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Histoire

Friedrich Engels et le communisme primitif

En novembre 2020, les socialistes du monde entier ont célébré le bicentenaire de la naissance de Friedrich Engels. C’est une erreur, souvent répétée, de considérer Engels comme un simple vulgarisateur des idées de Marx.

Tiré du site Quatrième Internationale
22 janvier 2021

Par Michael Löwy

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Lascaux, Public domain, via Wikimedia Commons

Non seulement il a contribué, avec Marx en 1844-48, à la formation d’une nouvelle vision du monde - la philosophie de la praxis ou le matérialisme historique - mais il a développé une analyse et une argumentation sur des sujets que Marx ne voulait ou ne pouvait pas étudier. L’une d’entre elles est la question du communisme primitif - qui n’est pas absente chez Marx, notamment dans ses "Cahiers d’ethnographie" non publiés, mais est beaucoup plus développée dans le livre d’Engels "L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État" (1884).

À partir des travaux de l’anthropologue américain Lewis H. Morgan sur la société gentilique préhistorique, Engels étudiera, avec beaucoup d’intérêt et même d’enthousiasme, cette forme primitive de société sans classes, sans propriété privée et sans État. Un passage de L’origine de la famille illustre cette sympathie : « quelle admirable constitution que cette organisation gentilique ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons (…) Tous sont égaux et libres - y compris les femmes. (…) Une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société gentilique (…) inaugurent la nouvelle société civilisée. »

Cette analyse d’Engels du communisme primitif – un autre terme pour ce que les anthropologues ont appelé la « société gentilique » (de « gens », communauté tribale, clanique ou familiale) – a plusieurs implications méthodologiques importantes pour la conception matérialiste de l’histoire :

1. Elle délégitimise la tentative de l’idéologie bourgeoise de « naturaliser » l’inégalité sociale, la propriété privée et l’État en tant que caractéristiques essentielles de toutes les sociétés humaines. Le communisme primitif révèle que ces institutions sociales sont des produits historiques. Elles n’ont pas existé pendant les milliers d’années de la préhistoire et elles pourraient cesser d’exister à l’avenir.

Il en va de même pour le patriarcat. Engels utilise, à la suite de Morgan et d’autres anthropologues de l’époque (Bachofen), le concept de « matriarcat » pour définir le communisme primitif. C’est un terme discutable, qui a provoqué de nombreuses controverses parmi les historiennes, les anthropologues et/ou les théoriciennes du féminisme jusqu’à aujourd’hui. Je pense que le plus important est ce que dit Engels dans le passage que nous citons : dans ces sociétés primitives, il y avait un degré élevé d’égalité entre les hommes et les femmes. Il s’agit ici aussi de démystifier le patriarcat, autoproclamé comme une structure intemporelle, commune à toutes les formations sociales.

2. Elle rompt avec la vision bourgeoise – mais partagée par une grande partie de la gauche – de l’histoire comme un progrès linéaire, une avancée continue des « lumières », de la civilisation, de la liberté et/ou des forces productives. Engels propose, à la place de cette doctrine conformiste, une vision dialectique du processus historique : à bien des égards, la civilisation représentait un progrès, mais à d’autres, elle constituait une régression sociale et morale par rapport à ce qui était le communisme primitif.

3. Elle suggère l’existence, au cours de l’histoire humaine, d’une dialectique entre passé et futur. Le communisme moderne n’est évidemment pas un retour au passé primitif, mais il reprend, sous une forme nouvelle, des aspects de cette première forme de société sans classes : absence de propriété privée, de la domination de l’État, du pouvoir patriarcal.

Il est important de noter que dans L’origine de la famille… Engels ne se réfère pas seulement au passé préhistorique. Comme Morgan, il note que même à son époque, il existaient encore des communautés indigènes avec ce genre d’organisation sociale égalitaire. C’est le cas, par exemple, de la Confédération des Iroquois, une alliance de nations indigènes en Amérique du Nord pour laquelle il ne cache pas son admiration : le communisme primitif est donc présent aussi au XIXe siècle.

Ces idées d’Engels ont été reprises par certains des meilleurs penseurs marxistes du XXe siècle. Par exemple, Rosa Luxemburg, dans son livre (posthume) Introduction à la critique de l’économie politique, consacre près de la moitié de son travail au communisme primitif. Elle considère la lutte pour défendre ces formes sociales communautaires contre l’imposition brutale de la propriété privée capitaliste comme l’une des raisons de la résistance des peuples de la périphérie au colonialisme. Selon Luxembourg, le communisme primitif est présent sur tous les continents ; dans le cas de l’Amérique latine, elle constate la persistance, jusqu’au XIXe siècle, de ce qu’elle appelle le « communisme inca ».

Sans connaître ce livre de Rosa Luxemburg (il ne lisait pas l’allemand), José Carlos Mariategui, le fondateur du marxisme latino-américain, utilise exactement le même terme, communisme inca, pour décrire les communautés indigènes (ayllus) à la base de la société inca avant la colonisation hispanique. Pour lui, ces traditions communautaires indigènes se sont maintenues jusqu’au XXe siècle et peuvent constituer l’une des principales bases sociales – avec le prolétariat urbain – pour le développement du mouvement communiste moderne dans les pays andins.

Aujourd’hui, au XXIe siècle, face à la crise écologique qui menace la vie humaine sur cette planète, un autre aspect – mentionné mais peu étudié par Engels – doit être pris en compte. Le « communisme primitif » était un mode de vie en harmonie authentique avec la nature, et aujourd’hui, les communautés indigènes se caractérisent par un profond respect pour la Terre Mère. Ce n’est donc pas un hasard si elles se trouvent, du nord au sud du continent américain, à la pointe de la résistance à la destruction des forêts et à l’empoisonnement des rivières et des terres par les multinationales pétrolières, les oléoducs et les exportateurs d’agroalimentaire. Berta Caceres, la leader indigène assassinée au Honduras, est le symbole de cette lutte tenace, qui se traduit au Brésil par le combat des indigènes pour sauver l’Amazonie de la destruction systématique promue par les rois du bétail et du soja – avec le soutien ouvert du gouvernement néofasciste et écocide de Jair Bolsonaro.

2 décembre 2020

Source Mediapart

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