C’est pourquoi depuis quelques jours plusieurs chercheurs n’ont pas manqué de rappeler avec brio ce que nos décideurs s’acharnaient à ne pas voir : l’indéfectible enracinement de l’espèce humaine dans "le vivant", avec tout ce que cela implique de fragilité intrinsèque et d’interdépendance avec une nature qu’on ne peut plus désormais considérer comme une chose inerte et dont on serait impunément le « maître et le possesseur » ; ou encore l’importance vitale de ce qui doit nous être "commun", par exemple une santé publique commune, là où depuis des lustres on ne parle plus que de lois du marché et de retour au privé ; mettant en somme en lumière l’extrême précarité de notre mode de vie contemporain, considéré comme la panacée, mais organisé sous le signe de l’accumulation illimitée de marchandises et si générateur d’inégalités et de prédations environnementales qu’il en est devenu contre-productif et mortifère. À preuve notre soudain désarroi face à cette pandémie.
Mais si tout cela pousse bien évidemment à réfléchir, il n’en reste pas moins une question de fond : celle du pouvoir politique et gouvernemental et des formes si potentiellement dangereuses sous lesquelles il tend à apparaître en ces temps de crise.
De nouveaux assujettissements citoyens
À ce propos, la gauche devrait pouvoir être un véritable chien de garde en la matière, elle pour qui l’aspiration à l’égalité ou à plus de démocratie directe ou participative reste sa raison d’être première. Et là je pense aux syndicats, aux groupes populaires ou communautaires, à Québec solidaire, et à leur difficulté à être entendus, mais aussi à leur peine à dire tout ce qu’on devrait dire sur la situation actuelle et qu’on peine tant à dire. Car c’est en fait la chose la plus difficile du monde, dans la mesure où aujourd’hui le pouvoir gouvernemental est devenu soudainement omnipotent et omniprésent. Chaque jour à 13 heures notre nouveau triumvirat (Arruda, Legault, Mc Cann) fait entendre ses diktats, en revêtant les intouchables habits du bio-pouvoir ; un pouvoir qui dispose désormais d’une légitimité au-dessus de tout soupçon —celle de se poser en protecteur de la vie de populations en danger— mais qui au nom de cette noble cause risque bien de faire naître, si on n’y prend pas garde, de nouveaux et formidables assujettissements citoyens.
On n’a pas fait suffisamment attention à cet étrange paradoxe : c’est au nom de la solidarité avec tous et toutes, que le gouvernement néolibéral de la CAQ nous pousse à nous séparer, nous appelle à la distanciation sociale, à l’isolement des corps, au repli sur soi, c’est à dire à faire fi de tout ce qui d’habitude donne force à un peuple (aux couches populaires qui le composent), lorsqu’il peut –loin des hiérarchies et divisions qu’on lui impose au quotidien— se rassembler, manifester solidairement et se faire entendre d’une seule et même voix pour un peu plus de justice et d’égalité.
À sa manière, le peuple chilien d’aujourd’hui nous le montre de façon exemplaire, lui qui , à cause de la Covid-19, risque de se voir soudainement privé –couvre feu et retour de l’armée dans les rues en prime— à tout ce qui, depuis quelques mois, lui avait redonné force et pouvoir, et aurait pu lui permettre de commencer à avoir un peu plus prise sur ses si difficiles conditions d’existence.
L’importance vitale de contre-pouvoirs sociaux
Certes, nous n’en sommes pas là au Québec, mais ce sont les mêmes logiques de fond qui nous rongent insidieusement. Après tout, les récents décrets ministériels touchant autoritairement aux conditions de travail, tant des employées de l’éducation que de la santé en disent long à ce propos. Tout comme d’ailleurs les réactions outrées d’une certaine presse sensationnaliste face à ces pourtant si légitimes réactions syndicales. Comme si on n’avait désormais plus de droits, à commencer par faire entendre un point de vue dissident.
C’est là le défi que nous avons aujourd’hui à gauche : comment en ces temps de coronavirus faire comprendre toute l’importance vitale de contre-pouvoirs sociaux effectifs qui, loin de briser les efforts du gouvernement pour conjurer les effets de la pandémie, pourraient au contraire leur donner plus de force. Notamment en lui faisant apercevoir et prendre en compte tout ce qu’on ne voit pas d’en haut, depuis les logiques même du pouvoir. Par exemple les conditions de travail extrêmement difficiles des employées de la santé qu’on ne songe pourtant pas à améliorer ; ou encore les multiples et si diverses difficultés que vivent les gens dont la survie dépend d’un travail perdu et dont on peine tant à prendre la mesure.
Après tout, il n’y a pas qu’une seule vérité en la matière, et il y a ailleurs –en Corée du sud en particulier— d’autres manières tout aussi efficaces que le confinement obligé pour lutter contre le coronavirus.
N’est-ce pas ce qu’il faudrait oser nous dire tous ensemble ?
Pierre Mouterde
Sociologue et essayiste
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