Tiré du blogue de l’auteur.
Le 11 mars ont eu lieu l’élection des députés nationaux et les primaires de deux des partis qui concourent à l’élection présidentielle. Les partis de droite ont obtenu la majorité des voix au Parlement. Mais l’attention a été accaparée par les primaires des deux partis principaux, le très droitier Centro Democrático (de l’ancien président Alvaro Uribe) et le parti ancré à gauche Colombia Humana (de l’ancien maire de Bogota Gustavo Petro). Ainsi, ce 11 mars a eu des airs d’un premier tour présidentiel.
En plus de choisir leur candidat à l’élection présidentielle, le vote a permis de « contabiliser » les forces de deux candidats que tout oppose… Or le bon score de Gustavo Petro (2 800 000 voix) a été éclipsé par le net succès d’Ivan Duque, ancien sénateur du parti d’Uribe jusqu’alors largement inconnu de la majorité des Colombiens (4 millions de voix).
Depuis les primaires, tous les sondages placent les deux candidats, Duque et Petro, au deuxième tour, avec une différence entre les deux d’environ dix points. Ces mêmes sondages montrent que, quel que soit le cas de figure, Duque l’emportera au second tour et deviendra le prochain président de la Colombie.
Ces prévisions, hélas, ne sont pas très surprenantes pour qui s’intéresse à la vie politique colombienne. Elle présente un certain nombre de permanences : anti-communisme viscéral (représenté dans le passé exclusivement par la haine contre les Farc, aujourd’hui par la hantise du « dictateur » Maduro), très forte abstention (la Colombie est un des pays d’Amérique latine ayant les plus hauts niveaux d’abstention), logique de clientélismes politiques, enfin inexistence de grands débats sur l’orientation économique. Le système politique a toujours évité de poser la question des inégalités (la Colombie est un des pays les plus inégalitaires au monde), et chante la vieille rengaine, « Le pays va mal, l’économie va bien ».
Ces facteurs structurels du système politique colombien sont exploités par les candidats de droite. Duque, héritier désigné par Uribe, est celui qui exploite le plus le discours anti-communiste. Ses menaces sur les accords de paix avec les Farc, son discours très belliciste contre Maduro lui apportent le soutien d’une majorité des votants ayant voté Non aux accords de paix (en octobre 2016, le référendum sur la « paix » avec les Farc fut remporté par les opposants).
L’hostilité entre l’ancien président, Uribe, et l’actuel président, Juan Manuel Santos, se traduit par la présence de deux candidats, Duque et Germán Vargas Lleras, ancien ministre de Santos. Celui que l’on croyait le successeur naturel à la présidence (notamment parce qu’en tant qu’ancien ministre il « possède » toutes les clientèles de l’Etat) n’arrive pas à percer dans les sondages. Bien que violemment anti Maduro (il l’accuse de se débarrasser des Vénézuéliens qui lui sont hostiles en les envoyant en Colombie, et il serait favorable à des interventions militaires au Venezuela, de concert avec les Etats-Unis), il se doit de défendre les accords de paix du gouvernement Santos… Il est donc présenté comme étant « modéré », et les électeurs anti Farc (88% des Colombiens sont hostiles aux Farc) optent plus naturellement pour Duque.
Au « centre », il y a l’étrange coalition autour d’un ancien maire de Medellín, Sergio Fajardo. Paradoxalement, alors que la guerre est finie et que le grand vecteur de division en son sein (le soutien ou non à la « lutte armée ») n’a plus lieu d’être, la gauche est complètement déstructurée. Ce qui reste du parti Polo Democrático est allé rejoindre ce candidat très libéral sur le plan économique, mais plus modéré en ce qui touche à l’anti-communisme (il soutient le processus de paix et demande une sortie institutionnelle à la crise du Venezuela). Fajardo voudrait représenter le « centre », et notamment la modération verbale, dans le débat électoral, mais il peine. Car, il faut l’avouer, ces élections soulèvent les passions –on se croirait dans un championnat de foot avec ses fans d’irréductibles-. Le débat est mené par les deux forces que tout oppose, Petro et Duque (ou plutôt Uribe).
Gustavo Petro est sans aucun doute un homme charismatique, très doué pour la prise de parole en public. Ayant quitté le Polo (il a été responsable de son affaiblissement), cet économiste de classe moyenne et ancien guérillero du M19 a bâti son mouvement sur le modèle de la « multitude » de Toni Negri. En tant que maire de Bogota, il a constitué une base avec les minorités (sexuelles, ethniques, anciens du M19, informels dans le monde du travail, groupes anti-corridas) et a réussi à conserver le pouvoir quand il a été contesté (comme nombre d’élus en Colombie, il avait fait l’objet d’enquêtes judiciaires). Sans aucun doute, sa campagne –revigorée après la primaire du 11 mars- a introduit des sujets et des manières de mener une campagne dont on n’avait plus mémoire. Petro fait une campagne « rouge-vert », en cherchant à mettre au centre des débats les questions de la lutte contre les inégalités et de la remise en cause du modèle minier extractiviste.
Son programme est fait de propositions classiques au sein de la gauche (mettre fin à la privatisation de la santé ; réaliser une meilleure distribution des terres agricoles ; déroger les normes de flexibilisation dans le monde du travail), mais aussi très difficilement réalisables (remplacer l’exportation du pétrole et du charbon par l’exportation de produits agricoles). Son discours, néanmoins, tranche et plaît. Pour une fois, un homme politique se dirige vers les classes populaires et, tout en se défendant d’être socialiste ou d’être comparé à Chavez, il affirme qu’une autre Colombie est possible. Son discours plaît aux jeunes et à beaucoup de ceux qui depuis des décennies ont perdu tout espoir dans le système politique.
Le premier tour verra s’affronter ces candidats –d’autres candidatures n’ont aucune chance ; citons celle de Vivian Morales, ancienne sénatrice libérale chrétienne, qui avait réussi à mobiliser des centaines de milliers de Colombiens contre l’adoption par les couples homosexuels. Forte de ce score, elle s’imaginait avoir des chances pour arriver à la première magistrature et s’est même payé le luxe de refuser d’être la vice-présidente de Duque ou Vargas Lleras.
Autre candidat malheureux, le candidat des Farc, qui s’est retiré de la campagne suite à sa maladie et au revers électoral subi le 11 mars. Depuis, la situation de ce nouveau groupe politique se complique : un de leurs dirigeants historiques vient d’être accusé de trafic de cocaïne (sur lui pèse une menace d’extradition), un autre a quitté Bogota pour les zones où les anciennes Farc dominent encore, en guise de protestation. Cependant, ce mouvement aura 10 députés d’office (c’est une mesure établie dans les accords de paix) à partir du 20 juillet, date d’installation du prochain Congrès.
Signalons, parmi les nouveautés de cette campagne, l’apparition de la variable « Venezuela », centrale, comme on a vu. L’explication est en rapport avec les 500 000 Vénézuéliens qui sont arrivés en Colombie en 2017 en fuyant la crise dans leur pays. La Colombie n’a jamais été un pays d’immigration –hormis, il y a plus d’un siècle, l’immigration syro-libanaise– et cette vague de migrants, que l’on rencontre dans les bus, dans les rues en faisant la manche, suscite beaucoup de peur. Pourtant, nombre de ces Vénézuéliens sont les enfants des Colombiens qui ont quitté leur pays dès les années 1960 (1 à 2 millions de Colombiens résident au Venezuela). Il n’empêche, plusieurs candidats ont un discours hostile à ces migrants. La situation dans le pays voisin est vue comme la conséquence directe du gouvernement « castro-chaviste ». Cette menace est brandie par tous les opposants à Petro (partis politiques, média, organisations patronales), tandis que la comparaison avec Maduro est devenue la meilleure manière d’insulter son opposant.
Si la tendance actuelle continue, Duque a de très fortes chances de l’emporter, et seule l’union des secteurs anti-uribistes (Fajardo, Petro et d’autres petits candidats) pourrait la contrer. Mais les vieilles querelles historiques de la gauche, ainsi que les problèmes de personnalité (Petro est connu par son esprit messianique et autoritaire, qui indispose ses alliés naturels) ont jusqu’à présent malmené la possibilité de cette alliance.
Il reste que Petro a apporté un peu de substance à cette campagne électorale. Il est évident, désormais, qu’un discours qui parle du moyen de surmonter les énormes inégalités du système d’apartheid non déclaré en Colombie ne peut être éludé. Les questions d’orientation du modèle économique deviennent, également, importantes. Le déplacement du candidat personnellement dans des rassemblements publics, le contact avec la population constituent autant d’ingrédients que les forces progressistes devraient maintenir.
Car on aura fortement besoin de mobilisations permanentes, si Uribe, et ses projets obscurs et criminels, réussit à s’emparer à nouveau du pouvoir en Colombie à travers son candidat, Duque. Il y a 8 ans, Uribe n’a pas réussi à conserver le contrôle sur son successeur (Santos a enfreint les règles de la conduite à tenir avec les Farc). Duque, un candidat jeune et inexpérimenté, sera probablement plus malléable –on le voit déjà, après avoir teinté ses cheveux en gris, adopter des positions de plus en plus conservatrices–.
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