Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Ils ne nous représentent pas : le moment populiste

Écrivain, homme de radio et universitaire socialiste, auteur de plusieurs livres dont récemment Corbyn : The Strange Rebirth of Radical Politics (Verso, 2016), Richard Seymour revient dans ce texte (originellement paru sur le site de Salvage) sur la question du « populisme ».

7 décembre 2016 | tiré de la revue Contretemps.

Si on devait, à partir de la seule couverture médiatique du phénomène, élaborer une théorie du populisme, elle se résumerait à peu près à ça : hors la classe politique, c’est-à-dire la seule partie du corps politique à raisonner et agir, la majorité est composée de gens essentiellement vulgaires, matériels, mus par des désirs et besoins tout à fait basiques, et incapables d’engager une authentique réflexion politique. Quelquefois, dans les situations difficiles, ces gens retournent leur tendance groupale à la rage violente contre leurs bienfaiteurs, et sont égarés par de faux maîtres (« les démagogues ») promettant de fausses solutions. Ainsi le « populisme » est ce qui arrive lorsque les gens ne reconnaissent plus leur véritables maîtres et commencent à tirer sur leur laisse.

Pris en ce sens, le « moment populiste » est par nécessité un « âge de déraison », pour citer Nick Clegg [1]. Regardons de plus près la chaîne d’équivalences que les médias ont, toute honte bue et de manière fort malhonnête, établies entre Sanders, Corbyn, Iglesias, Tsipras, Trump, Farage et Le Pen. Ce type de couverture implique qu’en dernière instance, les différences entre la gauche radicale et l’extrême-droite sont relativement mineures comparées à la commune furie irrationnelle qui les rattachent à leurs publics respectifs. Et bien sûr l’explication habituelle de cette irrationalité est que ces figures publiques sont indifférentes aux canons de « l’éligibilité ». Comme l’avait expliqué Tony Blair, « la question de l’éligibilité » et tout ce qu’elle implique sur la manière de faire de la politique, est étrangement absente du cycle actuel de fluctuations politiques.

Mais ne peut-on pas voir dans le populisme autre chose qu’une pathologie populaire ? Mettons un instant de côté la question de savoir si la catégorisation de « populiste » est toujours juste ou exacte – Corbyn, pour des raisons exposées plus loin, fait un « populiste » tout-à-fait improbable – et voyons s’il est possible de définir quelles caractéristiques de la conjoncture favorisent les stratégies populistes, d’ordinaire moins persuasives ? Je défendrai ici l’idée que la question centrale est celle de la représentation. Le « lien représentatif » permet supposément au « peuple » et à la volonté agrégée des ses membres d’être efficacement reflétés dans l’appareil parlementaire, et lorsque ce lien s’effondre, le terrain est mûr pour l’insurrection populiste.

Je prendrai comme point de départ la définition du populisme de Francisco Panizza : « un discours anti-statu quo qui simplifie l’espace politique en divisant symboliquement la société entre « le peuple » (dans le rôle de « l’opprimé ») et son « autre » ». Noter que ni « le peuple » ni son « autre » n’ont de réel modèle sociologique, car c’est symboliquement que chacun est construit. La différence entre populisme de gauche et de droite est la manière dont cette construction se produit. Généralement, le populisme de gauche identifie « le peuple » de manière plus ou moins large et inclusive, et son « autre » est alors figurée comme une caste restreinte, déconnectée du réel (« la casta » en Espagne, « la classe des milliardaires » aux USA). Le populisme de droite, lui, identifie « le peuple » de manière plus étroite, en se référant à la nation voire la race, pendant que son « autre » inclut tout à la fois une élite, et une sous-classe ou un groupe national ou ethnique exogène, les deux étant perçus comme travaillant en collusion (dans le cas de George Wallace [2] et autres icônes de la « Résistance Massive », les élites libérales alliées aux Afro-Américains).

Dans des circonstances politiques « normales », l’État se présente à nous comme figure de notre unité en tant que peuple et que nation. Cette prétention fonde sa légitimité, en démocratie de classe, sur le droit d’élire des représentants. Chacun vote pour son représentant, et la somme des volontés individuelles est agrégée, à travers le format institutionnel de l’État, ou sa branche représentative, en volonté populaire. Mais bien sûr, ce lien représentatif n’est jamais aussi direct qu’il en a l’air. En premier lieu, l’existence de « volontés individuelles » n’est pas juste une donnée initiale, c’est un phénomène organisé par l’État lui-même lorsqu’il institue les gouvernés en citoyens-sujets individualisés. En deuxième lieu, l’institution du peuple en tant qu’ « intérêts » à représenter (de classe ou autres) est elle-même organisée au travers de partis politiques qui, pour être efficaces lors des élections et ensuite au gouvernement, doivent s’intégrer à l’appareil d’État et structurer leur vie interne sur un mode hiérarchique.

En troisième lieu, l’État n’est pas un terrain neutre. En son sein le pouvoir légitime est monopolisé par les fractions et éléments de la classe capitaliste, organisés hiérarchiquement à travers la matérialité institutionnelle de l’État. Poulantzas caractérisait cette coalition dirigeante de « bloc du pouvoir », quelle que soit la société considérée. Idéalement, du point de vue de ce bloc, il devrait pouvoir formuler ses intérêts – toujours contestés, et jamais totalement transparents – non seulement dans le langage technocratique des mesures gouvernementales, mais aussi dans celui, empreint de moralité, de la volonté démocratique collective. Ceci ne veut pas dire que cette coalition doive systématiquement tenir compte de tous les intérêts de classe – il y a toujours un tiers exclu plus ou moins important – mais tout de même, pour être efficace, elle doit intégrer certaines strates dominées en une alliance plus large tendant vers ce que Gramsci appelait « le bloc hégémonique ». En dernier lieu, le champ de l’État inclut une gamme d’appareils formellement séparés des pouvoirs publics, mais effectivement intégrés dans la production du pouvoir d’État, notamment les médias. Ces derniers jouent un rôle important dans la formulation, la fabrication et la légitimation de politiques présentées comme produits d’une volonté démocratique et instruments d’un destin historique collectif. Le peuple en tant que « communauté imaginaire », pour employer la phrase de Benedict Anderson [3], est construit non seulement par sa représentation parlementaire mais aussi par la représentation de cette représentation dans les media nationaux.

En résumé, dans des circonstance politiques « normales », « le peuple » et sa représentation sont équivalents dans l’État capitaliste. Voilà dessiné à gros traits le lien représentatif. Son effondrement de ces dernières décennies est à ranger parmi les dysfonctionnement du néolibéralisme. Dans leur assaut contre la social-démocratie, les néolibéraux ont cherché à réduire les capacités démocratiques de l’État, et l’expurger des « résistances » que la classe ouvrière et les forces de gauches y avaient construites. Ils ont cherché à réorganiser la vie intérieure de l’État dans le sens du marché, afin de mieux exclure tout contrôle démocratique sur la prise de décision. Et ils ont cherché à discipliner les partis de centre-gauche, afin de mieux liquider toute option politique contradictoire aux formes néolibérales de l’accumulation du capital. Ce faisant, ils ont fait s’effondrer de tous côtés la participation à la politique parlementaire, qu’il s’agisse de participation électorale, d’adhésion militante ou d’identification à tel ou tel parti. La vie partidaire est de plus en plus devenue l’affaire de professionnels des élections, de sondeurs, de groupes de travail, de communicants et de fondés de pouvoir. Dans le même temps, les directions des partis parlementaires ont de moins en moins tiré leur légitimité du soutien public, et de plus en plus de leur incrustation dans l’appareil d’État. La conséquence de tout cela est que d’une manière ou d’une autre, la coalition de classe effectivement « représentée » dans l’État a vu sa base se réduire considérablement. De la même manière, la représentation de cette représentation s’est également rétrécie, et de plus en plus de gens se sentent exclus du paysage politique déterminé par les médias.

Cette dégénérescence s’est transformée en crise aiguë lors du contrecoup austéritaire au krach du crédit, période pendant laquelle des partis politiques jusqu’alors dominants ont implosé – le Pasok en Grèce, le Parti Travailliste en Ecosse, le Parti Socialiste en France, Fine Gael et Fianna Fail en Irlande. Le miroir de la démocratie s’est craquelé et déformé, et « le peuple » ne s’y est par conséquent plus reconnu. Voilà les ingrédients dont sont faites les insurrections populistes. Le populisme cherche à provoquer une alliance d’éléments de classes subalternes, en les idéalisant en « peuple » seul vertueux, à unifier ces éléments, et à diriger leurs lignes de forces politiques en vue d’une réorganisation du bloc de pouvoir existant. Ce faisant, il vise tout autant les médias « dominants » ou « de l’establishment » que les politiciens, et tire un important soutien de l’ostracisme qu’il subit dans ces mêmes médias.

Il est important de souligner que le populisme ne vise pas à renverser le bloc de pouvoir ou le système politique représentatif à travers lequel il s’organise, mais à changer sa composition et son caractère politique afin de rétablir un lien représentatif viable. Le thatcherisme, par exemple, avait mobilisé une forme de populisme réactionnaire derrière un projet de destitution des élites paternalistes de l’administration ; de réorganisation des appareils d’État sur une ligne néolibérale ; de liquidation de l’alliance corporatiste entre la grande industrie, l’État et la bureaucratie syndicale ; et d’ouverture de la curée pour les chiens de la finance. Ce projet fut dès le début celui d’une recomposition du bloc de pouvoir, à distinguer absolument d’une perspective de renversement. Aujourd’hui Sanders déploie une stratégie similaire depuis une perspective social-démocrate, cherchant à souder « le peuple Américain » contre « la classe des milliardaires », dans un projet destiné à dompter le capital financier et réhabiliter le capital industriel ; introduire et augmenter des éléments de social-démocratie dans l’État national ; tempérer son appareil répressif, en particulier par rapport aux questions de race ; et démocratiser l’État de telle manière que le lien représentatif puisse être rétabli.

La faiblesse fondamentale du populisme, d’un point de vue socialiste [4], est que pour être efficace vous devez vous inscrire dans le courant des préjugés populaires. Cela laisse une considérable marge d’interprétation, bien sûr, mais il est difficile d’attaquer frontalement les préjugés populaires si votre stratégie discursive consiste à mettre en scène un « peuple » tout entier vertueux, seulement trahi par une « élite » maléfique. Une autre difficulté du populisme est qu’en poursuivant le but de rétablir le lien représentatif, il a tendance a fonctionner comme le « discours de l’hystérique » que décrivait Lacan. C’est-à-dire qu’en dénonçant « l’élite » comme de mauvais, de faux maîtres, ce discours entraîne à en chercher de vrais, de bons. C’est en fait un discours de domination qui se cache. Voilà qui explique bien le rôle important dévolu, dans les mouvements populistes, aux personnalités charismatiques, lesquelles « font peuple » et sont capables de dire tout haut ce que les gens pensent tout bas. Bien évidemment, ceci ne résume pas tout le populisme : l’engagement au sein de ce dernier peut aussi contribuer à organiser les gens, leur donner confiance dans leur propre force politique, élever leur « conscience de classe », et remettre en cause leurs préjugés. En ce sens, les réactionnaires du Telegraph ont bien raison de faire des gorges chaudes à l’idée que Corbyn puisse être un « populiste », puisqu’il rejette les comportements charismatiques et s’affronte volontiers, de façon admirable et courageuse, aux préjugés populaires sur l’immigration, la sécurité sociale et toute une gamme d’autres sujets.

Je suggérerais pour les socialistes, comme approche intelligente du populisme, de le catégoriser tout en se l’appropriant. Ce faisant, on doit éviter de désigner tous les populismes comme intrinsèquement et également « problématiques », pour reprendre la phrase à la mode dans les débats d’internautes. La gauche ne devrait pas non plus se contenter d’accepter le populisme, dès lors qu’il évite les dangers susmentionnés, parce que notre objectif n’est pas de rétablir le lien représentatif mais de s’affronter aux structures représentatives. Ce n’est qu’en reconnaissant dans le populisme, non une pathologie ou une déviation de l’émancipation de classe, mais une situation politique, un moment, favorisé par la crise du parlementarisme, que nous pourrons intervenir efficacement sur ce phénomène.

Traduction de Jérôme Beuzelin.


[1Homme politique britannique, ex-dirigeant du Parti Libéral Démocrate. (NdT)

[2Homme politique américain (1919-1998), membre du Parti démocrate, puis de l’American Independent Party, partisan de la ségrégation raciale. Gouverneur de l’Alabama et plusieurs fois candidat indépendant à l’élection présidentielle. (NdT)

[3Historien américain (1936-2015) connu pour ses travaux sur les États-nations et le nationalisme. (NdT)

[4Bien entendu, le mot « socialiste » doit ici être compris dans son sens originel, sans aucun lien donc avec le parti de François Hollande et de Manuel Valls qui persiste à usurper le terme. [Ndlr].

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