Tiré de Entre les lignes et les mots
Malgré les conditions difficiles, de nombreux professionnel·les de la santé restent dévoué·es à leur travail : ils et elles tentent de fournir aux gens les médicaments et l’assistance nécessaire et répondent aux appels, même sous le feu de l’ennemi.
« Si quelqu’un meurt, nous l’enterrons nous-mêmes »
Le village de Katerynivka dans la communauté d’Illinivska dans l’oblast de Donetsk est situé à trois kilomètres de la ligne de front. Depuis plusieurs mois, il n’y a plus d’électricité, d’eau ni de gaz, plus de la moitié des bâtiments ont été détruits et les autres sont très endommagés. Certains habitant·es vivent dans des sous-sols et il est dangereux de se déplacer dans le village en raison des bombardements réguliers.
Sur plus de 600 habitants, il n’en reste que 30 à Katerynivka, pour la plupart des retraité·es. Les soins médicaux sont assurés par deux infirmières, Olena Lobova et Inna Tur, qui ont également décidé de rester dans le village aussi longtemps que possible. Selon elles, les gens n’ont nulle part où aller, et certains d’entre eux ne sont même pas transportables.
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Mon père a 85 ans, il est aveugle et souffre de troubles mentaux. Certains d’entre eux ont des séquelles d’accidents vasculaires cérébraux, de thrombophlébites et de nombreuses autres maladies. Ils ne survivront pas au déplacement. Bien sûr, c’est effrayant qu’ils soient bombardés, mais c’est aussi un grand risque de partir
» explique Olena Lobova.
Malgré la situation difficile, les infirmières parviennent à fournir des soins médicaux aux résident·es. Elles ont emporté de la clinique détruite tout ce qui pouvait leur être utile dans leur travail. En raison des problèmes de communication dans le village, les deux femmes doivent régulièrement rendre visite aux habitants en personne, ce qu’elles font pendant de courtes pauses entre les bombardements fréquents. Au cours d’une conversation de vingt minutes avec Olena, nous avons compté une douzaine d’explosions. La femme explique que les bombardements sont monnaie courante dans le village.
En raison de l’absence d’électricité, les infirmières ne peuvent pas procéder à des examens complets et se limitent donc à de simples manipulations : elles mesurent la tension artérielle, font des injections, pansent les plaies et administrent des pilules en cas de blessures. Les médicaments sont apportés au village par des bénévoles ou par les villageois eux-mêmes, qui se déplacent parfois jusqu’à la ville la plus proche. Les patients les plus graves doivent être transportés à Kostiantynivka, et les habitants doivent s’organiser eux-mêmes, car les ambulances ne répondent pas aux appels en raison du danger élevé.
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L’ambulance a cessé de venir chez nous pendant l’été. Si quelqu’un meurt, nous l’enterrons nous-mêmes, car le ‘rituel’ [représentant religieux] ne vient pas non plus. Nous creusons nous-mêmes les tombes tant que nous pouvons nous rendre au cimetière. Si la situation empire, nous enterrerons les gens dans les jardins », explique l’infirmière Inna Tur.
Les deux femmes expliquent leur décision de rester à Katerynivka par la volonté de soutenir leurs proches et les résident·es qui ont constamment besoin de soins médicaux et risquent de ne pas survivre au déménagement. Mais même si elles décidaient d’évacuer, elles n’auraient pas les moyens financiers de le faire.
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Depuis trois ans, mon partenaire et moi travaillons à temps partiel. Par exemple, mon salaire est d’un peu plus de 5 000 hryvnias par mois [116 euros], alors que la location d’un appartement coûte 10 000 [232 euros]. De plus, nous devons quand même vivre avec quelque chose. Mais même si on part, il faut chercher un emploi, et c’est très difficile. J’ai déjà 50 ns, et à cet âge, on ne veut pas vraiment m’embaucher. Mais à la maison, on peut toujours compter sur le soutien de ses voisin·es, car la difficile situation que nous connaissons a rapproché les gens », explique Olena Lobova.
Un autre village de la communauté de Illinivska, Oleksandro-Kalynove, est situé à cinq kilomètres de Katerynivka. Bien que la situation n’y soit pas aussi critique, il est toujours dangereux d’y vivre. Tetiana Nahorna, une infirmière locale, précise qu’elle avait déjà changé trois fois de locaux à cause des explosions qui ont brisé les fenêtres.
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Aujourd’hui, je reçois des patients à la maison de la culture, mais les fenêtres ont déjà été détruites deux fois. Cependant, ce n’est pas la régularité des bombardements qui est stressante – on s’habitue aux explosions. C’est l’accalmie prolongée qui m’effraie, car elle est généralement suivie d’un bombardement intense » explique l’infirmière.
Bien que le village soit moins peuplé, Tetiana Nahorna a encore beaucoup de travail à accomplir. Elle s’émeut que le stress entraîne une aggravation des maladies chroniques chez les habitants, qui sont pour la plupart des retraités. Il y a quelques mois, l’infirmière a dû prodiguer des soins d’urgence. Tard dans la soirée, un obus a frappé une maison, occupée par des parents âgés et leurs deux filles. La retraitée et l’une de ses filles ont été tuées, tandis que son mari et l’autre fille ont été grièvement blessés. L’ambulance a refusé de venir au village : elle a dit qu’elle attendrait sur la route, où les habitant·es devraient amener les victimes. Pour la première fois de sa vie, Tatiana Nagornaya a dû s’occuper de personnes gravement blessées.
« J’ai ressenti une incroyable poussée d’adrénaline à ce moment-là. Vous voyez les morts et les blessés allongés, mais vous faites votre travail automatiquement, sans réfléchir. Vous ne réalisez l’horreur que plus tard » se souvient l’infirmière. Les blessés ont finalement été transportés à l’ambulance, puis à l’hôpital.
Tatiana raconte qu’elle a souvent pensé à évacuer vers un endroit plus sûr. Cependant, elle devrait alors chercher un nouvel emploi, ce qui n’est pas si facile. En outre, de nombreux villageois seraient privés de soins médicaux.
Ce travail n’est pas fait pour tout le monde
Lyubov Lizogubova, médecin généraliste du village de Hrakovo, dans la communauté de Chkaliv, dans la région de Kharkiv, a dû travailler sous l’occupation et dans un contexte de combats intenses. Pendant plus de six mois, ce village a été sous le contrôle des troupes russes et se trouvait en fait sur la ligne de front. À la suite des combats, 70 à 80% des logements ont été détruits et l’électricité n’a été rétablie qu’en mai 2023. Liubov Lizogubova se souvient que pendant les bombardements intenses, les habitants se sont cachés dans des sous-sols humides pendant des mois, ce qui a gravement nui à leur santé. Les gens ont souffert de maladies chroniques, d’infections et d’épuisement, avec peu ou pas de traitement disponible.
« Le plus difficile, c’est le sentiment d’impuissance. Les gens manquaient cruellement de médicaments. Par exemple, on m’a donné 50 comprimés pour la tension artérielle et 20 personnes ont demandé de l’aide. J’ai dû distribuer la quantité minimale à tout le monde, parce qu’il n’y avait pas d’autre solution » raconte la médecin.
Liubov a informé les habitants du village de la situation difficile des médicaments et leur a demandé de partager leurs stocks afin qu’elle puisse aider les patients les plus graves. Les gens ont répondu à l’appel. Ainsi, ils ont même réussi à sauver un homme atteint d’un cancer qui avait développé une hémorragie interne.
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Nous avons rassemblé dans le village des médicaments pour arrêter l’hémorragie et lui avons fourni l’assistance nécessaire. Plus tard, nous avons réussi à amener l’homme dans un territoire contrôlé par l’Ukraine » se souvient la docteure.
Liubov Lizogubova a quitté Hrakovo en juillet 2022, lorsque l’intensité des bombardements a rendu la vie dans le village insupportable. À l’époque, il ne restait plus que 47 habitants sur les 700 que comptait le village. Cependant, elle est revenue dès qu’elle l’a pu. Elle a installé une clinique dans l’une des maisons vides, détruite par les combats que les propriétaires ont accepté qu’elle utilise. Aujourd’hui, Hrakovo se rétablit progressivement : un complexe ambulatoire mobile a été installé dans le village et des équipements et des médicaments ont été livrés. Cependant, malgré ces changements positifs, Lyubov Lizogubova est inquiète pour l’avenir.
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J’ai déjà 50 ans et je peux travailler encore dix ans. Mais il n’y a pas d’autres filles dans le village qui soient diplômées de l’école de médecine. Qui me remplacera un jour ? Le village de Zaliznychne, où est notre clinique ambulatoire, se trouve à côté de chez nous, et l’ambulancier doit s’y rendre depuis Chkalovske (son nouveau nom est Prolisne, note de l’auteur). Le village voisin de Mospanove n’a pas non plus de médecin. Il n’y a pas de changement », se désole-t-elle.
Selon elle, ce sont surtout les personnes âgées qui restent dans les villages et qui sont les premières à avoir besoin de soins médicaux. Cependant, les conditions de travail offertes par le système national de santé n’attirent pas les jeunes professionnels dans les régions estime Liubov Lizogubova.
Tetiana Nahorna est également attristée par la situation de pénurie de personnel soignant dans les régions d’Ukraine. Elle est convaincue que pour reconstruire le pays, il faut accorder l’attention nécessaire à la disponibilité de spécialistes médicaux dans les zones rurales.
« Très souvent, un rendez-vous chez le médecin dans un village n’a lieu qu’une fois par semaine. Or, il y a beaucoup de grands-parents qui ne peuvent pas se déplacer seuls. Il est nécessaire que le médecin de famille ait une voiture et du carburant pour pouvoir rendre visite à ses patient·es, leur donner des recommandations et réagir à temps en cas de détérioration de leur état de santé » souligne Tetiana Nahorna.
La situation du personnel de santé n’est pas meilleure dans certaines villes. Lyudmyla Pukha, infirmière dans un service pédiatrique de l’un des hôpitaux de Myrhorod, dans l’oblast de Poltava, déplore les importantes réductions de personnel médical dans son établissement en raison des réductions d’effectifs. Nous avions déjà abordé ce sujet dans l’un de nos reportages.
« Nous recevons maintenant huit patients par jour. Du coup, une seule personne assure toutes les fonctions : accueil des patients, tenue des dossiers, injections, perfusions, radios. La nuit, je dois remplir les fonctions d’infirmière et faire le ménage. Nous ne pouvons pas tout gérer. Nous avons besoin d’au moins une ou deux infirmières supplémentaires » estime Liudmyla Hryhorivna.
La femme souligne qu’elle reçoit 13 500 hryvnias [313 euros] par mois pour son travail extrêmement difficile, dont il reste environ 10 500 hryvnias [243 euros] après impôts. Elle affirme que des personnes sont prêtes à travailler dans un établissement de santé, mais qu’en raison de la charge de travail élevée et du faible salaire, les gens ne sont pas pressés de venir.
Malgré la situation difficile du secteur de la santé, ces exemples montrent qu’il existe des travailleur·euses de la santé pour qui les intérêts des patients sont une priorité. L’une de ces professionnelles de la santé est Svitlana Sydorenko, ancienne responsable du poste paramédical du Centre d’assistance médicale et sanitaire de Pryluky, dans l’oblast de Chernihiv. Cette femme a défendu à plusieurs reprises les intérêts des patients, ce qui a suscité le mécontentement de la direction du centre médical, qui a tenté de la licencier. En réponse, la travailleuse de la santé a créé un syndicat pour protéger les intérêts des médecins et des infirmières qui étaient menacés de licenciement collectif.
Svitlana a expliqué qu’elle était tombée en disgrâce auprès de la direction il y a plusieurs années, lorsqu’elle a commencé à défendre les droits des patients.
« J’ai toujours voulu que tout soit conforme à la loi et que les gens reçoivent des soins médicaux au moins conformes aux forfaits approuvés par le NHSU [Service de santé]. J’ai eu un patient, un homme pauvre qui souffrait d’alcoolisme. Il devait être opéré d’une hernie inguinale. Selon le protocole, le patient était censé être admis au service des urgences, puis à l’hôpital. Cependant, l’homme a été immédiatement envoyé au bloc opératoire, où on lui a demandé de payer 10 000 hryvnias [232 euros] pour l’opération. Lorsque j’ai appris cela, j’ai défendu le patient, car des fonds budgétaires avaient été alloués à cette opération » raconte Svitlana Sydorenko. Selon elle, la direction de l’établissement médical a trouvé toutes sortes d’excuses pour ne pas pratiquer l’opération, et ce n’est qu’après qu’elle ait déposé une plainte auprès du NHSU et du ministère ukrainien de la santé que le patient a bénéficié d’une opération gratuite.
Svitlana Sydorenko a acquis de l’expérience dans la protection de l’intérêt général devant les tribunaux lorsqu’elle a défendu les droits sociaux des employé·es. En 2021, le directeur d’un établissement médical a licencié une femme malgré le fait qu’elle devait s’occuper d’un jeune enfant. Svitlana Sydorenko a réussi à obtenir sa réintégration devant les tribunaux. L’employeur a alors utilisé les nouvelles dispositions du droit du travail. L’article 13 de la loi ukrainienne sur l’organisation des relations de travail sous la loi martiale permet à un employeur de suspendre un contrat de travail de sa propre initiative. Svetlana Sydorenko a de nouveau saisi la justice et le tribunal municipal, puis la cour d’appel, lui ont donné raison.
L’année dernière, Svitlana Sydorenko a elle-même pris la tête du Centre d’aide médicale et sanitaire de Pryluky. Elle se bat actuellement pour le sauver et pour traduire en justice ceux qu’elle considère comme responsables de la faillite de l’institution médicale (comme indiqué dans le registre unifié des décisions de justice). Svitlana a réussi à faire ouvrir une enquête criminelle. Elle est convaincue qu’il est important de préserver l’établissement médical, car il garantit l’accès aux soins médicaux pour les patient·es des villages environnants.
Dans le même temps, Svitlana Oleksandrivna ne reçoit pas de salaire pour le moment, car l’institution médicale a été privée de financement : selon elle, ni le NHS ni le budget local ne fournissent d’argent. Elle a également déclaré que l’institution avait d’importantes dettes. Nous aimerions ajouter que Svitlana Sydorenko est une mère célibataire et qu’elle vit avec une modeste allocation de l’État de moins de 3 000 hryvnias [69 euros] par mois. Elle pense que l’Ukraine doit créer un système médical entièrement basé sur l’aide aux personnes. Elle explique sa position dans la vie active comme suit :
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Notre vie est déjà difficile. Par conséquent, si vous avez l’occasion d’aider une personne, vous devez l’aider et ne pas penser à la manière d’en tirer davantage… Plus nous aiderons les personnes vulnérables, plus la société se développera. Sinon, nous en arriverons à marcher sur les cadavres, en ignorant la douleur des autres, et c’est le chemin de la dégradation
».
Les conditions économiques difficiles et les opérations militaires ont considérablement compliqué le travail du système national de santé. Cependant, les conditions préalables à cette crise étaient connues bien avant les événements actuels et il existait un sous-financement systémique des soins de santé. Cela s’est traduit par un manque chronique de financement pour les équipements médicaux et les médicaments nécessaires, des salaires bas pour les travailleur·euses de la santé, ce qui a conduit à une migration massive du personnel vers le secteur privé ou à l’étranger. Les soins de santé ont été particulièrement touchés dans les régions, où le manque de financement et l’ignorance de certains fonctionnaires locaux ont entraîné la fermeture de cliniques et de centres paramédicaux, limitant ainsi l’accès de la population aux soins médicaux.
Néanmoins, quelle que soit la difficulté de la situation, de nombreux travailleur·euses de la santé en Ukraine exercent leurs fonctions courageusement, malgré des conditions de travail difficiles et une faible rémunération. Elles et ils sont bien conscient·es des difficultés que rencontrent les gens pour accéder aux soins de santé et font de leur mieux pour les aider dans des circonstances difficiles. Ces personnes sont la preuve que la principale priorité de la future réforme des soins de santé devrait être de créer un système basé sur une compréhension approfondie des besoins sociaux de la population, où l’objectif principal sera de soutenir systématiquement la population en tant que fondement de l’État, et où les travailleurs du secteur de la santé auront des conditions de travail décentes.
Oleksandr Kitral, 5 février 2025
Publié par Commons.
Illustration Katya Gritseva.
Traduction Patrick Le Tréhondat.
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