Tiré de Courrier international.
La notion de contrat social est au cœur de la démocratie moderne. Elle exprime les quelques idées fondamentales suivantes : l’être humain seul est faible et sans défense ; c’est en se regroupant qu’il peut acquérir plus de force pour lutter contre les menaces.
Avec le temps, les hommes ont fini par inventer l’État, qui est devenu le représentant de l’ensemble des intérêts des individus nécessaire à leur survie. L’État ne leur apporte pas seulement la sécurité, il est aussi le garant de leur liberté contre l’oppression extérieure et assure le respect de l’intérêt commun.
En contrepartie de la sécurité, de la liberté et de la jouissance de biens publics, les citoyens acceptent d’assumer des obligations qui serviront ce même intérêt commun. C’est ainsi qu’ils concluent un “contrat” avec les autres citoyens et avec l’État.
On considérerait comme féodal un État dans lequel seul un pan de la population paierait des impôts et remplirait ses devoirs (l’obligation de faire un service militaire), tandis que l’autre jouirait du privilège de pouvoir se détendre et vivre en toute sécurité. Et pourtant, c’est exactement le type de régime ubuesque sous lequel vivent actuellement les citoyens de l’État d’Israël.
Une communauté privilégiée
Selon les données fournies par le Bureau central des statistiques, un ménage juif non ultraorthodoxe paie neuf fois plus d’impôts sur le revenu par membre du foyer fiscal qu’un ménage ultraorthodoxe, lequel perçoit par ailleurs une aide financière de l’État 52 % plus élevée que celle attribuée à un ménage non ultraorthodoxe.
En outre, les écoles ultraorthodoxes privées (“reconnues, mais non officielles”) bénéficient de meilleures subventions que les autres établissements d’enseignement de statut équivalent : elles reçoivent plus de 15 000 shekels (environ 3 780 euros) par élève et par an, contre 11 000 shekels pour les écoles laïques et 8 000 pour le secteur arabe.
Il convient naturellement de mentionner aussi l’ahurissante exemption de service militaire. Selon les chiffres publiés par les forces de défense israéliennes pour l’année 2022, environ 69 % des hommes juifs de la tranche d’âge concernée étaient sous les drapeaux.
Sur les 31 % exemptés de service militaire, plus de la moitié étaient des étudiants ultraorthodoxes de yeshiva [centres d’étude de la Torah et du Talmud]. Toujours selon ces données, environ seulement 10 % des hommes ultraorthodoxes effectuent leur service militaire ; le plus souvent, il s’agit de personnes éloignées de la religion.
Une telle situation a des conséquences évidentes : les ultraorthodoxes ne connaissent pas les difficultés et les risques du service militaire et de la guerre. [Le sujet fait depuis plusieurs semaines l’objet de tiraillements au sein du gouvernement israélien, qui n’a pas réussi à trouver un accord. La Cour suprême s’est donc saisie de la question en imposant une fin de facto de l’exemption militaire pour une partie des haredim, qui doit être effective lundi 1er avril].
Ils n’ont jamais eu à vivre des deuils douloureux et ne savent pas ce que c’est que de vivre dans l’angoisse permanente de voir un proche mourir ou être mutilé à la guerre.
Sans parler du fait que les citoyens israéliens ordinaires doivent mettre entre parenthèses leur carrière et leur vie de famille pendant les trois années de service obligatoire ; après quoi, ils doivent se débrouiller pendant quarante-cinq à cinquante ans en moyenne pour gagner leur vie, en composant tant bien que mal avec les perturbations dans leur vie personnelle et les pertes financières qui vont avec le statut de réserviste. Tous ces éléments sont des caractéristiques ordinaires de la vie des non-orthodoxes.
Injustice structurelle
On observe donc trois formes d’injustice, qui se superposent et sont toutes plus scandaleuses les unes que les autres. La première, la plus évidente, c’est que les ultraorthodoxes se la coulent douce, sans avoir à se préoccuper de leur sécurité, aux dépens des citoyens qui travaillent dur tout en se battant pour assurer la défense du pays. La deuxième, c’est que les ultraorthodoxes ont droit à une plus grande part du gâteau qu’ont préparé péniblement les autres. La troisième injustice, enfin, c’est qu’ils jouissent tranquillement, grâce à ce gâteau qu’ils n’ont pas fait eux-mêmes, d’un grand bien-être émotionnel dans des conditions de sécurité parfaite.
Or, cette situation d’asymétrie et d’injustice est sur le point de s’aggraver. En effet, si le projet de loi actuellement devant la Knesset est adopté, les futures recrues auront à faire un service militaire plus long, et leur période de réserviste sera également prolongée de plusieurs années. D’autre part, l’accroissement des effectifs militaires devrait se traduire par une augmentation des impôts, et l’on sait bien qui va devoir supporter cette nouvelle charge…
Certes, il existe des inégalités dans toutes les sociétés, car elles découlent, qu’on le veuille ou non, des structures économiques. Mais en Israël, elles proviennent de décisions délibérées issues d’accords de coalitions politiques. Elles sont inscrites dans le système social lui-même. Israël est le seul pays au monde où les privilèges d’un groupe et les inégalités sont déclarés et inscrits dans la loi comme partie intégrante d’un contrat social indécent.
Par ailleurs, il est à noter qu’en Israël, ces inégalités sont fondées sur la naissance. Dernier point : alors que dans la plupart des sociétés en butte à de graves inégalités, l’État tente de les combattre et de rectifier le tir, en Israël, l’injustice est non seulement imposée par l’État à ses citoyens, mais elle s’accroît au fil du temps, en raison de la croissance démographique de la population ultraorthodoxe.
Quel est le rôle de l’État ?
L’accroissement des inégalités s’explique également par l’augmentation du poids politique des partis ultraorthodoxes. De ce fait, ceux-ci peuvent mieux négocier des avantages pour leur propre camp et s’exonérer des charges croissantes qui pèsent sur les autres citoyens israéliens (ils ne sont notamment pas concernés par les réductions budgétaires imposées par les amendements proposés au budget 2024).
Le cas des ultraorthodoxes en Israël n’a pas d’équivalent dans le monde. L’exemple sans doute le plus choquant de la partialité de ce contrat social est le projet de loi visant à inscrire l’étude de la Torah dans une loi fondamentale. Proposé par les membres ultraorthodoxes de la Knesset en juillet 2023, le projet de loi met l’étude du Talmud sur le même plan que le service militaire, en décidant que “ceux qui auront consacré une longue période de leur vie à l’apprentissage de la Torah” pourraient être considérés comme ayant rendu un “service conséquent” à l’État d’Israël “dans le cadre de leurs droits et devoirs”.
La distorsion des relations entre les ultraorthodoxes, les autres citoyens d’Israël et l’État a des effets encore plus profonds : elle porte atteinte au contrat social israélien dans son ensemble. En effet, dès lors qu’un groupe établit une relation unilatérale avec l’État qui lui sert à promouvoir ses petits intérêts sectoriels, d’autres groupes, comme celui des colons, peuvent se sentir en droit de demander à bénéficier d’un régime préférentiel. L’État est réduit au rang de simple réservoir de ressources que différents groupes tentent de s’approprier.
C’est parce que l’État sert de plus en plus les intérêts des ultraorthodoxes et de leurs alliés, les colons, qu’il a lamentablement laissé tomber les plus de 100 000 personnes qui ont été évacuées du nord du pays dans des conditions traumatisantes, en réaction directe aux massacres et aux attaques.
Comme nous l’avons vu le 7 octobre, l’État n’a pas été en mesure de garantir une sécurité minimale ; il n’a pas pu offrir un soutien immédiat et correct, à la fois sur le plan moral et matériel, aux agriculteurs ou aux entreprises, et il a fallu faire appel au bénévolat pour combler ses lacunes. Plus étonnant encore, ceux qui travaillent, servent dans l’armée et meurent au combat sont précisément ceux qui ont envoyé des vêtements, cueilli des fruits et des légumes dans des champs déserts, informé les familles désemparées du sort de leurs proches et apporté du réconfort aux personnes en deuil.
Si l’État a brillé par son absence, c’est tout simplement parce qu’il n’est plus à leur service. Le contrat n’existe que dans un sens : les citoyens non orthodoxes sont au service de l’État, lequel est au service des ultraorthodoxes. N’importe quel autre peuple aurait depuis longtemps fomenté une insurrection contre un tel ordre social qui défie toute rationalité et menace l’avenir de l’État. Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?
Le piège de l’unité nationale
Dans la célèbre parabole du jugement de Salomon, la véritable mère de l’enfant dont une autre lui dispute la maternité préfère renoncer à sa revendication plutôt que de voir souffrir son enfant. Le fait qu’elle soit prête à se séparer de ce qui fait sa plus grande joie pour le bien du bébé met en évidence ses liens de filiation avec lui. À l’image de cette mère, le camp démocratique est prêt à tout perdre pour garder entier le bébé qu’il nomme “l’unité de la population”.
Selon la Guemara [un commentaire de la Mishna, le premier recueil de la loi juive], le Second Temple a été détruit à cause de la sinat hinam (la “haine gratuite”). On voit donc que l’idée qu’une division au sein du peuple juif peut avoir des répercussions graves, voire catastrophiques, est profondément ancrée dans la pensée juive et, depuis le 7 octobre, la notion de sinat hinam ne cesse d’être évoquée.
Pour cette raison, ceux qui se sentent responsables de l’État hésitent à provoquer des divisions au sein de la population. Mais il s’agit là d’une position à la fois erronée et dangereuse, car le pays est dirigé par des personnes qui ont prouvé, à maintes reprises, qu’elles ne se soucient pas du bien commun ni d’un avenir durable pour Israël.
De plus, la population est déjà profondément divisée entre ceux qui veulent détruire la démocratie et ceux qui veulent la préserver, entre ceux qui veulent construire une théocratie et ceux qui veulent asseoir la légitimité internationale d’Israël. Le bébé a déjà été coupé en deux, et le sage dirigeant a été remplacé depuis longtemps par de détestables hommes politiques uniquement soucieux de leurs propres intérêts.
En temps normal, nous devrions tous tendre vers l’unité et la fraternité. Mais dans le contexte israélien, ce serait une grave erreur, car ces appels à l’unité sont exploités sans vergogne par ceux qui ont semé la discorde et la haine au sein de la population, à commencer par le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou.
Le 7 octobre a révélé et mis à nu tout le délabrement des infrastructures de l’État, qui menace la nation même. C’est pourquoi, le véritable peuple d’Israël – celui sans lequel l’État ne pourrait exister – doit reprendre possession de son pays. Il doit retrouver sa souveraineté en tant que peuple israélien et réécrire un contrat social juste. Il n’y a pas, tout simplement, d’autre moyen de sauver Israël !
Les autrices
Eva Illouz est une sociologue et universitaire franco-israélienne, autrice d’une vingtaine d’ouvrages à succès explorant les liens entre les émotions intimes et les systèmes politiques. Mais depuis le 7 octobre, cette opposante au Premier ministre Benyamin Nétanyahou est très régulièrement interrogée sur la guerre qui fait rage entre Israël et le Hamas.
Tamar Hostovsky Brandes est une juriste israélienne, notamment spécialiste en droit constitutionnel, et maître de conférences à l’Ono Academic College et chercheuse associée au centre de recherches de l’Institute for Israeli Thought, tous deux situés à Tel-Aviv.
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