Édition du 18 février 2025

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Planète

Éradiquer la faim en 2030 : une chimère ?

Chaque vendredi pendant plusieurs mois, nous publierons un article qui se trouve dans le nouvel AVP « Dette et souveraineté alimentaire ». Au programme ce vendredi, un article d’Amaury Ghijselings. Pour commander l’AVP, c’est ici.

20 décembre 2024 | tiré du site du CADTM
https://www.cadtm.org/Eradiquer-la-faim-en-2030-une-chimere

Les Objectifs de développement durable ont été adoptés en 2015 et prévoient, entre autres, d’éradiquer la faim d’ici 2030. À plus de mi-chemin de la course à l’objectif « faim zéro » de cet agenda, force est de constater que la promesse ne sera pas tenue. Pourtant, les causes de la faim ne sont pas toujours celles que l’on croit. En creusant un peu, il apparaît que la faim est un problème politique et non pas technique.

Les chiffres de l’insécurité alimentaire sont en constante augmentation depuis 2015, année de lancement des Objectifs de développement durable (ODD). Pour être sur la trajectoire de sa deuxième cible – éradiquer la faim d’ici 2030 – le nombre de personnes sous-alimentées aurait dû baisser de 290 millions. Or, il a augmenté de 240 millions. Ainsi, l’objectif d’un monde sans faim semble plus que jamais hors d’atteinte.

La production mondiale suffit actuellement pour nourrir la population entière

Ainsi, aujourd’hui, entre 691 et 783 millions de personnes souffrent de la faim (derniers chiffres officiels de 2022) et la FAO prévoit une augmentation d’encore 600 millions d’ici 2030 [1]. Depuis 2019, les chiffres connaissent une hausse particulièrement importante à cause de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine. Cependant, ces deux évènements ne sont pas à l’origine de cette crise de la faim, mais plutôt des facteurs aggravants une crise alimentaire structurelle.

La malnutrition n’est pourtant pas une fatalité. La production mondiale suffit actuellement pour nourrir la population entière. La faim n’est donc pas fonction de la production ou de la disponibilité – contrairement à ce que tente de faire croire les lobbies de l’agriculture industrielle. Chaque année, et ce depuis les années 60, les chiffres de la FAO établissent qu’il y a suffisamment de calories alimentaires par personne, que ce soit via la production ou les stocks [2]. La faim résulte en réalité d’un problème d’accessibilité. Les personnes en situation d’insécurité alimentaire n’ont pas les ressources économiques pour se nourrir. Qui plus est, la majorité d’entre eux sont des paysannes et des paysans. C’est ce que nous appelons le paradoxe de la faim. Ainsi, pour vivre dignement et s’alimenter de façon adéquate, ces derniers doivent réussir à vendre leurs produits à des prix justes. Or, cela dépend de politiques qui dépassent le cadre des politiques agricoles.

Les personnes en situation d’insécurité alimentaire n’ont pas les ressources économiques pour se nourrir. Qui plus est, la majorité d’entre eux sont des paysannes et des paysans.

En effet, l’insécurité alimentaire est aussi le résultat d’un système alimentaire défaillant et de politiques publiques qui semblent incapables de gérer ses dégâts dans l’urgence et encore moins de réformes en profondeur pour faire respecter le droit à l’alimentation. Les causes structurelles de la faim sont nombreuses. Certaines, comme les conflits, les chocs économiques, la pauvreté et les chocs climatiques, sont visibles tandis que d’autres le sont moins, tels que le résultat de l’histoire coloniale et la crise de la dette, les politiques commerciales du libre-échange à tout prix, la spéculation des denrées alimentaires, les incohérences des politiques agroalimentaires dans les pays riches.

Les causes visibles de la faim

Les agences internationales, comme la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) ou le Programme alimentaire mondial, pointent les conflits, les chocs économiques, les inégalités et les chocs climatiques, comme les causes de la faim. Elles nous alertent sur le fait que ces facteurs sont de plus en plus interreliés, ce qui complique encore l’atteinte de l’ODD 2. Le continent le plus concerné est l’Afrique, dont de nombreux pays cumulent des situations de conflits, de chocs économiques et de chocs climatiques. D’un point de vue géographique, c’est l’Asie qui compte le plus de personnes en situation de sous-alimentation, mais c’est l’Afrique qui abrite le plus grand pourcentage de personnes sous-alimentées et le plus de pays nécessitant une aide alimentaire extérieure.

Colonisation et dettes

Les pays colonisateurs ont orienté les agricultures des pays du Sud pour répondre à leurs besoins en produits alimentaires de base et exotiques

Impossible de comprendre les inégalités des systèmes alimentaires sans revenir sur la période de colonisation. Les pays colonisateurs ont orienté les agricultures des pays du Sud pour répondre à leurs besoins en produits alimentaires de base et exotiques. Cette spécialisation laisse encore des traces aujourd’hui sur le modèle agricole des pays du Sud qui dédient d’immense surface de terres agricoles à l’exportation au lieu d’une production vivrière [3].

C’est sur le principe de l’avantage comparatif que les institutions financières internationales se sont basées pour justifier d’imposer aux pays du Sud de poursuivre cette spécialisation dans les monocultures intensives de produits alimentaires dédiés à l’exportation, et ce, en vue de rembourser leurs dettes extérieures. Ces dettes empêchent d’investir dans la transition des systèmes alimentaires durables, et empêchent le développement économique des pays.

Le libre-échange à tout prix

Les accords de libre-échange bilatéraux et régionaux contraignent les agriculteurs à vendre leurs denrées alimentaires à des prix si bas qu’ils se retrouvent à vivre sous le seuil de pauvreté

Bien sûr que la faim précède le capitalisme et le néolibéralisme. Depuis la fin de la guerre froide, le système néolibéral s’est imposé à une époque où, plus que jamais, il est possible techniquement de nourrir toute la population mondiale. Mais ce qui est problématique, c’est de poursuivre l’objectif de la sécurité alimentaire en se fondant, de façon dogmatique et sans limite, sur les principes du libre-échange.

En 1995, l’accord sur l’agriculture au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) instaure la libéralisation du commerce agricole, c’est-à-dire que les États doivent, d’une part, diminuer drastiquement leurs barrières douanières et, d’autre part, limiter leurs subventions publiques au secteur agricole. Malgré le traitement spécial et différencié prévu pour les pays en développement, le système demeure inéquitable : les pays industrialisés continuent de pouvoir subsidier davantage leur agriculture que les pays en développement et mettent en place des barrières autres que tarifaires [4]. En parallèle de l’OMC, les accords de libre-échange bilatéraux et régionaux détruisent les systèmes alimentaires territoriaux. Ils empêchent les secteurs agricoles locaux de se développer à l’abri d’une concurrence déloyale d’exportateurs issus d’autres régions, de niveaux de productivité tout à fait différents et parfois subsidiés. Ils contraignent les agriculteur·ices à vendre leurs denrées alimentaires à des prix si bas qu’ils et elles se retrouvent à vivre sous le seuil de pauvreté [5].

Plus récemment, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont démontré que fonder la sécurité alimentaire sur des longues chaînes de valeurs spécialisées était un pari risqué. Dès qu’une crise survient, ce système se grippe et les conséquences sont dramatiques pour des millions de personnes.

Dérégulation des marchés

Les crises alimentaires les plus fortes riment le plus souvent avec une hausse spectaculaire des prix – rendant le prix des intrants ou des denrées alimentaires hors de portée pour toute une partie de la population. Les causes de l’inflation alimentaire sont toujours multiples et la part de chacune d’elles, complexe à déterminer. Mais que ce soit dans le cas de la crise de 2008, ou la crise alimentaire actuelle exacerbée par la guerre en Ukraine, la spéculation est pointée du doigt. Cette dernière a explosé depuis les politiques de libéralisation et de dérégulation des marchés agricoles, entreprises dans les années 1990 [6]. Une étude du CNCD-11.11.11, sortie en 2013, démontrait le lien entre la spéculation alimentaire et la hausse exceptionnelle des prix en 2007-2008 [7]. À la suite de l’invasion russe en Ukraine, une enquête journalistique de LightHouse Reports a révélé que les deux fonds d’investissement les plus importants dans le secteur des denrées agricoles avaient déjà atteint un total d’investissements de 1,2 milliard de dollars en mars 2022, alors que l’année 2021 s’était clôturée avec un total de 197 millions de dollars investis sur l’année entière [8]. Spécifions que cette spéculation a été rendue d’autant plus possible depuis l’accord de l’OMC, qui balise lourdement les politiques publiques de stockage, considérées comme vecteur de distorsions commerciales. Or le stockage public de denrées alimentaires permet d’une part de réagir en cas de manque mais aussi d’éviter la spéculation en rendant transparente la disponibilité de réserves. Ce que le stockage privé ne permet pas.

Impacts des systèmes alimentaires européens

L’agroécologie, car elle est une réponse systémique à des enjeux de plus en plus interreliés : malnutrition, climat, inégalités de genre, etc

Au niveau européen, la Politique agricole commune (PAC) continue de faire des dégâts sur les systèmes alimentaires des pays du Sud. Bien que les aides à l’exportation aient disparu avec la réforme de 2014, les subventions européennes continuent de permettre aux pays européens d’exporter les surplus alimentaires à bas prix. Aussi, le budget de la PAC, qui est d’environ 55 milliards d’euros par an [9], doit assurer que le système alimentaire européen fasse sa part en matière de réduction de gaz à effet de serre, dont les impacts se font sentir en premier lieu dans les pays du Sud [10]. Enfin, la PAC doit permettre la construction d’un système alimentaire européen moins dépendant des importations de protéines végétales des pays du Sud, afin de relâcher la pression sur les terres de ces pays – qui elle-même contribue à l’insécurité alimentaire. Le projet de législation européenne « pour des systèmes alimentaires durables », qui devrait aboutir en 2025, peut être le tremplin d’une future PAC qui contribue aux objectifs du pacte vert européen [11].

Le scénario de transition pour « une Europe agroécologique en 2050 », de l’Institut du développement durable et des relations internationales, stipule que, malgré une baisse de la production alimentaire de 35 % par rapport à 2010 (en Kcal), l’Europe serait capable de nourrir sainement sa population. Par ailleurs, ce scénario permettrait de conserver une capacité d’exportation (surtout pour répondre aux enjeux d’insécurité alimentaire), de réduire l’empreinte alimentaire mondiale de l’Europe et de diminuer les émissions de GES du secteur agricole de 40 % [12]. Cette transition réduira les accaparements de terres, la déforestation et les impacts du réchauffement climatique dans les pays du Sud.

Quelles solutions ?

Des solutions existent. Elles sont portées tant par des organisations du Sud que par des agences onusiennes spécialisées, comme le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE).

Des réformes doivent être mises en place pour remettre le commerce à sa juste place. Une réforme en profondeur de l’OMC est indispensable pour que le droit à l’alimentation soit respecté tant dans les pays du Sud que du Nord. Mais cette réforme de l’OMC doit aller de pair avec celles de la fiscalité et des Institutions financières internationales [13]. Les programmes de l’OMC et des institutions financières internationales sont l’antithèse du principe de souveraineté alimentaire porté par le plus grand syndicat paysan du monde, la Via Campesina. La souveraineté alimentaire est une alternative politique partant du principe que l’alimentation n’est pas une marchandise comme les autres. La meilleure façon de garantir le droit à l’alimentation est de garantir le droit des peuples à déterminer eux-mêmes leurs politiques agricoles et alimentaires.

D’autres actions peuvent être menées à court et moyen terme pour tendre vers cette souveraineté alimentaire. Les gouvernements des pays riches doivent respecter leurs engagements en matière de financement de la solidarité internationale et réorienter leurs programmes de sécurité alimentaire vers l’agroécologie, car elle est une réponse systémique à des enjeux de plus en plus interreliés : malnutrition, climat, inégalités de genre, etc. En parallèle, d’autres politiques européennes doivent être revues pour ne pas détricoter ce que la solidarité tente de construire. En premier lieu, l’UE doit assurer la transition de son système alimentaire afin qu’il soit moins dépendant des terres des pays du Sud et afin de limiter sa contribution au réchauffement de l’atmosphère.

Source : CNCD

Notes

[1] FAO, L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, 2023

[2] FAO, Situation alimentaire mondiale, https://www.fao.org/worldfoodsituation/csdb/fr

[3] Matern Maetz, Les causes de la faim : l’héritage de la colonisation, septembre 2012

[4] Gérard Choplin et Karin Ulmer, Agriculture et commerce international, Coalition contre la faim (2023)

[5] Ibidem

[6] Arnaud Zacharie, « Spéculation alimentaire versus droit à l’alimentation », RTBF, 4 septembre 2013

[7] CNCD-11.11.11, « La complicité des banques belges dans la spéculation sur l’alimentation », juin 2013

[8] LightHouse reports, « Pension funds : Gambling with savings and fuelling hunger », octobre 2022

[9] Esther Snippe, « Parlons argent : quel budget pour la prochaine PAC ? », Euractiv, 30 mars 2022

[10] Amaury Ghijselings, « Fumée blanche pour la nouvelle PAC. Une politique plus verte et plus équitable ? », CNCD-11.11.11, juillet 2021

[11] Amaury Ghijselings, « Rendre les systèmes alimentaires européens plus durables », CNCD-11.11.11, 19 avril 2023

[12] IDDRI, Une Europe agroécologie en 2050 (2018), p.5

[13] Cette position n’engage que l’auteur. Le CADTM est pour le remplacement de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC par des institutions démocratiques qui mettent la priorité sur la satisfaction des droits humains fondamentaux dans les domaines du financement du développement, du crédit et du commerce international.

Auteur.e
Amaury Ghijselings Amaury Ghijselings : Chargé de recherche et de plaidoyer sur la souveraineté alimentaire au CNCD-

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