De notre côté de l’hémisphère, tout va bien quand on ne connaît que l’usage de l’appareil, la partie visible de l’iceberg numérique. Analysé dans sa globalité, le numérique tel qu’il se développe actuellement entraîne accélération de l’extractivisme et accroissement de la dette écologique, entendue comme la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation. En quelques chiffres, si le secteur informatique était un pays, il serait 3e en terme de consommation électrique. En 2020, le trafic planétaire devrait avoir triplé par rapport à 2017, pour 50 milliards d’appareils reliés au net. Le streaming vidéo prend une large part de cette augmentation récente, avec près des 2/3 du trafic internet [1].
Le numérique n’a rien de virtuel ou d’immatériel. Il nécessite toute une infrastructure contenant entre autres des câbles terrestres et sous-marins en cuivre, des gigantesques datacenters, des bornes wifi (la 3G consomme 15 fois plus d’énergie que le wifi, 23 fois plus pour la 4G)... À chaque technologie son lot de désastres environnementaux. L’extraction de quelques dizaines de métaux rares nécessite le recours aux énergies fossiles, le gaspillage d’énormes quantités d’eau, la destruction d’espaces naturels et le déversement de produits chimiques.
Au Pérou, le gouvernement met tout en œuvre pour favoriser les multinationales d’extraction de cuivre, alors que la population souffre de pénuries en eau et que le pays est parmi ceux, avec le Mexique et le Chili, qui comptent le plus de conflits miniers. L’essor des TIC explique, selon Apoli Bertrand Kameni [2], « le déclenchement, la fréquence et la poursuite des conflits politiques et armés en Afrique » ces trente dernières années. L’extraction de tantale, de germanium, de cobalt en République démocratique du Congo, ne sont pas pour rien dans les conflits qui rythment l’ancienne colonie belge. Et on pourrait continuer la liste longuement [3].
Le mythe de l’économie circulaire et du recyclage total a également la vie dure, comme l’explique Philippe Bihouix [4] : « les déchets électroniques sont parmi les plus complexes à traiter : le taux de recyclage de nombreux métaux rares est ainsi ridiculement bas, souvent inférieur à 1 % ». Les déchets électroniques se retrouvent souvent dans des pays d’Afrique, Ghana et Nigeria en tête.
Il est à présent fréquent de lire des articles qui mettent en garde sur l’empreinte écologique des serveurs, le poids des emails, des pièces-jointes, avec souvent une injonction pour les consommateurs d’adopter « les bonnes pratiques ». Les serveurs étant historiquement alimentés par des énergies fossiles, Greenpeace a fait campagne sur cette question, avec un classement annuel dévoilant les bons et mauvais élèves. Depuis, la firme Apple est fière d’annoncer que ses serveurs sont alimentés par des sources d’énergies renouvelables. Ces aménagements à la marge remettent bien peu en cause ce capitalisme numérique en marche.
Le développement des capteurs, objets connectés, algorithmes et intelligence artificielle, promus par médias, politiques et industriels, ne fait qu’accroître les nuisances, l’extractivisme et la prolifération de déchets électroniques, principalement au Sud de la planète.
Alors que l’impact environnemental des TIC est bien connu, la propagande du Green by IT, l’utilisation « responsable » du numérique à des fins « écologiques », perdure : l’optimisation par les outils et services numériques seraient facteurs d’efficacité et de sobriété. La transition écologique, vue par les pouvoirs en place (étatiques et industriels) s’avère être une opération de greenwashing opérant quelques aménagements par-ci par-là, et externalisant toujours plus les coûts écologiques de la technique, rendus invisibles par la délocalisation de la production industrielle (extraction, pollutions, déchets). Ce déferlement technologique se fait au mépris des peuples, de leur santé, des communs.
Une approche low-tech de l’internet permettrait déjà de diminuer de 95% son impact environnemental, d’après Philippe Bihouix : en travaillant sur les équipements et leur sobriété, leur durée de vie, leur modularité, l’obsolescence, sur l’infrastructure en baissant les niveaux de performance, de mobilité. L’ingénieur proche du mouvement de la décroissance fait remarquer que l’intégralité du site Wikipedia en anglais tient sur 9 gigaoctets, l’équivalent de deux films en format DVD [5].
Des collectifs critiques du monde numérique ont vu le jour ces dernières années. Dans l’élevage, le collectif Faut pas pucer contre le puçage et l’industrialisation de leur métier, l’Appel de Beauchastel contre la numérisation de l’enseignement, ainsi que Technologos qui met en débat le système technicien dénoncé par Jacques Ellul, un des penseurs de la décroissance. « Écran total » rassemble des personnes travaillant dans l’élevage, l’éducation, le travail social, la médecine, la boulangerie, le maraîchage, la menuiserie ou les métiers du livre pour fédérer ce type de résistances.
Pièces et Main d’Oeuvre analyse depuis plus de quinze ans le numérique et le monde hypertechnologique qui se prépare, en étant aux avant-postes à la technopole de Grenoble. Ils encouragent chaque technocritique à enquêter sur les méfaits des petites Silicone Valley près de chez eux. Tout comme un audit citoyen permanent permettrait de refuser les dettes illégitimes, pourquoi ne pas aller plus loin avec un audit intégral et une prise en compte de la dette écologique, notamment celle qui incombe au monde numérique ?
Au-delà de savoir si les projets d’hyperconnexion seront matériellement faisables, n’attendons pas pour faire entendre nos voix discordantes au tout numérique. De la même manière que dénoncer l’aéroport de NDDL et son monde est un chemin en construction, osons déployer des alternatives au tout numérique [6].
Source : Kairos
Notes
[1] Socialter, dossier “Internet va-t-il détruire la planète” numéro 24,novembre 2017.
[2] Apoli Bertrand Kameni, « Minerais stratégiques, enjeux africains »,Cairninfo.
[3] « Ruée sur le cobalt : le sous-sol congolais continue à aiguiser les appétits des multinationales », Jérôme Duval, http://www.cadtm.org/Ruee-sur-le-cobalt-le-sous-sol
[4] Philippe Bihouix, Benoît de Guillebon, Quel futur pour les métaux ?,EDP, 2010, et L’âge des low tech , vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014.
[5] Socialter, novembre 2017, ibid.
[6] C’est dans ce cadre aussi que nous avions fait une lettre ouverte au Bourgmestre de Watermael-Boitsfort, du parti écolo. Voir http://www.kairospresse.be/article/lettre-ouverte-ceux-qui-se-disent-ecolos-mais-ne-resistent-pas-au-progres
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