R. W. Merry est iun ancien correspondant du Wall Street Journal et auteur de cinq livres sur l’histoire et la politique étrangère américaine
https://www.theamericanconservative.com/articles/a-russian-class-in-geopolitics-10
Cela est essentiellement la question à laquelle la Russie est confrontée alors que les E-U et l’OTAN continuent de flirter avec l’idée de faire entrer l’Ukraine dans l’alliance atlantique (et la Géorgie aussi, lorsque les circonstances sembleront bonnes). Et la réponse de la Russie est essentiellement la même : elle ne permettra pas que cela se produise. Toute nation chercherait à repousser des menaces potentielles de son voisinage et d’y maintenir une sphère d’influence protectrice. Le professeur John J. Mearsheimer de l’Université de Chicago appelle cela « La géopolitique 101 ».
Et pourtant ceux et celles qui dirigent la politique étrangère des E-U semblent avoir manqué ce cours. Sans surprise, le président Biden a pris la même route que ses prédécesseurs depuis son entrée en fonction, déclarant ce que les E-U accepteront et n’accepteront pas dans les pays limitrophes de la Russie, où l’ingérence est la politique des E-U depuis des années. S’exprimant à l’occasion du septième anniversaire de l’annexion de la péninsule de la Crimée par la Russie, Biden a déclaré : « Les États-Unis ne reconnaissent pas, et ne reconnaîtront jamais, la prétendue annexion de la péninsule par la Russie. Et nous soutiendrons l’Ukraine contre les actes d’agression de la Russie. Nous continuerons de travailler pour tenir la Russie responsable de ses abus et de son agression en Ukraine. »
Cette déclaration montre à quel point nos dirigeant.e.s peuvent être virulent.e.s lorsqu’il s’agit de traiter avec la Russie, à quel point ils et elles refusent de prendre du recul et de contempler les réalités géopolitiques. Et il n’est pas seul. Cette tendance à la tête épaisse remonte à de nombreuses années.
L’ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, William J. Burns (qui devrait être le directeur de la CIA de Biden), raconte dans ses mémoires les efforts de l’administration de George W. Bush en 2008 pour ouvrir la voie à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. Burns révèle qu’il a averti ses supérieurs à Washington que de tels efforts inciteraient le président russe Vladimir Poutine à « opposer son veto à cet effort … en utilisant les troupes russes ou d’autres formes d’ingérence pour séparer les deux pays. » Bref, la Geopolitique 101 s’appliquerait.
Deux mois avant que Bush n’ignore cet avis pour orchestrer un communiqué de l’OTAN promettant une éventuelle adhésion à l’alliance pour la Géorgie et l’Ukraine, Burns a réitéré son avertissement, selon lequel « la Russie contemporain va riposter. La perspective d’un conflit armé russo-géorgien ultérieur pourrait être élevée. » Et il a ajouté que cela « créerait également un sol fertile pour l’ingérence de la Russie en Crimée et dans l’est de l’Ukraine ».
Cet avis s’est avéré prémonitoire. En quelques mois, le président géorgien Mikhail Saakachvili, résolu à devenir membre de l’OTAN et pensant que Bush soutenait son action, a pris des mesures militaires pour réintégrer deux régions séparatistes qui avaient des liens étroits avec la Russie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Lorsque des combats ont éclaté entre la Géorgie et les forces séparatistes de l’Ossétie du Sud, l’armée russe a pris le contrôle des deux régions, mais sans l’intention de les annexer. Une fois de plus, la géopolitique 101 a prévalu. Mais la leçon évidente pour l’Amérique et l’Occident - qu’ils devraient cesser de s’immiscer dans la sphère d’influence traditionnelle de la Russie - n’a pas gagné d’influence significative au sein des conseils de l’Alliance atlantique.
Cinq ans plus tard, des événements en Ukraine ont démontré encore plus clairement les leçons de la Géopolitique 101. L’Amérique a cherché à utiliser des incitations économiques pour arracher ce pays, tragiquement divisé sur le plan linguistique et idéologique, à l’influence russe et le placer dans l’orbite occidentale. Un responsable américain de la politique étrangère a estimé avec grande fierté que les États-Unis avaient investi quelque cinq milliards de dollars dans les efforts visant à influencer l’opinion publique ukrainienne et l’orientation de la politique étrangère du pays. Les ONGs américaines, quant à elles, acheminaient de l’argent et des conseils aux dirigeant.e.s de l’opposition depuis des années. Il n’est donc pas surprenant que, lorsque le président ukrainien dûment élu, Viktor Ianoukovitch, ait rejeté l’offre de la Communauté européenne en faveur d’une proposition russe plus généreuse, des manifestations de rue anti-gouvernementales se sont ensuivies qui ont duré trois mois et ont coûté près d’une centaine de vies.
Des négociations entre le gouvernement et les partis d’opposition ont abouti à un compromis qui devait permettre permis à Ianoukovitch de rester au pouvoir jusqu’à la tenue de nouvelles élections anticipées. Mais cet accord s’est effondré au milieu d’un bains de sang - plus d’une centaines de mort – organisé sous un faux drapeau par des forces néo-fascistes au sein du le camp des manifestant.e.s. Le résultat était un coup d’État. Ianoukovitch, craignant pour sa vie, a pris la fute, et un nouveau gouvernement pro-occidental, qui comprenait des éléments néofascistes, a pris contrôle du pays. Personne ne peut prétendre que les États-Unis n’ont pas joué un rôle important dans le déclenchement et l’encouragement de ces événements.
Pour la Russie, tout cela a créé une crise profonde. De grandes parties de l’est de l’Ukraine étaient peuplées de russophones qui préféraient le maintien des relations économiques et politiques avec la Russie contre la toute poussée vers l’Occident imposée par Kiev. Ensuite, il y a eu la Crimée, région presqu’à 100 pour cent russophone et qui depuis la chute de l’URSS avait cherché à s’intégrer à l’État russe. Cette région abrite une base navale cruciale pour la Russie à Sébastopol. Sur la base du destin de l’écrasante majorité de la population de la région et de ses propres intérêts stratégiques dans sa région immédiate, la Russie avait des raisons pour agir.
Mais l’intérêt primordial de la Russie était d’empêcher l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. La perspective de forces de l’OTAN hostiles poussant jusqu’à la frontière sud-ouest de la Russie était une menace qu’aucun État possédant les moyens pour agir n’aurait accepter. Poutine a fait ce qui était tout à fait prévisible - et a été en fait prédit. Premièrement, il a annexé la Crimée, action souhaitée par la grande majorité de la population. Ensuite, il a clairement fait savoir au nouveau gouvernement à Kiev qu’il ne lui permettrait jamais de devenir un bastion occidental sur le porche de la Russie. Puis il a fourni une aide considérable - militaire, financière et diplomatique - aux séparatistes russes de l’est de l’Ukraine engagés dans la guerre civile qui a suivi le coup d’État à Kiev. Et enfin, il a massé une grande armée à la frontière ukrainienne comme avertissement de ce qui se passerait si les séparatistes de l’est du pays subissaient une attaque vraiment menaçante de la part de Kiev
Il va sans le dire que tout cela a suscité des torrents de cris indignés de la part de ceux et celles aux E-U et dans les autres pays de l’OTAN qui insistent que Poutine est un agresseur et que l’OTAN ne cherche que la paix mondiale, sous l’hégémonie douce et bénigne que les E-U ont pratiquée avec tant de bienveillance au cours des dernières75 années. La déclaration de Biden sur la Crimée est conforme à cette sensibilité. Mais Josef Joffe, universitaire et rédacteur en chef de journal, et a exprimé un point de vue assez différent en 2014, lorsqu’il a écrit dans le Wall Street Journal sous forme d’une lettre de Niccolo Machiavel à Vladimir Poutine. « Vous avez tout fait correctement », a écrit l’imaginaire Machiavel au vrai Poutine. « Vous avez saisi une opportunité quand vous l’avez vue » et vous avez démontré une capacité à être « à la fois impitoyable et prudente ». Comme Joffe l’a résumé, Poutine a calculé ce qu’il pouvait faire, l’a fait, et s’en est bien sorti, tout en évitant des actions qui pourraient déstabiliser la situation au-delà des ravages déjà générés.
L’un des principes du réalisme en politique étrangère est que les États doivent toujours comprendre et apprécier les intérêts fondamentaux des autres États, parce que cela aide à prédire la réaction de ces autres face à des menaces et à des coups. Parfois, les intérêts fondamentaux des États se heurtent de manière à rendre l’hostilité, voire la guerre, inévitable. Mais lorsque les États exacerbent les tensions avec des puissances adverses et lorsque les enjeux en question sont immenses pour les autres tandis que leurs propres intérêts sont moins importants, la force motrice est généralement soit idéologie soit ignorance. En ce qui concerne les déclarations de Biden sur la Russie et la Crimée, la force motrice semble être une combinaison des deux.
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