2 décembre 2024 | tiré de contretemps.eu
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Ce n’était pas vraiment une surprise. Le chancelier allemand Olaf Scholz, qui n’est pas le plus charismatique des orateurs, a prononcé un discours inhabituellement énergique le 6 novembre dernier, et annoncé le limogeage de son ministre des finances, Christian Lindner, du parti ultra-néolibéral des Libres Démocrates (FDP). L’Allemagne se dirige maintenant vers des élections anticipées, qui auront lieu le 23 février.
L’annonce du limogeage de Lindner a sans doute surpris, mais elle n’était pas inattendue. La coalition SPD-Verts-Libéraux, au pouvoir depuis 2021, s’est révélée être un difficile mariage de convenance. Bien qu’ayant remporté les élections en mettant en avant des thèmes sociaux-démocrates classiques (notamment grâce à des dépenses publiques massives pendant la pandémie), le SPD (socialdémocrate) et, dans une moindre mesure, les Verts, ont été contraints de former une coalition avec le FDP, le parti allemand traditionnellement le plus néolibéral et défenseur acharné de la « discipline fiscale ».
Les convulsions économiques de ces dernières années ont mis à rude épreuve la déférence des Allemands à l’égard du « frein à la dette », le fameux Schuldenbremse, qui limite la capacité de l’Etat à emprunter. Le FDP voulait le conserver à tout prix. À bien des égards, la présence du FDP dans la coalition gouvernementale a servi d’alibi pratique au SPD et aux Verts au cours des trois dernières années et demi pour expliquer l’absence de mesures sociales significatives : « Oui, nous aurions aimé, mais le FDP, voyez-vous… ». Cependant, cet alibi s’est épuisé, car les différences étaient devenues insurmontables.
La cause immédiate de l’effondrement de la coalition au pouvoir a été le refus du SPD de financer l’aide militaire à l’Ukraine en puisant dans les dépenses sociales. Les sociaux-démocrates voulaient au contraire assouplir les contraintes fiscales imposées par le « frein à la dette ». Il va sans dire que le « soutien à l’Ukraine » est un point sur lequel les trois partenaires de la coalition sont d’accord, même si les Verts sont davantage encore « faucons » que leurs partenaires au gouvernement, en particulier le SPD. De manière révélatrice, Scholz a eu un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine le 15 novembre. Même si, dans la foulée, il a réitéré le soutien de son gouvernement à l’Ukraine, cet appel marque une rupture significative avec l’état d’esprit qui prévalait il y a deux ans, lorsque l’effondrement de la Russie apparaissait comme la seule issue acceptable aux yeux des dirigeants occidentaux.
Fin de cycle pour le « modèle allemand »
L’éclatement de la coalition dysfonctionnelle au pouvoir en Allemagne est à bien des égards un symptôme du malaise palpable dans lequel se trouve le pays, qui reflète la crise quasi-terminale du modèle économique qui a dominé la zone euro au cours des deux dernières décennies. Le pendant économique du discours de Scholz a été l’annonce récente par Volkswagen – la firme sans doute la plus emblématique du capitalisme allemand – de sonintention de réduire sa production en annonçant la fermeture de plusieurs usines, de réduire de 10 % les salaires et de les geler pour les deux prochaines années. Ces annonces ajoutent un nouveau clou au cercueil de l’industrie allemande, victime de la montée en flèche des prix de l’énergie et de la baisse de la demande mondiale pour les produitsmade in Germany au cours des dernières années.
En effet, la pensée à court terme qui a marqué l’ère Merkel vient maintenant hanter de nouveau le pays décrit comme « l’homme malade » de l’Europe à la fin des années 1990. Arrivée au pouvoir en 2005, Angela Merkel a poursuivi et amplifié le « programme de réformes » de Gerhard Schröder [chancelier socialdémocrate de 1998 à 2005], qui visait à mettre fin à cette stagnation. En libéralisant le marché du travail et en remodelant la protection sociale sur une base disciplinaire, les gouvernements allemands ont rétabli la rentabilité du capital en comprimant les salaires réels, dont l’évolution s’est cantonnée à des niveaux bien inférieurs à celle delaproductivité. Cela a permis à l’industrie allemande de surpasser ses principaux rivaux européens, notamment la France et l’Italie.
À bien des égards, la crise politique chronique en France – l’effondrement électoral du Parti socialiste et de la droite gaulliste, l’émergence d’un bonapartisme centriste sous la forme du macronisme, et la crise subséquente de ce dernier – résulte du désir du capital français d’imiter son rival allemand, ainsi que de la résistanceinébranlable du mouvement ouvrier à ces plans. Ce dernier élément contraste fortement avec la collaboration de la bureaucratie syndicale allemande, qui a non seulement accepté la baisse des salaires réels au titre de « prix de la mondialisation », mais a également participé au régime d’austérité brutal que les gouvernements allemands avaient imposé au Sud de l’Europe, en particulier à la Grèce.
Le revers de ce « miracle de l’exportation » a été l’adhésion religieuse aux excédents commerciaux et au « frein de la dette ». L’Allemagne est un pays dont les infrastructures s’effondrent et dont les niveaux élevés de sous-investissement chronique sont sur le point de rivaliser avec ceux des États-Unis. Quiconque a voyagé dans des trains allemands ces dernières années arrivera facilement à la conclusion que « l’efficacité allemande » n’est rien d’autre qu’un mythe bien entretenu. En outre, la quatrième économie mondiale est désespérément à la traîne en matière de digitalisation. L’innovation a également été reléguée au second plan, les constructeurs automobiles allemands, qui adorent le moteur diesel, étant largement distancés par la Chine dans le développement des véhicules électriques. Pour les gouvernements dirigés par Merkel avant Scholz, tout cela n’était qu’un petit prix à payer pour que l’Allemagne soit un « champion de l’exportation ».
La géopolitique du modèle allemand : de la « puissance normative » au paria mondial
Toutefois, le fondement de l’essor des exportations allemandes n’était pas seulement l’augmentation du taux d’exploitation combinée à l’orthodoxie ordolibérale. C’était aussi le produit d’une certaine niche géopolitique que les élites allemandes s’étaient taillée au cours des deux dernières décennies. Le « soft power » allemand s’est appuyé sur une politique étrangère discrète et réactive plutôt que proactive. En conséquence, l’Allemagne était un « géant économique et un nain politique ». Même si les gouvernements allemands post-1990 ont adopté une attitude interventionniste plus affirmée – en participant aux guerres en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et au Mali –, ils accordaient la priorité aux intérêts économiques, qui ne pouvaient être servis globalement que par le développement d’un « pouvoir normatif » dans le cadre de l’intégration européenne.
L’apogée de cette approche a sans aucun doute été le refus du gouvernement Schröder de participer à l’invasion de l’Irak en 2003, même si l’Allemagne a fourni aux forces anglo-américaines des renseignements cruciaux sur les cibles à atteindre en territoire irakien. Tout en étant une fière atlantiste, qui a critiqué le refus de la guerre par l’Allemagne quand elle était dans l’opposition, Angela Merkel a poursuivi dans cette voie. Lors du vote crucial du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’intervention militaire en Libye en 2011, l’Allemagne s’est abstenue. Ces décisions ont eu pour effet d’ouvrir la voie aux investissements allemands dans des pays tels que la Chine, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud, tout en préservant les liens économiques de l’Allemagne avec les États-Unis.
Cependant, le facteur le plus crucial à cet égard était l’approvisionnement en gaz russe bon marché, qui a alimenté l’industrie allemande pendant des décennies. Les racines de ces relations économiques remontent à l’époque soviétique et à l’ouverture de Willy Brandt au bloc de l’Est, l’Ostpolitik. Même l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 n’a pas entamé les projets de l’Allemagne de poursuivre la construction du gazoduc Nordstream, conçu pour contourner des États potentiellement gênants comme la Pologne et l’Ukraine. Ce raisonnement économique s’est traduit politiquement par l’incapacité du gouvernement Merkel à ajuster ses dépenses consacrées à la défense au niveau exigé par les États-Unis, à savoir 2 % du PIB. La confiance dans cette stratégie mercantiliste reposait sur la domination de l’Allemagne au sein de la zone euro. Il s’agissait d’un raisonnement à court terme dicté par les intérêts particuliers des entreprises allemandes, qui ne tenait pas compte de la tournure que prendraient les relations entre les États-Unis et la Russie au sujet de l’Ukraine.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a changé la donne et mis le pays sur la voie d’une militarisation affirmée, la réintroduction du service militaire obligatoire étant même ouvertement discutée. Les « explosions mystérieuses » qui ont mis hors service le pipeline Nordstream en octobre 2022 ont mis un terme définitif à la dépendance économique de l’Allemagne à l’égard de la Russie. Le gouvernement Scholz a participé activement à l’escalade à propos de l’Ukraine, cette attitude se justifiant par l’argument de la compensation de la naïveté passée à l’égard de Vladimir Poutine. Pourtant, la montée en flèche de l’action de Rheinmetall – le fabricant du char de combat Leopard – ne peut compenser l’effet néfaste des sanctions contre la Russie, qui ont entraîné l’effondrement d’industries de taille moyenne au cours des deux dernières années, en particulier dans l’est de l’Allemagne. La récente annonce de Volkswagen aggrave une situation déjà désespérée.
Dans cette situation économique difficile, la gestion de la politique étrangère par la ministre verte Annalena Baerbock n’a fait qu’empirer les choses. Promettant une « politique étrangère féministe » avant d’accéder au gouvernement, les Verts ont déambulé sur la scène géopolitique mondiale avec la grâce d’un éléphant. Après l’effondrement des liens économiques avec la Russie, les élites qui décident de la politique étrangère semblent avoir accepté que la concurrence avec la Grande-Bretagne pour le rôle de premier lieutenant européen des États-Unis est la seule carte à jouer. Elles vont même jusqu’à endosser ce rôle avec la plus grande arrogance et le plus grand manque de réflexivité possibles, par exemple en pointant du doigt et en menaçant la Chine, la deuxième puissance économique mondiale, pour ses liens économiques avec la Russie.
En effet, la « politique étrangère féministe » de Baerbock a jusqu’à présent consisté à réduire l’isolement de « l’Occident collectif » en imposant des sanctions à la Russie et en vendant des armes à des parangons des droits de l’homme tels que la Turquie et l’Arabie saoudite. Plus significatif encore, le soutien diplomatique et militaire déterminé de l’Allemagne au régime israélien, qui commet un génocide sur la population de Gaza tout en étendant sa guerre d’anéantissement au Liban, a signé l’effondrement final du soft power allemand, les fondations politiques des partis allemands ainsi que l’Institut Goethe [l’équivalent du réseau des Instituts français à l’étranger] devenant la cible de campagnes de boycott dans les pays du Sud.
Des fascistes en embuscade
La désindustrialisation et le sentiment d’effondrement du prestige national ont été les ingrédients classiques du renforcement des forces fascistes ainsi que de celles qui ouvrent la voie au fascisme, et l’Allemagne de 2024 n’est en aucun cas une exception. Il n’y a cependant rien d’irrésistible dans la montée électorale de l’AfD [l’« Alternative pour l’Allemagne »], qui recueille aujourd’hui près de 20 % des intentions de vote au niveau national et contient une fraction de nazis purs et durs dont le poids va croissant. Adoptant de manière démagogique une position anti-guerre sur l’Ukraine, l’AfD est la version allemande de la politique trumpiste ; elle formule un antagonisme politique entre « le peuple », qu’elle prétend représenter, et une « élite » économiquement incompétente, immergée dans la politique « woke » et le « politiquement correct ».
De manière alarmante, l’AfD a fait des percées significatives dans la classe ouvrière, en particulier, mais pas seulement, dans l’est de l’Allemagne, reflétant des développements similaires en France et aux États-Unis. Si l’on se fie aux sondages effectués lors des récentes élections régionales, le racisme et la conviction que l’immigration est le principal problème auquel l’Allemagne est confrontée sont les principales motivations des électeurs de l’AfD, leur position pseudo-pacifiste sur l’Ukraine ne jouant qu’un rôle mineur.
Toutefois, le gouvernement dirigé par Olaf Scholz a fait de son mieux pour légitimer les principaux arguments de l’AfD. Dans le sillage du génocide israélien en cours contre le peuple palestinien à la fin de l’année 2023, Scholz a parlé publiquement de la nécessité de « déporter massivement » les « antisémites » potentiels, ce qui, dans ce cas, vise sans doute possible les jeunes de la classe ouvrière allemande d’origine musulmane, naturellement enclins, en tant que victimes du racisme, à s’identifier aux assiégés de Gaza. Le clownesque ministre des affaires économiques, Robert Habeck [des Verts], est intervenu à la télévision à peu près au même moment pour rappeler aux musulman.es allemand.es que leur acceptation en tant que citoyen.ne.s éga.ux.les était conditionnée par le fait qu’ils et elles renoncent à la solidarité avec la Palestine.
Lorsqu’au début de l’année 2024, des révélations ont fait état d’une réunion secrète entre de hauts responsables de l’AfD et des néo-nazis connus, discutant de la « remigration » de millions de personnes, non seulement des migrant.e.s mais aussi des Allemand.e.s ayant des racines étrangères, des manifestations massives contre l’AfD ont eu lieu dans toutes les grandes villes. Alors que la majorité des manifestants sont sans aucun doute descendus dans la rue pour exprimer un véritable dégoût à l’égard de l’AfD, les organisateurs ont veillé à ce que leur discours soutienne non seulement le gouvernement Scholz, mais aussi les principales institutions racistes, telles que la police. L’ironie de la situation n’a pas échappé aux manifestant.e.s venus en soutien à la Palestine qui ont tenté d’intervenir lors de ces défilés, mais qui, dans de nombreux cas, ont été expulsés aux cris de « Ce n’est pas votre manifestation ». Le « libéralisme » allemand, en particulier celui des Verts, apparaît de plus en plus comme un mélange de politiques racistes et de postures moralisantes.
Le 7 novembre, le Bundestag [parlement fédéral] a voté une résolution prétendument « contre l’antisémitisme », dans laquelle celui-ci est défini presque exclusivement comme opposition au sionisme, et qui autorise le refus ou le retrait du financement des chercheur.se.s et des artistes exprimant leur soutien aux droits des Palestiniens. Cette résolution est un pas de plus sur la voie de l’autoritarisme et du rétrécissement des espaces publics pour la pensée critique. Elle a été élaborée à huis clos entre le gouvernement et l’opposition dirigée par la CDU, les députés se plaignant en privé de l’immense pression exercée sur eux par l’ambassade d’Israël et des groupes de pression. L’AfD a soutenu la résolution avec enthousiasme, tandis que Die Linke, le parti de gauche, s’est honteusement abstenu. Seule la BSW [Alliance Sahra Wagenknecht], une scission récente de Die Linke, a voté contre. Fait assez révélateur, l’AfD a félicité les Verts, son ennemi juré, d’avoir enfin reconnu que la principale source d’antisémitisme dans l’Allemagne d’aujourd’hui est constituée par les migrant.es musulman.es.
La croissance électorale de l’AfD suit un schéma bien connu, selon lequel les partis traditionnels tentent de « se rapprocher des gens ordinaires » en adoptant les thèmes de discussion de l’extrême droite, accordant ainsi à cette dernière une plus grande légitimité politique. La répression des manifestations de soutien à la Palestine et l’annulation d’événements accueillant des intervenant.e.s critiques d’Israël – dont beaucoup sont manifestement juif.ve.s – ont été un facteur clé parmi d’autres dans la légitimation de l’AfD. Celle-ci n’est pas seulement dangereuse pour les musulmans, elle entraîne également des conséquences de plus en plus inquiétantes pour les Juif.ve.s d’Allemagne.
Depuis le 7 octobre , les institutions gouvernementales et les forces dominantes ont fait de leur mieux pour instiller la peur dans les communautés juives, leur rappelant à chaque étape que leur véritable foyer se trouve ailleurs, dans un État qui commet un génocide. Un récent article en ligne de l’hebdomadaire Der Spiegel concernant un attentat déjoué à l’ambassade d’Israël à Berlin (supprimé depuis), qui désignait celle-ci comme « l’ambassade juive », est symptomatique de cet état de fait. Quel meilleur cadeau pour un parti comme l’AfD, dont de nombreux responsables défendent une vision du monde antisémite issue de la tradition allemande völkisch, déguisée derrière un soutien trop zélé à Israël !
Die Linke : un parti invertébré
L’absence d’une alternative crédible à la gauche est un autre facteur décisif de la montée de l’extrême droite. Dans les sondages, Die Linke, le principal parti allemand de la gauche radicale depuis la fin des années 2000, figure constamment sous le seuil de 5 % nécessaire pour entrer au parlement fédéral[1]. Il reste à voir s’il parviendra à déjouer les pronostics en février prochain et à réintégrer le Bundestag. À en juger par ses piètres résultats électoraux dans trois États de l’Est autrefois considérés comme ses terres d’élection – la Thuringe, la Saxe et le Brandebourg (où, pour la première fois de son histoire, il a été exclu d’une assemblée de l’Est), l’avenir du parti ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices.
Sa tête de liste lors des dernières élections européennes, Carola Rakete, est une activiste de l’humanitaire aux idées politiques floues, presque inexistantes, qui a voté en faveur d’une augmentation de l’aide militaire à l’Ukraine. Le bilan de la direction sortante a été un véritable désastre, Die Linke n’adoptant aucune position lisible sur la guerre par procuration entre la Russie et l’OTAN et considérant que la crise du coût de la vie n’a rien à voir avec les rivalités interétatiques accrues. Les principaux représentants de la gauche du parti ont mis quelques mois avant d’appeler à un cessez-le-feu à Gaza par crainte d’être traités d’« antisémites ».
À quelques exceptions près, le parti a été absent des mobilisations de soutien à la Palestine, les militant.e.s des nombreux campements de solidarité qui ont proliféré dans les universités allemandes au printemps dernier ayant massivement voté pour MeRA25, le mouvement paneuropéen de l’ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis, qui a vivement condamné le soutien du gouvernement allemand à Israël. Une exception honorable à la faiblesse de Die Linke a été la députée européenne Özlem Demirel, dont les positions sur l’Ukraine et Gaza ont été sans équivoque. Néanmoins, comme le dit l’adage, l’exception confirme la règle.
Le sentiment croissant que le parti a perdu le contact avec les électeurs de la classe ouvrière a joué un rôle clé dans l’émergence d’une nouvelle direction lors du congrès du parti il y a un mois. Le binôme précédent, composé de Janine Wissler et Martin Schirderwan ayant annoncé qu’il ne se représenterait pas, lui a succédé celui d’Ines Schwerdtner et de Jan van Aken. Lors de ce congrès, l’aile gauche a tenu bon, comme en témoigne le départ du parti de certains de ses responsables les plus à droite et les plus sionistes, qui ont toutefois conservé leurs mandats dans les parlements régionaux afin de continuer à déstabiliser le parti et à pratiquer le chantage de l’extérieur.
La nouvelle direction a également bénéficié de l’intégration dans Die Linke de l’ensemble du bureau exécutif des Jeunes Verts, qui ont collectivement quitté leur parti d’origine. A l’appui de sa décision, ce groupe a mentionné l’échec des Verts sur les questions d’immigration et d’environnement, mais aussi le fait que ce parti ne défende pas un « modèle économique alternatif » au capitalisme. Il n’est pas exagéré d’interpréter ce changement comme un résultat indirect de la mobilisation en soutien à la Palestine, dont les rangs comptent de nombreu.x.se.s participant.e.s issu.e.s des mouvements écologistes et antiracistes radicaux.
La nouvelle direction a toutefois déjà échoué à son premier test en s’abstenant sur la mal nommée « résolution sur l’antisémitisme » au Bundestag, prétendument parce que l’un des députés les plus à droite du groupe parlementaire a menacé par texto qu’il voterait en faveur de la résolution si le reste du groupe votait contre. À l’occasion du premier anniversaire du 7 octobre , Schwerdtner a également publié une déclaration qui, tout en condamnant les actions d’Israël, attribuait au Hamas la « haine éliminatoire », une terminologie tout droit sortie du répertoire sioniste qui affirme que la résistance palestinienne est l’héritière des SS. Cette mollesse de fond est masquée par des coups de com’, tels que l’annonce par Schwerdtner et van Aken qu’ils ne percevront qu’un salaire revu à la baisse dans le cadre de leurs nouvelles fonctions à la direction du parti.
Plus significatif encore, Die Linke a engagé une procédure visant à expulser Ramsis Kilani, militant germano-palestinien et figure éminente du mouvement de solidarité avec la Palestine, sur la base du même mélange d’accusations infondées, de déformations et de distorsions qui a servi à la chasse aux sorcières anti-Corbyn au sein du Parti travailliste. Le contraste est saisissant avec l’indulgence dont a bénéficié l’ancien premier ministre du Land de Thuringe, Bodo Ramelow, qui, en violation des décisions du parti, a plaidé en faveur de l’envoi d’armes à l’Ukraine.
Une chose est certaine : le parti n’ira nulle part en essayant de plaire à tous et, en fin de compte, en ne plaisant à personne. Se concentrer sur les questions de « fin de mois » – un économisme déguisé en « retour à la classe » – et espérer que les clivages autour de l’UE, de l’Ukraine ou de Gaza vont disparaître comme par magie, ce que Die Linke fait depuis dix ans, ne peut que conduire à des résultats désastreux. En outre, imaginer qu’on puisse représenter la classe ouvrière dans toute sa diversité en évitant la seule question qui unit toute l’Allemagne issue de l’immigration, qui est, bien évidemment, la Palestine, relève du pur fantasme.
Si le parti finit par évoluer vers la gauche, ce ne sera certainement pas en raison d’une « stratégie interne intelligente » élaborée par son aile gauche, mais en raison des pressions concertées exercées par des mouvements extraparlementaires qui remettent en cause, entre autres, l’idéologie de la raison d’Etat – le soutien inconditionnel de l’Allemagne à Israël – de manière frontale.
Le parti de Wagenknecht n’est pas une alternative
Les progrès électoraux de la BSW (Alliance Sahra Wagenknecht), le parti national-souverainiste dirigé par l’ancienne porte-parole de Die Linke au Bundestag, n’ont pas aidé Die Linke à résoudre ses difficulté. La BSW a grignoté sa base électorale, en particulier parmi les retraités, lors des trois dernières élections en Allemagne de l’Est. Selon les sondages, sa position contre la guerre en Ukraine a été l’un des facteurs les plus importants pour le vote en sa faveur, une position confirmée par son opposition au stationnement de nouveaux missiles nucléaires américains de portée intermédiaire en Allemagne.
Depuis 2015, Wagenknecht conteste le soutien aux migrants exprimé par de Die Linke, arguant que le parti est en train de perdre le soutien de la classe ouvrière à cause de ces positions. Elle a présenté son approche comme le moyen le plus efficace de réduire l’attrait de l’AfD, allant jusqu’à attaquer les politiques d’asile déjà draconiennes du gouvernement par la droite. Pourtant, les résultats des dernières élections régionales semblent indiquer autre chose. La BSW n’a pas affaibli l’AfD, mais Die Linke. Cela signifie-t-il que Wagenknecht a tout faux ?
La réponse est « oui et non ». La dirigeante de la BSW est certainement dangereuse et irresponsable en s’adaptant de manière opportuniste au climat prévalent de xénophobie, et, sur ce point, elle doit être farouchement combattue. Quant aux représentant.e.s de son mouvement qui ne partagent pas nécessairement ses vues sur cette question, ils et elles doivent être interpellés à ce sujet. Il n’y a rien de « naturel » dans le racisme, une idéologie cultivée par un ensemble d’institutions, de politiciens et de médias contrôlés par la classe dirigeante. Mais cela n’absout certainement pas Die Linke.
Il semble que BSW ait trouvé un créneau en tant que seul parti au parlement fédéral (du fait du passage dans ses rangs de plusieurs parlementaires de Die Linke) résolument opposé au soutien militaire de l’Allemagne à Israël et à l’Ukraine. Son opposition à la lamentable « résolution sur l’antisémitisme » découle d’un désir de compenser les capitulations continues de Die Linke en matière de politique étrangère. Les militant.e.s du mouvement de soutien à la Palestine qui cherchent un soutien parlementaire en posant des questions sur les livraisons d’armes allemandes à Israël déclarent avoir rencontré une porte ouverte au BSW, tandis que les membres de l’aile gauche de Die Linke doivent se débattre avec les méandres internes d’un parti qui compte également dans ses rangs des membres portant fièrement des T-shirts de soutien à Tsahal lors de rassemblements anti-palestiniens.
La question des migrants n’est pas le seul domaine problématique de BSW. Wagenknecht a déclaré à plusieurs reprises que son parti n’était pas de gauche, car, selon elle, la gauche est aujourd’hui associée à la « politique des identités ». Alors que ses détracteurs sont toujours prompts à dépeindre son parti comme un marécage rouge-brun, l’accent mis la « politique de bon sens » sent plutôt le centrisme d’avant 2008, qui se considère comme l’héritier du SPD et de la CDU [chrétiens-démocrates], avant que ces deux partis ne « dérivent » en devenant respectivement pro-guerre et partisan de « l’ouverture des frontières ». Il n’est pas étonnant que, dans les Länder de l’Est où elle a remporté ses premiers succès électoraux, la BSW ait entamé des négociations en vue de constituer une coalition avec précisément ces deux partis.
Sur le plan économique, l’ambition de la BSW de reprendre le flambeau du passé de Die Linke en tant que parti protestataire ne cadre pas bien avec la vision corporatiste de Wagenknecht et sa fétichisation du Mittelstand, cette Allemagne des petites et moyennes entreprises qui emploient souvent des centaines de travailleu.r.se.s. Le fait est que la BSW est un parti en proie à de graves contradictions sur le plan politique, stratégique et organisationnel.
Il prétend que Die Linke a abandonné la classe travailleuse, tout en soulignant que les capitalistes opposés au « féodalisme économique » sont les bienvenus dans ses rangs. Il développe une rhétorique anti-immigration, mais avec des élu.e.s qui portent des noms tels que Dagdelen, Mohammed Ali, De Masi, Nastic et Hunko, il possède sans doute l’équipe dirigeante avec la plus grande « diversité ». Il se proclame un parti ouvert sans attaches idéologiques, alors qu’il s’agit d’un club exclusif avec des procédures d’entrée rigoureuses.
Les contradictions sont en partie dues au fait que Wagenknecht suit les préceptes d’Ernesto Laclau en forgeant des « chaînes d’équivalence » discursives, qui articulent des positions opposées sur une série de questions, certaines progressistes, d’autres réactionnaires, et qui lui permettent d’apparaître comme l’incarnation de la « volonté populaire ». Il s’agit toutefois d’une politique entièrement réactive qui sera finalement contrainte de choisir un camp, à gauche ou à droite, si elle veut rester opératoire. Ce fut le cas de Podemos en Espagne et de La France Insoumise, qui ont commencé sur des bases similaires de « ni gauche ni droite ».
La gauche radicale serait bien avisée de prendre ces contradictions au sérieux pour en tirer profit. Considérer la BSW exclusivement à travers le prisme de ses positions social-chauvines à l’égard des migrants, elles-mêmes apparentées à celles de la social-démocratie danoise au pouvoir, est tout à fait erroné. Avec une nouvelle présidence Trump à l’horizon, la pression va s’accroître sur la gauche pour qu’elle se replie dans un front unique contre un « racisme » abstrait : « oubliez Gaza, nous avons un président américain raciste qui est maintenant contrôlé par le Kremlin et qui répand la désinformation à travers les ‘populistes’ ». La position qui considère la BSW exclusivement comme une scission de droite de Die Linke est complètement désarmée face à un tel chantage. Ces forces prétendument « antiracistes », notamment les Verts, n’ont rien à offrir à celles et ceux qui sont quotidiennement confrontés au racisme en Allemagne, si ce n’est les expulsions, l’appauvrissement et le soutien au génocide en Palestine. Elles sont irrécupérables.
En réalité, la BSW est le reflet inversé de la dérive de Die Linke vers un social-libéralisme anodin. On trouve dans les deux partis des personnes ayant des instincts sincèrement de gauche, ainsi que des opportunistes de toute sorte. Plutôt que de proclamer l’une ou l’autre de ces deux formations comme étant « la » solution, une meilleure stratégie à l’heure actuelle serait d’élargir et de développer le mouvement de solidarité avec la Palestine, qui est aujourd’hui l’avant- garde de la politique progressiste oppositionnelle en Allemagne. Bien qu’il soit mis à l’écart par la plupart des partis politiques et la bureaucratie syndicale, le mouvement s’est avéré résistant, bouillonnant et extrêmement diversifié. Il est devenu le nœud de toutes les luttes sérieuses contre le racisme, y compris l’antisémitisme, contre l’impérialisme et le militarisme, l’écocide et, bien sûr, contre le génocide en Palestine.
En outre, la gauche doit s’exprimer sur les dangers croissants d’escalade nucléaire à propos de l’Ukraine. Des dangers qui ont refait surface avec le « cadeau d’adieu » de Joe Biden à Zelensky, qui a autorisé l’utilisation de missiles américains de longue portée contre des cibles situées au cœur de la Russie. Enfin, toute gauche qui s’efforce d’être hégémonique devra parler des effets néfastes de la désindustrialisation au lieu de se contenter de proclamer abstraitement que la solution réside dans la « lutte des classes ». Certes, c’est le cas à bien des égards, mais, en soi, cela ne suffira pas à réduire pas l’attrait de l’AfD.
La gauche doit être perçue et reconnue comme la force la plus opposée au statu quo, ce que les courbettes de Die Linke devant le public libéral et la complaisance de la BSW à l’égard du sentiment anti-immigration dominant excluent d’emblée.
*
Leandros Fischer enseigne à l’université d’Aalborg (Danemark). Ses recherches portent sur les questions migratoires le rapport de la gauche allemande à la question palestinienne. Il a milité dans Die Linke de 2007 à 2022 et est l’un des co-auteurs de l’ouvrage collectif Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, qui vient de paraitre aux éditions La fabrique.
Cet article est paru le 24 novembre 2014 sur le site de Counterfire. Traduction Contretemps.
Illustration : Montecruz Foto / Wikimedia Commons.
Note
[1] Aux élections fédérales de 2021, Die Linke avait obtenu 4,89% des suffrages. Elle n’avait pu entrer au Bundestag qu’en remportant trois mandats directs dans les Länder de l’Est, ce qui, en vertu d’une loi électorale complexe, lui permet de contourner le seuil de 5%. Aux élections européennes de mai dernier, elle a obtenu 2,76%, le parti de Sahra Wagenknecht BSW obtenant de son côté 6,17% (NdT) .
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