument ? Les sauvetages opérés durant le week-end par l’Aquarius (au nombre de six) ont tous été supervisés par le Centre de coordination des secours (MRCC) de Rome. Mieux : une partie des 600 passagers ont été tirés de leurs embarcations précaires par des gardes-côtes transalpins, qui les ont ensuite transbordés sur le navire de SOS Méditerranée, épaulés d’un hélicoptère et d’un vaisseau de la marine italienne.
Pour le correspondant du Monde à Rome, tout s’est ainsi « passé comme si les autorités italiennes avaient cherché à “remplir” le plus possible l’Aquarius » afin que l’annonce du blocus par Matteo Salvini produise un impact maximal, le jour même où des élections municipales étaient organisées dans nombre de villes, en particulier en Sicile, où la Ligue jouait très gros.
« L’Italie commence à partir d’aujourd’hui à dire non au trafic d’êtres humains, non au business de l’immigration clandestine », a tonné Matteo Salvini, dans un texte publié sur Facebook. « Malte n’accueille personne, la France repousse les migrants à sa frontière, l’Espagne défend ses frontières avec les armes… En Europe, tout le monde s’occupe de ses affaires. » Alors lui aussi désormais : « Fermons les ports », a revendiqué le leader d’extrême droite, slogan qui se répand depuis comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux.
En réplique, plusieurs maires de ports siciliens ou situés dans la région déshéritée des Pouilles, de Palerme à Tarente, en passant par Messine, proposaient d’ouvrir leurs portes à l’Aquarius. Naples est « prête à sauver des vies humaines », a ainsi tweeté le premier édile de la ville Luigi de Magistris, qualifiant Matteo Salvini de « sans-cœur ». Mais au regard du droit italien, cette décision ne saurait leur revenir.
« Merci aux maires qui ouvrent leurs bras, a tout de même applaudi Sea-Watch, autre navire humanitaire affrété par une ONG allemande, sans migrant à son bord ces jours-ci, mais que Matteo Salvini menace de laisser lui aussi sans point de chute en Italie. Vous êtes les ports de l’humanité ! »
Confronté à ce scénario lamentable, la Commission européenne a simplement demandé, lundi, « un règlement rapide » du bras de fer entre Malte et l’Italie, tandis qu’un porte-parole du gouvernement allemand en appelait au devoir « humanitaire » et au sens des responsabilités de toutes les parties. Sollicité par Mediapart, le cabinet de Gérard Collomb, le ministre de l’intérieur français, n’a pas réagi à ce stade. Ni plus ni moins que le président de la République, silencieux.
De leur côté, les eurodéputés socialistes fustigent, dans un communiqué, ce « bras de fer entre pays européens fuyant [leurs] responsabilités communes », estimant que l’attitude italienne « relève d’un comportement illégal », que celle des autorités maltaises mérite « une condamnation morale ». Surtout, ils s’inquiètent de la capacité de l’Union européenne à se mettre d’accord sur la réforme du règlement de Dublin (censée être quasi bouclée mais encalminée), qui prévoit depuis 2003 que l’État responsable d’une demande d’asile est uniquement celui par lequel le migrant est arrivé, bien souvent la Grèce et l’Italie, pays de « première ligne ». Règlement qui autorise Paris à demander le transfert vers Rome de tous les demandeurs d’asile de France ayant laissé des empreintes dans la « Botte ».
À cent lieues d’une véritable solidarité européenne, ce texte a tellement exaspéré les gouvernements transalpins successifs que les forces de l’ordre italiennes laissent de plus en plus de migrants traverser le pays sans les enregistrer, et qu’elles laissent mariner bien des demandes de renvoi émises par Paris – moins de 1 000 transferts exécutés en 2017.
Le refoulement de l’Aquarius « démontre une fois encore le besoin urgent d’une alternative au règlement de Dublin », insistent les eurodéputés écologistes, jugeant que celui-ci « fait peser une pression disproportionnée sur les États membres situés aux frontières extérieures de l’UE ». Leur alternative ? « Un système plus juste tenant compte des liens [familiaux] » et « appliquant un quota d’admission équitable entre États membres ». En attendant, ils demandent « à Emmanuel Macron de s’engager en faveur du respect des droits fondamentaux » et à la France de permettre à l’Aquarius « de débarquer ses passagers dans un port français ». Si ce n’est cette fois-ci, alors la suivante !
« [Il faut] partager la responsabilité des demandeurs d’asile entre tous les pays de l’UE », abonde Ian Brossat, chef de file des communistes aux élections européennes et adjoint d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris (qui a déjà demandé un « moratoire » dans l’application de « Dublin » après l’évacuation du campement du Millénaire).
Au niveau européen, cependant, les discussions sur la réforme du règlement sont aussi mal engagées que possible. Le règlement de Dublin est « mort », a même clamé le secrétaire d’État à l’immigration belge, Théo Francken, lors d’une réunion des ministres de l’intérieur le 4 juin dernier. Nationaliste flamand, lui se déclare partisan de la politique du « push-back » à l’italienne, en clair du refoulement des bateaux de migrants.
Alors que le sujet est inscrit à l’ordre du jour du prochain conseil européen (des 28 et 29 juin), le texte élaboré par l’actuelle présidence bulgare de l’UE n’a quasiment aucune chance d’être adopté – il esquisse bien un dispositif de répartition par quotas pour alléger les pays « de première ligne », mais ce dernier serait uniquement actionnable en cas de « situation exceptionnelle », à l’issue d’un vote à la majorité qualifiée. En l’état, cette proposition ne satisfait ni la Grèce ni l’Italie, qui réclament beaucoup plus de solidarité. Et il va déjà beaucoup trop loin pour d’autres – notamment en Europe centrale ou orientale.
Face au gouffre politique, les réflexions partent d’ailleurs dans tous les sens. Mardi 5 juin, le premier ministre danois a ainsi annoncé que son pays était en discussion avec l’Autriche (qui doit bientôt assumer la présidence tournante de l’UE) et « d’autres pays » pour proposer la création de « centres communs de réception et d’expulsion » situés en dehors du territoire de l’UE, semble-t-il en Albanie ou au Kosovo.
Pour mémoire, la Commission européenne avait lancé en 2015 une expérience de « relocalisation » des demandeurs d’asile au sein de l’UE, permettant de contourner « Dublin » à petite échelle, histoire de décharger marginalement la Grèce et l’Italie. Alors qu’il était prévu de « relocaliser » moins de 100 000 migrants à l’échelle de toute l’UE, seuls 35 % des objectifs étaient remplis au 31 mai dernier.
La France, par exemple, n’a exécuté que 25 % de ses objectifs en accueillant 5 000 demandeurs d’asile venus de Grèce surtout, un peu d’Italie. Une goutte d’eau.
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